TRESMONTANT

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René Lapointe
Normal
Arnaud
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RENE LAPOINTE
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L’enseignement de
Ieschoua de Nazareth

Ieschoua — tel fut le nom authentique d’un rabbi galiléen qui mourut vers l’an 29 en Judée, et que l’on appelle aujourd’hui Jésus.

Son enseignement a été rapporté par ses disciples sous la forme d’une « heureuse
annonce », ce que
l’on a traduit par évangile.

Sous les traductions, sous les paraphrases, sous le poids des siècles, sous l’habitude,
est-il possible de
retrouver cette heureuse annonce ? Réduit le plus souvent à une certaine morale dite chrétienne, l’enseignement évangélique n’est guère étudié pour lui-même dans la fraîcheur et la rudesse de son expression originale.

Ce que tente Claude Tresmontant dans ce livre, c’est d’éclairer ce que fut cet
enseignement. Car il
s’agit bien ici d’un enseignement, d’une science profonde et pourtant proposée à des hommes simples, et dans leur langage même. Une science portant sur l’être de l’homme et sur les conditions de son développement, de son achèvement.

Alors peut se poser finalement la question : Qui est cet homme, capable d’enseigner les lois de la genèse de l’être de l’homme ? N’est-il pas, comme l’a pensé l’auteur du quatrième évangile, la Pensée même de l’Absolu? Et quelles en sont les implica­tions, si son enseignement peut se vérifier?

Claude Tresmontant

 

Après plusieurs ouvrages consacrés à la pensée hébraïque et à la métaphysique chrétienne, a publié en 1966 Comment se pose aujourd’hui le problème de l’existence de Dieu, où il a étudié à travers les sciences actuelles la possibilité d’une connaissance naturelle de Dieu. Puis dans un ouvrage suivant, en 1969, Le problème de la Révélation, il a examiné la question de la manifestation de Dieu dans l’histoire biblique. L’enseignement de Ieschoua de Nazareth prolonge cette recherche : Ieschoua peut-il être considéré comme l’enseignement plénier, la Parole même de Dieu?

INTRODUCTION

 

 

Nous nous proposons d’exposer
ici le contenu de l’enseignement du dernier des prophètes d’Israël, le rabbi
Ieschoua de Nazareth, crucifié à la veille
de la Pâque juive de l’an 29 probablement,
sur les ordres du procurateur
romain Pilate.

L’entreprise
peut paraître absurde, et totalement inutile, puisque nous avons le contenu de cet enseignement dans trois petits livrets qui tiennent dans la main, les trois
Évangiles appelés «
synoptiques », et dans un quatrième texte, le
quatrième Évangile, attribué à un certain Jean.

A quoi bon un livre de plus sur l’enseignement de Jésus ? Qui pourrait prétendre apporter
quelque chose de nouveau à
ce
sujet ? Nous vivons, en Occident, dans un milieu imprégné, sursaturé par l’enseignement évangélique. Tout ce
que nous
pourrons dire ou écrire ne fera qu’ajouter au ronron de l’ensei­gnement
du catéchisme et de la littérature pieuse.

Nous avons cependant décidé de rédiger cet exposé, pour la raison suivante : Il nous semble que, finalement, et
au fond, l’enseignement du rabbi Ieschoua de Nazareth n’est pas tellement bien connu, même dans notre Occident en partie
christianisé
depuis des siècles. On présente très souvent l’enseignement
évan­gélique comme s’il se réduisait à un
vague moralisme, à un humani­
tarisme
un peu sentimental, un peu efféminé. On estime que tout
se résume dans le précepte : « Aimez-vous les uns
les autres… »
Une philanthropie,
en somme, mais moins efficace que la fraternité
révolutionnaire. Un rêve
un peu mièvre. Une religion pour les femmes et pour les faibles.

Or, en
méditant sur l’enseignement du dernier des prophètes d’Israël, il nous a semblé
qu’il contenait en fait une science, extrê­mement riche et profonde. Non
pas seulement, ni même d’abord, une « morale » comme on l’entend aujourd’hui,
mais une science authentique, et portant sur l’être, c’est-à-dire une
ontologie. Bien plus encore, une science
portant sur les conditions, sur
les lois de la genèse de l’être inachevé
qu’et l’homme. Une science qui nous découvre les lois et les conditions de la
création d’une humanité encore inachevée, et en train de se faire, les lois
norma­tives de l’anthropogenèse. Plus encore : les lois et les conditions, pour
l’humanité, de son achèvement ultime, c’eSt-à-dire de sa divinisation.

Une
science, une gnose, portant sur l’ontogenèse, et nous découvrant comment nous pouvons parvenir à l’achèvement auquel
nous sommes destinés.

C’est,
on le voit, bien autre chose qu’une « morale »…

Si nous avions l’honneur d’enseigner dans une université de la Chine, de l’Inde, ou de l’Union soviétique, les
choses seraient simples : nous exposerions la pensée du rabbi palestinien
exécuté par l’armée d’occupation romaine sous le règne de Tibère, comme on peut exposer, ici en France, la doctrine du
Bouddha, ou celle
de Confucius, ou celle de Plotin. Nous exposerions de
notre mieux sa doctrine, et nous soumettrions à la discussion les articles prin­cipaux
et constitutifs de cette doctrine. Nous demanderions aux auditeurs ce qu’ils
pensent de cet enseignement, ce qui leur paraît bon, et positif, ce qui leur
paraît discutable, et pourquoi. Nous examinerions
cette doctrine comme on peut le faire pour toute
autre doctrine.

Mais
nous ne sommes pas dans cette situation. Nous vivons, encore une fois, dans un
milieu sursaturé de christianisme, et si certains
éléments nous paraissent incompris et gravement négligés,
il n’en reste
pas moins qu’on ne peut pas exposer cette doctrine comme si elle était
totalement inconnue.

Nous
rédigeons cet exposé en pensant qu’il atteindra peut-être quelque lueur neuf, en Chine, en France ou
ailleurs, un lecteur
qui n’ait pas
été sursaturé par l’enseignement chrétien depuis
son enfance, et qui désire
savoir quel est le contenu de l’ensei­gnement de ce prophète juif, que les
chrétiens considèrent comme l’Enseignement
même de Dieu, la Manifestation personnelle
de Dieu, tandis que, du côté
juif, on estime que c’est un hérétique, ou du
moins un prophète juif que ses disciples ont transformé,
à tort, en
messie.

Nous prions le lecteur
chrétien cultivé, si d’aventure il feuillette ces
pages, de ne pas perdre son temps à lire un exposé qui ne lui
est pas destiné et qui ne lui apprendra pas grand-chose. Ce livre
s’adresse à un lecteur non chrétien.

 

Pour étudier le christianisme, la première chose à faire est d’acheter un Nouveau Testament
grec. Cela commence mal,
dira-t-on.
Car enfin, tout le monde n’est pas tenu de savoir le grec, et puis il existe
des traductions.

Oui, il existe des traductions, mais elles ne permettent pas encore, dans l’état actuel des choses, à un lecteur neuf,
d’atteindre à la connaissance plénière du contenu de l’enseignement du rabbi palestinien.

On a traduit Christos par Christ, ekklèsia par église, parabolè
par parabole, euangellion par évangile, apostolos par
apôtre, skandal
on par scandale, parousia par parousie, et ainsi
de suite…

Autant
dire que, pour un grand nombre de termes fondamentaux pour l’intelligence du christianisme,
on a laissé le mot grec en français sans le
traduire.

Il en résulte que, pour nos contemporains, qui n’ont pas eu la chance ou les loisirs d’étudier le latin, le grec
et l’hébreu, quan­tité de termes fondamentaux, de concepts-clef du christianisme,
sont absolument dépourvus de sens, ou bien,
ce qui est pire encore,
ont pris un sens tout à fait différent, dans le
français moderne, du sens qu’ils avaient dans le milieu ethnique palestinien du
rabbi juif.

 

Prenons quelques
exemples.

Nous
avons rendu à « Jésus » son nom authentique, son nom araméen, Ieschoua, d’abord
parce que c’est son nom, et puis pour sortir
le lecteur des habitudes, du ronron, des associations affectives
et des
sucreries attachées au « doux nom de Jésus ». De plus, en araméen, comme en
hébreu, le nom propre du rabbi palestinien, comme
tous les noms propres en ce temps-là, a un sens, et un
sens intentionnel.

Le mot français « Jésus » est la transcription du grec Iêsous, qui est lui-même la
transcription de l’hébreu pré-exilique Iehoschoua,
plus tard Ieschoua.

Ce nom a en particulier été porté par celui que nos traductions françaises
de la Bible appellent  » Josué « .

Les traducteurs de la Bible hébraïque en langue grecque, ceux qu’on appelle les Septante, ont
adopté la forme hébraïque Ieschoua
et ont transcrit en grec Iêsous.

Jusqu’au
commencement du IIe siècle après Jésus, le nom
Ieschoua était
très répandu parmi les Juifs.

A partir du IIe
siècle, Ieschoua disparaît comme nom propre.

La forme complète Iehoschoua comporte l’abréviation du tétra­gramme, YHWH, et une forme
verbale qui provient de Iascha,
sauver.

Ieschoua signifie donc : Yhwh, c’est
le nom propre du Dieu
d’Israël — sauve.

Le mot français « Christ » est la transcription du mot grec christos, qui signifie « oint », celui qui
a reçu l’onction sainte.
Christos vient
du verbe chrio qui signifie « oindre ».

Le grec christos traduit l’hébreu maschiach, qui se trouve
aussi
transcrit
en grec par messias.

Maschiach
vient du verbe hébreu maschach qui signifie : « oindre ». Le maschiach, c’est celui qui a reçu l’onction
faite avec l’huile.
Les prêtres étaient  » oints  » (cf. Lév. 4,
3, 5, 16 ; 6, 5).

Le premier livre
de Samuel nous raconte l’onction de Saül puis de David par le prophète Samuel :

I Samuel, 10 : « Alors Samuel prit la fiole d’huile et en versa sur sa tête, puis il le baisa et
dit N’et-ce pas Yhwh qui t’a oint
comme chef sur son peuple, Israël ? Et c’est toi qui gouverneras le peuple de Yhwh, toi qui le sauveras de la main de ses
ennemis
d’alentour…

« Or, dès qu’il eut tourné le dos pour s’en aller d’auprès de Samuel, il arriva que Dieu lui
changea le coeur… L’esprit de Dieu
fondit sur lui et il prophétisa… »

I Samuel, 16, I : «Yhwh dit à Samuel : Jusques à quand t’affli­geras-tu à cause de Saül, alors
que c’est moi qui l’ai rejeté pour
qu’il ne soit plus roi sur Israël ! Emplis ta corne d’huile et va ! Je t’envoie vers Isaï de Bethléem,
car je me suis choisi un roi parmi
ses fils… Tu oindras pour moi celui que je te dirai. Samuel fit ce qu’avait dit Yhwh. »

I Samuel, 16, II :
« Alors Samuel dit à Isaï : Sont-ce là tous

<![if !vml]><![endif]>les jeunes gens ? Il dit : Il reste encore le plus petit et voilà qu’il et en train de faire paître le petit bétail ! Samuel dit à Isaï : Envoie-le chercher, car nous ne nous mettrons pas à table avant qu’il ne vienne ici. Il envoya donc et le fit venir. Celui-ci était roux, il avait de beaux yeux et bonne apparence. Yhwh dit : lève-toi, oins-le, car c’est lui ! Alors Samuel prit la corne d’huile et il
l’oignit au milieu de ses frères, et l’esprit de Yhwh fondit sur David à partir
de ce jour et dans la suite. »

On
voit par ces textes que l’onction conférée par Samuel au
nom de Dieu est un véritable sacrement : sacrement de
consécration
royale, qui provoque la
communication de l’Esprit de Dieu,
sacrement du prophétisme.

On appelle « messianisme », l’attente, en Israël, d’un
roi  » oint  » qui viendra sur le trône de David :

Isaïe, II, I :  » Un rameau sortira du tronc
d’Ise,

un rejeton issu de ses racines
fructifiera.

Sur lui reposera l’esprit de Yhwh,

esprit de sagesse et d’intelligence,

esprit de conseil et de force,

esprit de connaissance et de crainte de Yhwh…

Il jugera les petits avec justice,

et
prononcera selon le droit pour les humbles de la terre,…
La justice ceindra ses flancs,

et la fidélité sera la ceinture de ses reins.’

Le loup habitera avec l’agneau,

la panthère reposera avec le chevreau…

On ne fera point de mal et on ne
détruira plus sur toute ma mon­
tagne
sainte;

le pays sera rempli de la connaissance de Yhwh

comme le fond des mers par les eaux qui le couvrent.
« 

Nous n’allons pas entreprendre ici un exposé des différentes formes de l’attente messianique en Israël. On se reportera, pour cela,
aux ouvrages scientifiques les plus récents
<![if !supportFootnotes]>[1]<![endif]>.

Comme on le sait, les juifs et les chrétiens se sont disputés depuis les origines chrétiennes
jusqu’aujourd’hui pour savoir
si le rabbi Ieschoua de Nazareth en Galilée accomplissait ou n’accomplissait pas l’attente
messianique.

La discussion était d’autant plus difficile que, comme nous l’avons
noté, il n’y avait pas une seule, mais plusieurs formes
d’attente messianique.

Une chose semble certaine, c’est que pour l’homme du XXe
siècle,
sauf s’il
appartient à la communauté juive, l’idée même de messie
et de messianisme est à
peu près dépourvue de toute signification.
L’homme du XXe siècle,
dans son immense majorité, — qu’il
soit américain ou chinois, russe ou allemand, anglais ou français, —ne sait à peu près rien de ce que
signifient ces termes.

Lorsque donc on prononce ces mots : Jésus Christ Jésus, le nom propre, est bien entendu reçu comme tel, mais sans
qu’on
en
discerne la signification, qui était patente pour une oreille
juive palestinienne au Ier siècle
de notre ère. Quant au terme de
« Christ », il est purement et simplement hermétiquement fermé pour l’immense majorité de nos
contemporains.

Tout le
monde sait que le mot français évangile, traduit le grec
euanggelion, qui signifie l’heureuse annonce. Le
mot grec euanggelion
traduit le mot araméen besôreta, qui signifie l’annonce. Le verbe
bassar signifie annoncer. (En hébreu : bissar.)

Mais
tout le monde ne sait pas que l’expression française  » nou­
veau testament « , qui traduit
le latin novum testamentum, le grec
kainê diathêkê, provient de l’hébreu berit hadaschah, qui
signifie
l’alliance nouvelle. Jérémie, 31, 31 : « Et voici que des jours viennent, oracle de Yhwh, où je conclurai
avec la maison d’Israël et la mai­
son de Juda une alliance nouvelle, berit hadaschah…»

Lorsque
vous traduisez novum testamentum par « nouveau testa­
ment »,
vous induisez l’oreille française moderne sur une fausse route, car pour un français moderne un « testament »
est autre
chose qu’une  » alliance « .

On dit parfois que nos contemporains n’ont plus le
sens de la rédemption. — Il faut noter tout d’abord qu’ils ne comprennent
pas ce que ce mot veut dire, pour des raisons très simples : parce que
ce
mot appartient à un milieu ethnique qui n’est plus le nôtre.

Le mot français rédemption, est
une transcription du latin
redemptio,
qui vient de redimere
:
racheter. Le redemptor — qui a donné le français rédempteur —
c’est celui qui rachète.

Le mot latin redemptio traduit le mot grec apolutrôsis,
qui est employé une douzaine de fois
dans le N. T. : Luc, 21, 28; Romains, 3,24 :
8, 23 ;
I Cor. I, 3o; Éph. I, 7,14; 4,30; Hébr. 9,15; II, 35.

Comme on le voit, le mot que l’on
traduit en français par
 » rédemption  » n’est employé qu’une seule
fois dans les Évangiles…

Le mot grec apolutrôsis signifie
: rachat d’un captif. Il provient
du
verbe apolutroô, qui signifie : délivrer moyennant rançon.

Le mot grec apolutrôsis ou plus exactement le
verbe apolutroô traduit deux verbes hébreux : 1. Gaal 2. Padah.

Le verbe hébreu gaal signifie « racheter ». Ex. : Lév. 25, 33:
« Si
quelqu’un rachète
(quoi que ce soit) des Lévites… » (cf. Lév. 27,
13, 15, 19 (« racheter le champ ») etc.

En particulier, le
Lévitique nous dit :

Lévi. 25, 23 : « La terre ne se vendra pas à
perpétuité, car la terre est à moi, tandis
que vous êtes des hôtes et des résidants
chez moi. Dans toute terre qui
sera votre propriété, vous donnerez droit de rachat sur la terre.

« Quand ton frère sera dans la
gêne et aura vendu de sa pro­
priété, alors viendra son racheteur, le plus proche, et il rachètera la chose vendue par son frère. Mais si un homme n’a
pas de rache­teur, etc. »

Le « racheteur » ( = rédempteur), c’est le goel, participe
du verbe gaal.

Le livre des Nombres, 35, 19,
nous parle du « vengeur du sang »,
littéralement
« racheteur » du sang :

Nomb. 35, 19 : « Le vengeur du sang (goel hadam), c’est
lui qui mettra à mort le meurtrier… »

 

De même, Deut. 19, 6 : « C’est de peur que le vengeur du sang
ne poursuive le meurtrier… »

Le Lévitique, de nouveau, 25, 47, nous dit :

« Quand un hôte, un résidant chez toi a de quoi, tandis
que
ton frère chez lui est dans la
gêne et s’est vendu à l’hôte, au résidant
chez toi, ou au rejeton de la famille d’un hôte, après qu’il s’est vendu
il y a pour lui droit de rachat : l’un de ses frères le rachètera. Ou son oncle ou le fils de son oncle le rachètera,
ou quelque proche
parent, quelqu’un
de sa famille le rachètera, ou bien, s’il a de quoi,
il se
rachètera. Alors il calculera, avec son acheteur, depuis l’année où il s’est
vendu à lui, etc. »

Exode, 6, 2 : « Elohim parla à Moise et lui dit : Je suis Yhwh ! Jai moi-même entendu le soupir des fils
d’Israël qu’asservissent les Égyptiens et je me suis souvenu de mon alliance.
C’est pourquoi
dis aux fils d’Israël : Je suis
Yhwh, je vous ferai sortir de dessous
les charges d’Égypte et je vous
délivrerai de sa servitude, je vous rachèterai
par bras tendu et par de grands
châtiments. Je vous a
dopterai pour
mon peuple et je deviendrai votre Dieu, vous saurez
que je
suis Yhwh… »

De Dieu, il est dit qu’il  »
rachète  » Israël : Exode, 15, 13;
Is. 43, I, etc. Ps. 9, 19.

Jér. 31, r : « Car Yhwh a racheté
Jacob, et l’a délivré de la
main d’un plus fort que lui. »

Osée, 13, 14 : « De la main du Sheol je les
affranchirais ! De la mort je les rachèterais I »

Michée, 4, 10 : « Fille de Sion… tu seras délivrée,
et Yhwh te rachètera de la paume de tes ennemis !»

Ps. 103, 4 : « Lui
qui rachète ta vie de la fosse… »

Ps. 107, 1 : « Rendez grâce à Yhwh, car il est bon… »

« Qu’ils le disent, les rachetés de Yhwh, ceux qu’il a
rachetés de la main de l’adversaire et qu’il a rassemblés des pays de l’Orient
et du Couchant… »

Le prophète anonyme du temps de l’Exil à Babylone,
dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe, écrit :

Is., 41, 13 : «
Car moi, Yhwh, je suis ton Dieu, qui saisit ta main droite et qui te dit : ne crains pas, je t’aide ! (…) C’est moi qui taide,
oracle de Yhwh, celui qui te rachète (goel) c’est le Saint
d’Israël…

Jér. 5o, 34 : «
Mais leur rédempteur est fort, son nom et Yhwh des armées. »

Le verbe hébreu padah
signifie aussi : « acheter pour libérer », d’où : « délivrer », « sauver ».

Exemples :

Deut.
9, 26 :  » Adonai Yhwh, ne détruis pas ton peuple et ton héritage, que tu as libéré par ta grandeur, que tu
as fait sortir
d’Égypte par une main forte. « 

Deut.
15, 15 :  » Tu te souviendras que tu as été esclave au pays d’Égypte et que
Yhwh ton Dieu t’a libéré. « 

Deut. 21, 8 :  »
Pardonne à ton peuple Israël, que tu as racheté,
ô Yhwh… « 

Deut. 7, 8 :  » Parce que Yhwh vous a aimés…
c’est pour cela que
Yhwh vous a fait sortir d’Égypte par une main forte et qu’il t’a libéré de la maison des esclaves… « 

Les deux verbes hébreux qui signifient  » racheter « , veulent dire, dans le contexte ethnique
palestinien,  » libérer « , puisque
pour libérer celui qui avait été
vendu ou était réduit en esclavage,
il
fallait le racheter.

Le rachat, la rédemption, c’est la libération. Le rédempteur, c’est le libérateur.

Les
mots  » rédemption « , et  » rédempteur  » ne disent rien à une
oreille du XXe siècle. Tandis que
 » libération  » signifie quelque
chose.

Il faut donc ou bien continuer d’employer les vieux termes bibliques, — mais alors en
expliquant leur sens. Ou bien trouver
des mots modernes dont la signification soit
équivalente.

 

 

Prenons un autre
exemple le mot scandale.

Comme
le fait remarquer Pierre Bonnard dans son commentaire de l’Évangile selon saint Matthieu (p. 269),  » le verbe skandalizein
( » scandaliser « ) est du mauvais grec qui vient
directement des
textes tardifs de la
Septante (Daniel, Siracide). Faisant proba­
blement allusion à cette même
parole de Jésus (Mat. 18, 6) que la tradition
lui avait transmise, Paul, quelques années plus tôt,
jugeait nécessaire
d’expliquer le mot grec skandalon par un autre terme plus accessible à ses lecteurs (proskomma, Rom. 14, 13; I
Cor. 8, 9); on voit que la transmission des paroles de Jésus bien loin d’être
mécanique, obéissait aux nécessités régionales de la catéchèse
<![if !supportFootnotes]>[2]<![endif]>. « 

Si les mots  » scandale « ,  » scandaliser « , étaient
déjà obscurs
pour les
contemporains de Paul, dans les années 5o ou 6o, combien plus pour nous, 19 siècles plus tard, alors que le
sens génuine du
mot grec nous échappe…

Traduire
skandalon par  » scandale « , et skandalizein par  »
scan
daliser « , c’est en fait ne pas traduire du tout.

Pire,
c’est induire en erreur, car aujourd’hui le mot  » scandale « , dans le langage courant, signifie tout autre chose
que skandalon
dans la langue biblique.

Les
mots français  » scandale « ,  » scandaliser « , proviennent du
latin ecclésiastique scandalum, qui signifie  » piège, obstacle
contre lequel on bute « .

Le mot latin scandalum traduit le mot grec skandalon, qui
signifie :
 » piège placé
sur le chemin, obstacle pour faire tomber « .

Exemple
: Lévitique, 19, 14, dans la traduction des LXX :

 » Tu ne maudiras pas un sourd et devant un aveugle tu ne mettras pas d’obstacle (skandalon). « 

Josué, 23, 13 :  » Sachez bien que Yhwh votre Dieu
ne continuera
pas de déposséder
ces nations par-devers vous et elles deviendront pour vous un filet et un piège
(skandala)… »

Le mot
grec skandalon est à rapprocher de la racine sanscrite : skandati, sauter,
qui a donné le latin scanda.

Juges,
2, 1-3 :  » L’Ange de Yhwh (…) dit : Je vous ai fait monter d’Égypte et vous ai fait entrer dans le pays que
j’ai promis par
serment à vos pères. J’ai dit : Je ne romprai pas mon
alliance avec vous à jamais, et vous ne
conclurez pas d’alliance avec les habitants
de ce pays, vous renverserez
leurs autels ! Mais vous n’avez pas écouté ma voix… Aussi ai-je dit : Je
ne les chasserai pas de devant vous, ils seront sur vos flancs et leurs dieux
deviendront un piège (eis skandalon) pour vous. « 

Juges,
8, 27 : » Gédéon… fit un éphod et l’érigea dans sa ville… où tous les
Israélites se prostituèrent derrière cet éphod, qui devint un piège (eis
skandalon)
pour Gédéon et pour sa maison. « 

Judith, 5, 1 :  » On rapporta à Olopherne, général en chef de l’armée d’Assour, que les fils d’Israël s’étaient préparés pour combattre,
qu’ils avaient fermé les chemins de la région montagneuse, muni de remparts tous les sommets de la haute montagne et placé des obstacles (skandala) dans les
plaines. « 

Judith, 5, 20 :  » Et maintenant, souverain seigneur,
s’il y a
quelque faute en ce peuple, s’ils pèchent contre leur
Dieu et que nous observions qu’il y a chez eux cette pierre d’achoppement (skandalon
touto)… »

Judith, 12, 2 :  » Judith dit
: Je n’en mangerai pas, de peur que
ce ne
soit une occasion de chute, skandalon. « 

Le mot grec skandalon,
dans la version des Septante, traduit plusieurs
mots hébreux différents, dont les deux principaux sont :
1. Moqesch et 2. Mikeschol.

I. Moqesch vient du verbe
iqasch, qui signifie : » tendre un piège « .
Exemple : Jér. 50, 24 :  » Je
t’ai tendu un piège (iaqoscheti) et
ainsi tu as été attrapée, Babel. « 

Ps. 141, 9 :  » Garde-moi du
lacet que ceux-là m’ont tendu,
(iaqeschu) et des pièges (moqeschot) de ceux qui font le péché. « 

Ps. 124, 7 :  » Notre âme,
comme un passereau, s’est échappée
du
filet des oiseleurs (ioqeschint). »

A la forme niphal, le verbe iqasch signifie :
 » être pris dans le filet « .

Exemple : Isaïe, 8, 13 :

 » C’est Yhwh
des armées que vous tiendrez pour saint,

c’est lui que vous
avez lieu de craindre,

c’est lui que vous avez lieu de redouter.

Il deviendra un sanctuaire, une pierre que l’on heurte

et un roc d’achoppement (tzur mikeschol),

pour les deux maisons d’Israël,

un filet et un
piège (lemoqesch) pour l’habitant de Jérusalem.

Beaucoup y trébucheront (kaschelu),

ils tomberont et se briseront,

ils seront pris au piège (noqeschu)
et seront attrapés. « 

Le moqesch, Ps. 141, 9, et à l’origine
vraisemblablement le bois avec lequel on frappe, puis le piège, qui provoque la
perte.

Amos,
3, 5 :  » Est-ce qu’un passereau tombe dans le lacet par
terre
sans qu’il y ait un piège (moqesch) pour lui ? « 

Psaume, 69, 23 :  » Que leur
table devant eux devienne un lacet,
et
leurs mets sacrés un piège (lemoqesch). »

Ps. 141, 9 :  » Garde-moi du
lacet que ceux-là m’ont tendu et
des
pièges (moqeschot) de ceux qui font le mal. « 

Exode,
24, 33 :  » Ils n’habiteront plus dans ton pays de
peur qu’ils
ne te fassent pécher contre moi,
quand tu servirais d’autres dieux,
et ce serait un piège (moqesch) pour
toi. « 

Exode, 34, 11-12 :  » Voici que, moi, je chasse de devant toi l’Amorrhéen, le Cananéen, le
Hittite, le Périzzien, le Hévéen et
le Iebuséen. Garde-toi de conclure une alliance avec l’habitant du pays dans lequel tu entreras,
de peur qu’il ne devienne un
piège (moqesch)
au milieu de toi. « 

Les
LXX ont traduit dans ces deux cas le mot hébreu moqesch
par le mot grec : proskomma, qui signifie : l’obstacle contre
lequel
on se heurte, heurt, achoppement.

En somme, proskomma et skandalon sont à
peu près synonymes.

Deut. 7, 16 :  » Tu dévoreras tous les peuples que Yhwh, ton Dieu, te livre, ton oeil ne
s’apitoiera pas sur eux et tu ne serviras
pas leurs dieux, car ce serait un piège pour toi.
« 

L’autre mot hébreu, qui a été traduit en grec par les LXX par le mot skandalon, c’est mikeschol, qui
vient du verbe kaschal, qui signifie : buter avec le pied, trébucher,
parce qu’on n’y voit pas.

Exemples :

Is. 59, 10:  » Nous tâtonnons
comme des aveugles le long d’un mur,
nous
tâtonnons comme ceux qui n’ont plus d’yeux; nous trébuchons (kaschalenu) en
plein midi comme au crépuscule. « 

Lévitique, 26, 37 :  » Ils trébucheront l’un
contre l’autre comme devant l’épée et ils tomberont même sans qu’on les
poursuive. « 

Jér. 46, 12 :  » Les nations ont appris ton
ignominie

et la terre a été remplie de ta clameur,

car le héros a trébuché contre le héros,

tous deux sont tombés simultanément. « 

Isaïe, 31, 3 :  » L’Égyptien
et homme, non dieu;

ses chevaux sont chair, non esprit.

Yhwh étendra sa main :

celui qui secourt trébuchera,

celui qui est secouru tombera… « 

Jér. 46, 16 :
 » Il en a fait trébucher beaucoup,

chacun tombe sur son compagnon… « 

Osée, 4, 5 :
 » Et tu trébucheras en plein jour,

même le prophète trébuchera avec toi, la nuit. « 

Le mikeschol est ce sur
quoi l’on bute, trébuche et tombe,
l’obstacle.

Exemples :

Isaïe, 57, 14 :  » On dira :
Élevez une chaussée ! élevez une chaussée ! frayez une route !

Enlevez tout obstacle de la route de mon peuple.
« 

Lévitique, 19, 14 :  » Tu ne maudiras pas un sourd
et devant un aveugle tu ne mettras pas d’obstacle… »

Ézéchiel, 7, 19 :  » Ils
jetteront leur argent dans les rues et leur
or deviendra une souillure. Leur argent et leur or ne pourront les sauver au jour de la fureur de Yhwh…
Car ce fut la pierre d’achoppement (mikeschol), cause de leur faute. « 

Ézéchiel, 14, 4 :
 » Ainsi parle Adonai Yhwh : Tout homme de la maison d’Israël qui fera monter la pensée de ses
sales idoles en
son coeur et qui placera devant sa face l’achoppement…
« 

Ézéchiel, 18, 30 :
 » Revenez, détournez-vous de toutes vos trans­gressions et elles ne seront
plus pour vous ce sur quoi l’on tombe (lemikeschol). »

Le mikeschol peut être
aussi une pierre d’achoppement située
dans le coeur de l’homme :

I Samuel, 25, 30-31 :  » Ainsi donc, lorsque Yhwh aura réalisé pour mon seigneur tout le bien qu’il a prédit à ton sujet et qu’il t’aura
institué comme chef sur Israël, ce ne sera pas pour toi un scrupule, et pour mon seigneur un obstacle de
coeur (lemikeschol
leb) d’avoir sans raison versé le
sang… « 

Stählin, dans
l’article skandalon du Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament (t. VII, p. 340), fait remarquer qu’il existe un troisième équivalent au grec skandalon. Ce
troisième équivalent
n’est pas utilisé dans l’A. T. sauf dans le
Siracide hébreu, mais souvent dans la Michna et le Talmud : c’est l’araméen tegal,
faire tomber, trébucher. Tegalah signifie le heurt, le piège
qui fait tomber, la chute.

Dans les LXX, ce verbe n’est pas traduit par skandalizein, mais par proskoptein.

Il est vraisemblable, écrit Stählin, que le mot teqal et celui que le rabbi Ieschoua utilisait, et qui a été traduit
par skandalizô.

Par cette petite enquête, on voit que les termes skandalon, et skandalizein, qu’on
peut lire dans le Nouveau Testament grec,
et qui sont traduits en français
par  » scandale  » et  » scandaliser « ,
ne signifient pas, et de loin, ce qu’on entend
communément aujourd’hui par  » scandale  » et  »
«scandaliser ».

Pour
une oreille française en cette seconde moitié du XXe siècle, un scandale est soit une affaire de moeurs, soit
une affaire financière
louche ou
frauduleuse, et encore faut-il qu’elle soit connue pour
telle !
La débauche ou la fraude ne sont scandaleuses que si elles sont connues. Le
scandale  » éclate  » lorsque le public en prend connaissance.
Définition de Littré :  » Éclat fâcheux que cause une affaire de mauvais
exemple. « 

Si donc on se contente de traduire, ou plutôt de transcrire skandalon par  » scandale  » et skandalizein par
 » scandaliser « , non seulement on ne traduit pas – on ne fait que
reproduire le son du mot grec – mais de plus on oriente le lecteur moderne dans
une direction qui n’est certes pas celle dans laquelle était orienté l’auditeur
du rabbi Ieschoua lorsqu’il parlait, en araméen, de taqalab.

Pour
retrouver le sens de ce mot araméen traduit en grec par skandalon, il faut faire la généalogie du terme, et voir comment il s’emploie
dans les livres saints des Juifs.

 

On peut
lire, dans les traductions françaises du Nouveau Testament (c’est-à-dire des
livres de la  » nouvelle alliance « …) et plus précisément des Évangiles (dans les livres qui
contiennent l’annonce
de
Ieschoua…) que Jésus  » prêchait « , et même qu’il a fait un
 » sermon  » sur la montagne. Certes, et
comme d’habitude, la
traduction n’est pas littéralement inexacte,
puisque, le lettré le sait, le mot français  » prêcher  » vient du
latin praedicare, qui, en latin classique, signifie : publier, annoncer.
Le verbe latin praedicare traduit le
grec kerussô, qui signifie : annoncer. Le kerux est celui
qui
annonce à haute voix, le crieur public.

Mais, pour une oreille moderne,
par suite de l’évolution du
terme et à cause du contexte culturel, il se trouve que le verbe  » prêcher  » a pris une signification
spéciale.

Cette signification ne correspond pas au terme grec,
qui traduit lui-même un terme araméen, lequel désigne une action du rabbi Ieschoua. Le rabbi Ieschoua ne  » prêchait
 » pas, comme le fait un  » prédicateur  » moderne. Il ne faisait
pas non plus de  » sermons « .
Il enseignait, ce qui est
très différent. Il annonçait quelque chose, il
proclamait.

Il est aussi tout à fait inutile de laisser, comme
c’est la mode aujourd’hui, le mot en grec,
et de parler de kérygme (kêrugma),
car le français non helléniste n’est pas plus avancé. Autant, si l’on
veut s’engager dans cette voie pédante, laisser tout le Nouveau Testament en
grec…

Dans
les traductions françaises, on rend le grec apostolos par
 » apôtre « . Autant dire que, une fois de plus, on ne traduit
pas.
Apostolos vient du grec apostellein qui signifie : envoyer. Le lettré le sait, mais l’enfant des rues ne le sait pas, ni le docker de
Marseille,
ni même forcément l’ingénieur qui sort de l’école
polytechnique.

Ainsi, un certain nombre de termes techniques
fondamentaux, essentiels pour l’intelligence du christianisme sont complètement
fermés à l’intelligence de nos contemporains,
tout simplement
parce qu’ils ne sont pas traduits, ni expliqués.

Le rabbi palestinien dont nous
proposons d’exposer l’ensei
gnement, à l’intention d’un lecteur idéal supposé ignorant et neuf, ne parlait pas le grec, mais un dialecte araméen. Son
enseignement, exclusivement oral, a été
donné en araméen, à des hommes simples
qui
n’étaient pas des  » intellectuels « , ni des lettrés, mais des
travailleurs
manuels.

Cet enseignement araméen a été transmis d’abord oralement, puis il a été traduit en langue grecque commune, puis noté par écrit. Ainsi notre texte grec n’est qu’une traduction d’un enseignement
qui a été primitivement araméen.

Pour s’efforcer de comprendre pleinement la pensée du
rabbi palestinien, il faudrait donc essayer de retrouver, sous le texte grec qui n’est qu’une traduction, les mots
araméens qu’il a
employés. Quantité de textes restent obscurs tant qu’on
n’a pas retrouvé l’araméen sous le grec.

Tout le monde sait que, pour comprendre Platon, Aristote ou Plotin, il faut apprendre à les
lire en grec. Pour comprendre
Kant, Hegel ou Marx, il faut les lire en allemand. De même pour le rabbi Ieschoua : pour comprendre sa pensée, il
faudrait retrouver l’araméen qui était sous
le grec de la traduction dont nous
disposons.

Quelques rares savants, au cours des siècles, et aujourd’hui, se sont efforcés de retrouver partiellement le
substrat araméen des Évangiles.

 

Nous avons classé l’enseignement du rabbi en quelques chapitres. On pourra nous reprocher d’avoir ainsi donné une forme
systématique à un enseignement qui a été sans
doute spontané, et
d’avoir tiré les
 » paraboles  » du rabbi palestinien du contexte
historique et
vivant dans lequel elles étaient insérées.

L’examen scientifique et critique des Évangiles a établi que les propos du rabbi palestinien avaient été déjà
classés, dans les Évangiles synoptiques, selon un ordre systématique, qui
répondait aux préoccupations des communautés qui proposaient cet enseignement,
mais non à l’ordre historique premier.

 » Le mérite durable des travaux sur la  » Formgeschichte  »
est d’avoir démontré que, comme
toute tradition orale, la tradition évangélique ne renfermait que des fragments
isolés, entre lesquels il n’y avait aucun
lien chronologique et géographique. L’oeuvre
des évangélistes qui ont rassemblé ces fragments de tradition épars a consisté à les classer, chacun à sa manière…
On peut montrer qu’ils
ont eu chacun leur méthode de classement. Il est
particulièrement instructif de comparer à
cet égard Matthieu et Luc. Matthieu,
pour disposer sa matière, suit un
plan méthodique, théologique, c’est-à-dire
rapproche les récits qui lui semblent aller de pair
d’après leur
signification théologique : récits de miracles, paroles sur la Loi, paroles sur Jean-Baptiste (Mat. 11), paraboles (Mat. 13), paroles
contre les pharisiens (Mat. 23), etc. Que ce regroupement ne respecte pas
toujours l’ordre chronologique, Matthieu ne s’en préoccupe guère, car c’est d’uns autre point de vue qu’il écrit son évangile. Par contre, l’évangéliste Luc, comme
il le dit lui-
même dans son prologue, s’efforce de relater les
événements dans leur ordre chronologique
<![if !supportFootnotes]>[3]<![endif]>. « 

Joachim Jérémias, professeur, à l’université de Gôttingen, dans le magistral ouvrage qu’il a consacré aux  »
paraboles  » de Jésus
<![if !supportFootnotes]>[4]<![endif]>, conclut ses savantes analyses en ces termes :

 » A l’origine, comme toutes les paroles de Jésus, les paraboles se sont insérées dans son activité et correspondent à
des situations précises et concrètes de
celle-ci. Mais ensuite, elles ont  » vécu  »
dans l’Église
primitive, et nous ne connaissons les paraboles que dans la forme que leur a donnée
celle-ci. Notre tâche et donc de retrouver
dans la mesure du possible, leur visage originel. Pour
ce faire, nous serons aidés par l’observation d’un
certain nombre
de lois qui ont joué dans leur transformation

1. La traduction des paraboles en grec a inévitablement apporté des glissements de sens.

<![if !supportLists]>2.
<![endif]>Les détails
des images utilisé,
es sont aussi parfois  » traduits
« .

<![if !supportLists]>3.    <![endif]>Nous remarquons la
joie que très tôt l’on a pris à embellir
les paraboles.

<![if !supportLists]>4.    <![endif]>Des paraboles qui, originellement ont été dites à des adversaires ou à la foule, l’Église primitive les a tournées
comme si elles étaient adressées à la communauté chrétienne.

<![if !supportLists]>5.    <![endif]>Le résultat en est
très souvent un déplacement de l’accent
vers l’enseignement parénétique; on passe en
particulier de l’appel eschatologique à l’application morale.

<![if !supportLists]>6.
<![endif]>L’Église primitive a rattaché les paraboles à sa
propre situation dont la mission et le retard de la Parousie sont les problèmes
essentiels; pour cela, elle leur a donné une
interprétation nouvelle
et
les a amplifiées.

<![if !supportLists]>7.
<![endif]>Pour servir à sa prédication morale,
l’Église primitive a,
dans
une proportion croissante; expliqué allégoriquement les paraboles.

<![if !supportLists]>8.  <![endif]>Elle a rassemblé des collections de paraboles, ce qui a produit des
fusions.

<![if !supportLists]>9.  <![endif]>Elle a donné un cadre
aux paraboles, ce qui a souvent pro
voqué un glissement de sens; en
particulier en dotant beaucoup
d’entre
elles de conclusions généralisantes…

Ces lois de transformation sont autant de moyens pour retrouver la signification originelle des paraboles de Jésus.
« 

L’enseignement du rabbi Ieschoua que nous trouvons dans les trois
Évangiles synoptiques ne constitue pas le tout de sa pensée,
le tout de la doctrine théologique
qu’il professait, car le rabbi
estimait connu et supposait admis ce qui est à l’arrière-fond de son
enseignement, ce que son enseignement présuppose : toute
la théologie monothéiste
enseignée par les patriarches, par Moïse
et par les prophètes d’Israël,
par les sages et les psalmistes. Tout
cela est supposé connu des
auditeurs du rabbi, et Ieschoua ne
revient
pas sur les éléments, les articles fondamentaux de la théologie hébraïque : un seul Dieu, créateur du ciel et
de la terre,
l’alliance avec Abraham, la Torah, etc.

Nous ferons comme lui. Nous ne reviendrons pas sur l’essentiel et les traits caractéristiques de
la pensée théologique d’Israël,
que
nous avons exposés ailleurs.

Le présent travail est la suite et le complément normal du travail précédent intitulé : Le problème de la
Révélation
<![if !supportFootnotes]>[5]<![endif]>.

Dans cette étude, nous avions essayé de voir si, en examinant le fait Israël, avec tout ce qu’il contient, d’une
manière objective, scientifique et
rationnelle, on pouvait répondre à la question : Oui ou non, en Israël, le Dieu
vivant, créateur du ciel et de la
terre, s’est-il manifesté ?

Ce travail, à son tour, présupposait un travail antérieur : Existe-t-il un être, distinct du
monde, créateur du monde, qu’il
soit
permis d’appeler Dieu
<![if !supportFootnotes]>[6]<![endif]> ?

Dans les pages qui suivent, nous nous poserons la question : Cet homme, le rabbi Ieschoua de
Nazareth, tel qu’il se présente
à nous,
dans son existence, ses aces, son comportement, son enseignement, peut-il être
considéré, ou non, comme l’Ensei
gnement plénier de
Dieu, la manifestation personnelle de Dieu ? C’est
donc encore le problème de la révélation que nous essayons
d’aborder
dans le présent volume.

Il
était sans doute arbitraire et artificiel de laisser de côté, en étudiant le fait que constitue le prophétisme
hébreu, le dernier
des prophètes
d’Israël, Ieschoua. Car, vu du dehors, et pour
quelqu’un qui n’a pas de
parti pris ni de préjugé, il semble évident que le rabbi palestinien crucifié
par la police d’occupation romaine se situe
dans la grande lignée des prophètes d’Israël, dans la
continuité d’Amos,
d’Osée, de Jérémie…

Nous
aurions peut-être dû, pour traiter le problème de la révélation, intégrer
immédiatement Ieschoua dans le champ de notre étude.

Nous
avons préféré commencer d’étudier le problème de la révélation en mettant à
part la question de Ieschoua, en nous plaçant
ainsi dans une perspective qui est commune au judaïsme et au
christianisme, puisque pour les chrétiens comme
pour les juifs,
il y a une révélation authentique depuis Abraham
jusqu’au dernier des inspirés dont les écrits sont contenus dans la Bible
hébraïque.

Il nous faut
maintenant aborder l’enseignement du dernier des prophètes d’Israël pour
lui-même. La richesse extrême de cet enseignement justifie, pensons-nous, qu’on
l’examine à part.

 

I. LE GUÉRISSEUR

 

 

Mat. 4, 23 :  » Il
circulait dans toute la Galilée, enseignant dans leurs synagogues, et annonçant
l’heureuse nouvelle du règne (de Dieu) et guérissant toute maladie et toute
infirmité dans le peuple. Et elle se répandit, sa renommée, dans toute la
Syrie. Et on lui amena tous ceux qui se portaient mal, ceux qui étaient
atteints par diverses maladies et tourments, des démoniaques et des luna­tiques
et des paralytiques, et il les guérit. Et le suivirent des foules nombreuses,
venant de la Galilée et de la Décapole, et de Jérusalem et de la Judée, et du
pays qui est au-delà du Jourdain. « 

Mat. 9, 35 :  » Ieschoua
parcourait toutes les villes et les bourgs. Il enseignait dans leurs
synagogues, proclamant l’heureuse annonce du royaume, et guérissant toute
maladie et toute infirmité. « 

C’est ainsi qu’il se présentait
aux gens de son pays et de son temps, qui entendaient parler de lui pour la
première fois, ou qui le voyaient pour la première fois : un homme qui guérit,
qui enseigne, qui parcourt les routes pour guérir et enseigner.

C’est ainsi que nous ferons
connaissance avec lui.

 

 

Le problème du miracle

 

Ce qu’on appelle  » miracle
 » (du latin mirari : ce dont on s’étonne, ce qu’on admire), ou  »
prodige « , ce que le Nouveau Testament grec appelle plus volontiers signe
(sêmeion) n’est pas, en ce qui concerne le rabbi palestinien Ieschoua, une
opération qui viole les  » lois naturelles « , ni le  »
déterminisme  » de ces lois. Les seuls  » miracles  » du rabbi
Ieschoua sont des guérisons, et pas n’importe quelles guérisons. Les miracles
du rabbi sont des régénérations. Si ce que les traditions nombreuses nous
rapportent de lui est vrai, alors il avait le pouvoir de régénérer ce qui était
malade, de ré-informer, du dedans, ce qui était déformé, et de rétablir les
 » lois naturelles  » physiologiques abîmées. En somme, il avait – si
les traditions sont exactes – le pouvoir de recréer, de réorganiser ce qui
avait été organisé et qui s’était désorganisé.

Des guérisons de ce genre, nul
ne peut dire qu’elles sont a priori impossibles. Nous constatons, en étudiant
la nature, – la cosmologie, la physique, la biologie, les sciences humaines, –
que la réalité objective, le monde et tout ce qu’il contient, la matière, les
êtres vivants, les hommes, – comportent une structure et des lois d’existence.
Nous constatons, en étudiant un être vivant, qu’il comporte une structure complexe,
bien définie, et que l’économie de son existence, qui est vie, n’est pas
quelconque. La vie et le mode de vie d’un être vivant sont en rapport avec sa structure,
avec son anatomie. Il existe une relation entre la structure et la fonction.
N’importe quel organe ne peut pas exercer n’importe quelle fonction. Il existe
des lois physiologiques qui sont en rapport avec les structures biologiques.

Mais nous savons que, lorsqu’il
n’existait pas encore de société industrielle, – au temps de l’homme de Cro-Magnon
par exemple -il n’existait pas non plus de lois économiques caractéristiques
des sociétés industrielles. Les lois naturelles ne préexistent pas aux réalités
qu’elles caractérisent. Lorsqu’il n’y avait pas encore d’êtres vivants sur la
terre, il n’y avait pas non plus de lois physiologiques caractéristiques des
organismes vivants. Ce que nous appelons, en sciences expérimentales, les
 » lois naturelles « , c’est la connaissance que nous prenons de la structure
et du fonctionnement des êtres que nous étudions. Les lois naturelles sont
connues par indu&ion et par analyse, à partir de la réalité expérimentale.

Lorsqu’il n’y avait pas encore
d’êtres vivants sur la terre, ni dans notre galaxie, – par exemple il y a
quatre milliards d’années, – il n’y avait pas non plus, disions-nous, de lois
naturelles d’ordre biologique. Supposons un esprit angélique, ou bien un petit
démon analogue au  » démon  » qu’avait imaginé le physi­cien Maxwell
pour traiter des problèmes de probabilités dans le processus de communication
des molécules entre deux récipients; ou encore, ce qui est plus proche de notre
problème, le démon imaginé par. Laplace, lorsqu’il écrivait en 1814 :  »
Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont
la nature et animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si
d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse,
embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de
l’univers et ceux du plus léger atome rien ne serait incertain pour elle, et
l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux
<![if !supportFootnotes]>[7]<![endif]>. « 

Supposons donc une  »
intelligence  » telle que l’imaginait Laplace en 1814, et plaçons-la, dans
l’histoire de l’évolution de l’univers, par exemple dix milliards d’années
avant nous. A cette époque, l’expansion de l’univers était commencée depuis
environ trois milliards d’années. L’univers était composé de protogalaxies, et,
du point de vue de la matière, principalement d’hydrogène. Supposons donc une
intelligence qui connaisse parfaitement la nature et l’état de la matière de
l’univers en ce temps-là, les corrélations qui existaient entre tous les atomes
d’hydrogène, les mouvements des tourbillons qui allaient constituer,
vraisemblablement, les galaxies. En ce temps-là, il n’y avait pas encore, ou du
moins il n’y avait que très peu, de ce qu’en physique on appelle les  »
noyaux lourds « . Les noyaux lourds, les corps chimiques dont les noyaux
sont complexes, ont été, nous apprend la physique contemporaine, constitués progressivement,
dans les étoiles.

Il n’y avait certainement pas,
en ce temps-là, de synthèses moléculaires complexes. La construction, la
composition des molécules complexes qui entrent dans la constitution des
organismes vivants, est une oeuvre beaucoup plus tardive, qui ne fut possible
que sur des planètes tièdes, et dans certaines conditions de rayonnement. Il
n’y avait en ce temps-là ni acides aminés, ni, encore moins, de protéines, ni
bien entendu d’acides nucléiques. Il n’y avait pas d’être vivant dans le monde.

Une intelligence –  »
l’intelligence de Laplace, – placée en ce temps-là, et supposée connaître’
parfaitement et exhaustivement l’état du monde en ce temps-là, pouvait-elle,
comme le prétendait Laplace, connaître l’avenir ? Pouvait-elle connaître, à
partir de la connaissance du monde qui lui était présenté, la synthèse des molécules
complexes, puis des molécules géantes, qui allait avoir lieu plusieurs
milliards d’années plus tard, sur des planètes qui n’existaient pas encore,
dans des systèmes solaires qui n’existaient pas encore, dans des galaxies qui
n’étaient pas encore formées ? Le petit démon très intelligent et très savant
de Laplace pouvait-il prévoir la genèse des êtres vivants les plus simples, les
microorganismes monocellulaires, qui s’est effectuée, par rapport à nous, il y
a environ trois milliards d’années ? Le petit démon de Laplace pouvait-il, à
partir de la connaissance exhaustive qu’il avait de l’univers en ce temps-là,
prévoir l’évolution biologique, qui s’est poursuivie pendant près de trois
milliards d’années, depuis les premiers vivants monocellulaires, jusqu’à Mozart
? Pouvait-il prévoir l’invention des organismes complexes, l’invention des
organes spécialisés, l’invention des grandes fonctions, enfin tout ce qui
constitue l’ordre du monde vivant ?

Si vous dites que oui, que le
petit démon de Laplace pouvait, à partir d’une connaissance supposée exhaustive
du monde et de l’état du monde il y a dix milliards d’années, prévoir
l’évolution ultérieure du monde, de la matière, l’invention de la vie,
l’évolution biologique, l’invention des grandes fondons et des organes qui leur
sont nécessaires, l’invention des êtres vivants et pensants, -alors vous dites
que, finalement, tout était contenu, au moins virtuellement, ou  » en
puissance « , dans l’état de l’univers d’il y a dix milliards d’années. Une
intelligence qui aurait eu une connaissance exhaustive de l’état de l’univers
d’il y a dix milliards d’années aurait pu prévoir toute l’évolution ultérieure
de l’univers, parce qu’elle aurait pu déduire, du passé, l’avenir. Comme le dit
Laplace, pour une telle intelligence,  » l’avenir, comme le passé, serait
pré­sent à ses yeux « .

Autrement dit, toute
l’évolution de l’univers serait, dans cette perspective, pré-contenue dans
l’état initial de l’univers.

C’est le point de vue qu’en
biologie on appelle  » préformationniste « .

Reste à savoir s’il est vrai.

Si vous dites que le petit
démon de Laplace peut prévoir toute l’évolution ultérieure de l’univers, c’est
qu’en fait il n’y a rien de radicalement nouveau dans cette histoire de
l’univers. Laplace se situait dans cette perspective. Son essai a été rédigé
avant la découverte de l’évolution biologique par Lamarck et Darwin, et avant
le célèbre mémoire de Sadi Carnot : Réflexions sur la paissance motrice du
feu… (1824), dans lequel Sadi Carnot établissait, ce qui a été vérifié et
étendu par la suite : dans la nature, il existe un certain sens temporel, qui
se manifeste par le fait que les réalités physiques et biologiques,
lorsqu’elles cessent d’être informées, tendent par elles-mêmes à se dégrader, à
se désagréger, à se décomposer, à retourner à la poussière, qui est l’état de
plus grande probabilité.

Dans l’univers, dans l’histoire
de l’univers telle que nous la connaissons aujourd’hui, nous savons maintenant
qu’il faut distinguer deux processus fondamentaux, tous les deux irréversibles,
et de sens contraires : l’un, c’est, au cours du temps, la croissance de
l’information. L’évolution biologique, c’est la croissance de l’information
génétique. – L’autre, c’est l’accroissement de l’entropie, ou tendance à la
dégradation.

Les phénomènes purement
mécaniques sont parfaitement réversibles et ne sont pas historiques. Une
machine n’évolue pas au cours du temps. Elle n’a pas d’histoire. Il n’y a pas
en elle de genèse. A la rigueur, et avec le temps, elle s’use. Mais elle ne se
développe pas. On peut parfaitement, connaissant un moment du temps de cette
machine, supposée bien huilée, prévoir son état à un moment quelconque du temps
à venir, car il ne s’y passe rien de nouveau, il n’y a pas d’invention
en elle, pas de création. Il n’y a que des répétitions.

L’erreur fondamentale de
Laplace, – ou son ignorance – c’est d’avoir assimilé le monde à une grande
machine, comme l’avait fait Descartes. En effet, si le monde est une machine,
alors, comme le dit Laplace, une intelligence connaissant parfaitement la compo­sition,
la constitution et l’état du monde à un moment donné, pourra connaître aussi
tous les moments ultérieurs du monde.  » L’avenir comme le passé sera
présent à ses yeux.  » Car, dans cette perspective mécaniste, et erronée,
l’avenir n’apporte rien de nouveau par rapport au passé. Il n’y a pas
d’évolution créatrice.

Mais le monde n’est pas une
machine. Le monde et un processus physique spatio-temporel au cours duquel constamment,
l’information augmente, un processus évolutif au cours duquel du nouveau
apparaît constamment. Contrairement à ce qu’imaginait Laplace, dans l’histoire
du monde telle que nous la connaissons maintenant, l’avenir et le passé ne sont
jamais symétriques par rapport au présent, en quelque moment que nous nous
placions. Il y a toujours plus, où que nous nous placions, dans l’avenir
que dans le passé. L’ultérieur est constamment plus riche, objectivement, que
le passé. Il y a plus d’être, plus d’information, des structures plus
complexes, des organismes plus perfectionnés, dans l’avenir que dans le passé.

S’il et vrai, – et cela est
incontestable – que l’univers n’est pas une machine statique et toute faite
(préformationisme) mais un processus en train de se faire progressivement (épigenèse)
alors il et bien évident qu’on ne peut pas déduire l’avenir du passé,
car, dans le passé, l’avenir ne s’y trouve pas, il ne s’y trouve aucunement. Il
y a plus d’information dans l’avenir que dans le passé. On ne peut pas déduire
une information nouvelle d’un état antérieur où cette information ne se
trouvait pas. On ne peut pas déduire les lois biologiques nouvelles qui allaient
apparaître sur les planètes, plus tard, de l’état du monde physique il y a dix
milliards d’années. Déduction implique préformation. Or, encore une fois, il
n’y a pas préformation, mais épigenèse, c’est-à-dire croissance de
l’information.

Le lecteur dira certainement :
 » Je croyais que j’allais lire un travail consacré à l’enseignement du
rabbi palestinien que l’auteur appelle Ieschoua, alors que tout le monde
l’appelle Jésus. Passons. Et voilà que je me trouve embarqué dans des
considérations sur l’entropie, le principe de Carnot, l’information, et la
conception du déterminisme proposée en 1814 par Laplace. Mais quel rapport tout
cela a-t-il donc avec notre sujet ? « 

– Un rapport étroit, intime.
Car tous ceux qui disent que les miracles du rabbi palestinien Ieschoua sont a
priori impossibles, se fondent sur une certaine vision du monde, une certaine
philosophie sous-jacente, une conception des lois de la nature et du déterminisme,
qui et justement celle de Laplace.

Car si l’on s’imagine que le
monde est une vaste machine comme l’imaginait Laplace, alors en effet les
 » guérisons  » du rabbi palestinien violent les  » lois
naturelles  » fixes et immuables qui caractérisent, dans cette hypothèse,
l’univers. C’est un scandale inadmissible. Nous, membres de l’Union
rationaliste
, nous déchirons, non pas notre robe comme le Grand Prêtre
lorsqu’il entendit le même rabbi palestinien tenir des propos qu’il jugea
scandaleux, – car nous ne portons pas de robe, – mais moralement nous déchirons
quelque chose pour protester contre ce scandale rationnel qu’est le miracle,
quel qu’il soit…

Des traditions nombreuses,
constantes et fort bien attestées prétendent que le rabbi Ieschoua guérissait.
S’il n’avait pas guéri, il n’aurait sans doute pas assemblé autour de lui des
foules si nombreuses. Du côté juif, d’ailleurs, on n’a pas nié qu’il ait guéri.
On a objecté qu’il guérissait par la puissance de satan, nous le verrons.

Ceci, c’est la question de
fait. Personnellement, je n’y étais pas, et ne peux donc pas me prononcer avec
certitude sur la question du fait, car je n’ai pas été témoin de ces guérisons.

Mais ce que je dis, c’est qu’il
n’est pas permis, du point de vue rationnel où nous nous plaçons, de déclarer a
priori impossibles ces guérisons  » miraculeuses « , car, au nom de
l’état de la nature que nous connaissons aujourd’hui, et au nom des lois
naturelles que nous avons dégagées aujourd’hui par analyse et induction, nous
n’avons pas le droit de légiférer sur le possible et l’impossible
, et de
déclarer que le rabbi ne pouvait pas procéder à ces guérisons qui ont
consisté, encore une fois, à ré-informer du dedans ce qui avait perdu
l’information, à régénérer ce qui était malade, à reconstituer en somme les
lois physiologiques détériorées.

Une intelligence placée par
hypothèse il y a dix milliards d’années, ne pouvait certes pas déduire,
de l’état de l’univers qui s’offrait alors à elle, les inventions, les genèses
ultérieures, les créations qui allaient avoir lieu plus tard. Car ces
inventions, l’invention de la vie, l’invention que constitue chaque espèce
vivante nouvelle, n’étaient pas précontenues dans les nuées d’hydrogène
qui constituaient, pour l’essentiel, l’univers il y a dix milliards d’années.

Mais une intelligence située à
ce moment du temps, de l’histoire de l’univers, ne pouvait pas non plus
déclarer légitimement que la genèse de la vie était impossible; que
l’invention des espèces vivantes, l’invention des organismes, des grandes fonctions,
la respiration, la circulation du sang, la sexualité, etc., que l’invention de
la vue et des cerveaux capables de pensée, que tout cela était impossible.
Il y a dix milliards d’années, dans l’univers, tout cela n’y était pas. Cela
n’y était d’aucune façon, ni  » en acte « , ni  » en puissance
« , ni  » en germe « . Cela était à faire, à inventer, mais cela
n’était pas encore inventé. On ne pouvait donc ni déduire l’avenir de l’univers
de son passé, ni déclarer que cette évolution créatrice ultérieure était impossible.

Au nom du passé, on ne peut pas
poser des limites ni imposer des interdits à une action créatrice en train
d’opérer.

Ce que je crains, c’est que le
démon de Laplace, s’il avait été membre de l’Union rationaliste, aurait
déclaré, en considérant avec sérieux et compétence l’état du monde il y a dix
milliards d’années :  » Non, rien de nouveau ne peut sortir de là.
L’univers est ce qu’il est. Il est défini par des lois physiques précises et
constantes. Prétendre que des inventions fantastiques – l’invention de la vie,
l’évolution biologique, les êtres pensants, – vont avoir lieu, ou peuvent avoir
lieu dans l’avenir, qui ne sont pas conformes aux lois naturelles existantes
aujourd’hui (en effet il y aura création de lois naturelles nouvelles) cela
n’est pas tolérable pour un rationaliste bon teint. Anathème à celui qui
prétend que cela est possible. « 

Un rationalisme authentique,
aujourd’hui, doit être un rationalisme non pas a priori, mais fondé sur
la méthode expérimentale et sur la connaissance expérimentale de l’univers. Or
l’univers se présente à nous aujourd’hui comme un processus évolutif,
c’est-à-dire un processus dans lequel, au cours du temps, du nouveau apparaît
constamment. L’information croît au cours du temps. Être rationaliste,
aujourd’hui, c’est voir cela, le reconnaître et le professer.

Le rabbi Ieschoua a-t-il ou
n’a-t-il pas guéri des gens dans la Palestine occupée par l’armée romaine, au
cours des années 30 de notre ère ? C’est une question de fait. Pour établir ce
fait, il faut examiner critiquement les témoignages, et raisonner sur eux. Mais
ce qu’il n’est pas permis de faire, c’est de déclarer a priori que ces
guérisons sont impossibles, au nom des  » lois naturelles  » et au nom
du  » déterminisme « , car encore une fois, le rabbi Ieschoua ne violait
pas les « .lois naturelles « . Il rétablissait les lois naturelles
physiologiques dans leur norme native. Cela n’est pas habituel, certes. Cela ne
se voit pas tous les jours. Mais nul ne peut dire que cela est a priori
impossible. C’est quelque chose de nouveau, pour nous. Le rabbi Ieschoua, s’il
a vraiment guéri des malades, a manifesté par là un pouvoir sur la nature, la
capacité de ré-informer du dedans ce qui était détérioré. Mais nous n’avons
aucun titre pour déclarer péremptoirement que cela et impossible. Car, il y a
dix milliards d’années, avec le même raisonnement, nous aurions pu tout aussi
bien dire que l’apparition de la vie était impossible, et, il y a deux ou trois
milliards d’années, en considérant les microorganismes qui étaient les seuls
représentants de la vie sur la terre, nous aurions pu dire que l’invention de
Mozart était absolument impossible.

Or Mozart est finalement né
dans la nature, et il n’était pas pré-contenu dans les nuées d’hydrogène d’il y
a dix milliards d’années, d’aucune manière, ni dans les gènes des
microorganismes d’il y a un ou deux milliards d’années. Il résulte d’une création
authentique, d’une information qui est allée croissante depuis les origines de
la vie.

 

 

Renan, dans la préface à la
treizième édition de sa Vie de Jésus, touche au problème du miracle. Il
est amusant de s’arrêter un instant sur les gros paralogismes dans lesquels il
s’enfonce. Voici le texte :

 » Quant aux réfutations de
mon livre,… qui ont été faites par des théologiens orthodoxes, soit
catholiques, soit protestants, croyant au surnaturel et au caractère sacré des
livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, elles impliquent toutes un
malentendu fondamental. Si le miracle a quelque réalité, mon livre n’est qu’un tissu
d’erreurs (…).

– Que si, au contraire, le
miracle est une chose inadmissible, j’ai eu raison d’envisager les livres qui
contiennent des récits miraculeux comme des histoires mêlées de fiions, comme
des légendes pleines d’inexactitudes, d’erreurs, de partis systématiques…

 » Et qu’on ne dise pas
qu’une telle manière de poser la question implique une pétition de principe,
que nous supposons a priori, ce qui est à prouver par le détail, savoir que les
miracles racontés par les Évangiles n’ont pas eu de réalité, que les Évangiles
ne sont pas des livres écrits avec la participation de la Divinité. Ces deux
négations-là ne sont pas chez nous le résultat de l’exégèse ; elles sont
antérieures à l’exégèse. Elles sont le fruit d’une expérience qui n’a point été
démentie. Les miracles sont de ces choses qui n’arrivent jamais ; les gens
Crédules seuls croient en voir ; on n’en peut citer un seul qui se soit passé
devant des témoins capables de le constater
; aucune intervention
particulière de la Divinité ni dans la confection d’un livre, ni dans quelque
événement que ce soit, n’a été prouvée. Par cela seul qu’on admet le
surnaturel, on est en dehors de la science, on admet une explication qui n’a
rien de scientifique, une explication dont se passent l’astronome, le
physicien, le chimiste, le géologue, le Physiologiste, dont l’historien doit
aussi se passer. Nous repoussons le surnaturel par la même raison qui nous fait
repousser l’existence des centaures et des hippogriffes : cette raison, c’est
qu’on n’en a jamais vu. Ce n’est pas parce qu’il m’a été préalablement démontré
que les évangélistes ne méritent pas une créance absolue, que je rejette les
miracles qu’ils racontent. C’est parce qu’ils racontent des miracles que je,
dis :  » Les Évangiles sont des légendes; ils peuvent contenir de
l’histoire, mais certainement tout n’y est pas historique.
<![if !supportFootnotes]>[8]<![endif]> « 

Notons tout d’abord que Renan
reconnaît franchement : ce n’est pas la critique du texte, ce n’est pas l’exégèse
scientifique du texte évangélique qui l’a conduit à rejeter le miracle. Le
rejet du miracle est chez Renan, il nous le dit, antérieur à l’exégèse du
texte. Ce rejet a donc un fondement philosophique.

En quoi consiste le
raisonnement par lequel Renan croit devoir rejetiez le miracle ?

Thèse :  » Les miracles
sont de ces choses qui n’arrivent jamais. Les gens crédules seuls croient en
voir. On n’en peut citer un seul qui soit passé devant des témoins capables de
le constater. La négation du miracle est  » le fruit d’une expérience qui
n’a point été démentie.

Le raisonnement de Renan serait
valable s’il avait une expérience exhaustive, dans l’espace et dans le temps,
de l’histoire humaine. Alors Renan pourrait dire, légitimement : Les miracles sont
de ces choses qui n’arrivent jamais. Ou plus précisément : Mon expérience,
exhaustive dans le temps et dans l’espace, me permet d’affirmer : Les miracles
sont de ces choses qui ne sont jamais arrivées, jusqu’à présent.

Si Renan avait de l’histoire
humaine une expérience exhaustive dans le temps et dans l’espace, il pourrait
dire cela. Ce qui réserverait l’avenir. Car une expérience même exhaustive du
passé de l’humanité ne permettrait pas encore de dire que, dans l’avenir, il
n’y aura pas de miracle. Car ce serait déclarer le miracle impossible, ce qui
n’et pas légitime, nous l’avons vu. Au nom du passé, nous ne pouvons pas
légiférer sur l’avenir, comme si le monde était une machine fixe dans laquelle
rien de nouveau ne se produit.

Or il est bien évident que
Renan n’avait pas une expérience exhaustive de l’histoire humaine, et par
conséquent il ne pouvait même pas affirmer que les miracles sont des choses qui
ne sont jamais arrivées.

Renan peut dire : Moi, Ernest,
je n’ai jamais vu de miracle. Je ne connais personne de sérieux et de compétent
qui en ait vu. Je n’ai jamais lu un auteur sérieux et en qui je puisse me
confier qui en ait vu de ses yeux. (Pascal est donc éliminé, lui et la sainte
Épine.) Par conséquent je doute de l’existence des miracles.

Cela serait légitime.

Mais Renan va plus loin. Il
déclare, au nom de son expérience limitée : » Les miracles sont de
ces choses qui n’arrivent jamais. « 

C’est justement ce qu’il ne
peut pas assurer, car il n’en sait rien. Si son expérience était exhaustive, il
pourrait à la rigueur dire qu’il n’y a jamais eu de miracle jusqu’à présent. Et
c’est tout. Mais comme son expérience est limitée dans l’espace et dans le
temps, il ne peut même pas affirmer cela.

Car justement au moment où
Renan écrivait ces lignes, il y avait des gens qui prétendaient qu’il y avait
des guérisons miraculeuses dans une grotte à Lourdes. Il suffisait de prendre
la calèche pour aller voir si cela était vrai ou non. Mais, en attendant, on ne
pouvait rien affirmer.

Mais, objectera le lecteur
solidement rationaliste, attention ! Renan n’a pas besoin d’avoir une
expérience historique exhaustive pour affirmer que les miracles n’arrivent
jamais. Car les miracles sont des absurdités, qui, on peut en être sûr sans
même se déplacer, ni faire d’enquête historique, n’arrivent jamais, car les
miracles sont des événements supposés qui brisent l’ordre naturel, qui font infraction
au déterminisme naturel, qui introduisent dans la nature une rupture, qui
violent, en somme, les lois naturelles.

Nous revenons donc à notre point
de départ, c’est-à-dire à la thèse selon laquelle le miracle est a priori
impossible et impensable. C’est la thèse défendue par l’Union rationaliste.
– Nous disons qu’elle n’est pas rationaliste du tout, car elle présuppose que
rien de nouveau ne peut survenir dans la nature ni dans l’histoire. Elle
présuppose un fixisme draconien, et une manière de préformationisme.

Précisons que nous ne traitons
ici que des guérisons supposées du rabbi palestinien. Nous ne songeons pas à
défendre des légendes fantastiques concernant des thaumaturges. Nous nous
demandons seulement si les guérisons qui sont prêtées par la tradition au rabbi
Ieschoua sont impossibles et impensables a priori, ou non. Nous
constatons que dans ces traditions, – comme à Lourdes d’ailleurs – il n’est pas
question de cul-de-jatte à qui Ieschoua aurait fait repousser les jambes, ni de
manchot à qui il aurait fait repousser les bras. Les guérisons ne sont
pas quelconques. Le rabbi guérit des aveugles, des épileptiques, des fous, des
mélancoliques, des paralytiques. C’est dire que, si ces traditions disent vrai,
le rabbi avait le pouvoir de régénérer des tissus, de réinformer le système
nerveux, etc.

Ce pouvoir est apparemment,
dans l’histoire de l’humanité, quelque chose de nouveau.

Je dis que je n’ai pas le
droit, pour autant, de déclarer que cela et impossible et impensable. Car je ne
connais le possible qu’à partir du réel, et non pas avant, comme l’a montré
Bergson. Assurer que Ieschoua n’avait certainement pas ce pouvoir, c’est
affirmer que rien de nouveau ne peut survenir dans l’histoire. Celui que les
chrétiens, à tort ou à raison, considèrent comme le Verbe créateur, la Pensée
créatrice de Dieu, n’aurait pas le pouvoir de réorganiser et de réinformer, de
recréer, ce qu’il a organisé, informé et créé.

A priori, par ailleurs, la guérison par
Ieschoua d’un aveugle ou d’un paralytique, d’un lépreux, n’est pas plus
étonnante que l’inven­tion de la vie il y a trois milliards d’années. Un peu
moins même : car le rabbi, si la tradition dit vrai, réinforme et réorganise ce
qui avait été déformé et désorganisé. Mais, en l’occurrence, il ne s’agit pas
d’une création de quelque chose de nouveau.

L’apparition de la vie,
l’apparition de chaque espèce nouvelle, est plus extraordinaire, plus
étonnante, plus improbable, que les guérisons, qui consistent à rétablir un
ordre qui a été troublé mais non pas à inventer un ordre, – une structure
organique -, nouveau.

Si l’on veut maintenir que les
miracles sont a priori impossibles, c’est que l’on a adopté, secrètement
ou consciemment, une conception des lois naturelles qui est fixiste, non
évolutive, préformationiste, – celle de Spinoza.

Dans le Traité
théologico-politique
, Spinoza écrit que la question du miracle,  » à
savoir si l’on peut accorder que quelque chose arrive dans la nature qui
contredise à ses lois ou ne puisse s’en déduire « , est  » purement
philosophique « . Spinoza estime donc, conformément à sa méthode, qu’il va
pouvoir traiter le problème par  » la lumière naturelle  » de sa raison,
a priori
<![if !supportFootnotes]>[9]<![endif]>.

Spinoza pose en principe que
 » la nature « , telle qu’il l’entend,  » conserve un ordre
éternel, fixe et immuable « . – Ce que nous savons aujourd’hui être faux.
La nature est en régime d’évolution, depuis des milliards d’années, et du
nouveau, des êtres nouveaux apparaissent constamment dans la nature, au cours
du temps. -Spinoza déduit de sa conception fixiste de la nature que le miracle
est impossible.

Il n’arrive rien qui soit
contre la nature… Elle conserve un ordre éternel, fixe et immuable…

 » Je montrerai aussi, par
quelques exemples tirés de l’Écriture, que l’Écriture elle-même, par décrets et
volitions de Dieu et conséquemment providence divine, n’entend rien d’autre que
l’ordre même de la nature, conséquence nécessaire de ses lois éternelles
<![if !supportFootnotes]>[10]<![endif]>. « 

Spinoza pose en principe que
l’action de Dieu est nécessaire et éternelle. C’est la doctrine de l’Éthique
: De la nécessité de la nature divine, ex necessitate divinae naturae,
doivent suivre en une infinité de modes une infinité de choses… (I, propos.
XVI). De la souveraine puissance de Dieu, ou de sa nature infinie, une infinité
de choses en une infinité de modes, c’est-à-dire tout, a nécessai­rement
découlé ou en suit, toujours avec la même nécessité, A summa Dei potentia,
sive infinita natura, infina infinitif modis, hoc est omnia, necessario effluxisse,
vel semper eadem necessitate sequi…
De même que toute éternité et pour
l’éternité il suit de la nature du triangle que ses trois angles égalent deux
droits (Prop. XVII, schol.).

Spinola pose d’autre part que
le miracle est ce qui contredit aux lois universelles de la nature. –
Nous avons montré que cela n’est pas exact en ce qui concerne les guérisons du
rabbi palestinien, qui vont pas contre les lois de la nature, mais consistent
au contraire à rétablir les lois biologiques normales. Ne pas confondre ce qui est
inhabituel et rare, avec ce qui est  » contraire  » aux lois de la
nature.

Spinola déduit de sa conception
de la  » nature « , fixe, non évo­lutive, et de sa conception du
miracle, supposé violer les lois supposées éternelles de la nature, que le
miracle est impossible et contradictoire.

En effet, si l’on admet la
majeure et la mineure du raisonnement. Mais la majeure est fausse, et la
mineure arbitraire.

 » Tout ce que Dieu veut ou
détermine, enveloppe une nécessité et une ‘vérité éternelles. Nous avons conclu
en effet de ce que l’entendement de Dieu ne se distingue pas de sa volonté, que
c’est tout un de dire que Dieu veut quelque chose et qu’il conçoit quelque
chose : la même nécessité qui fait que Dieu par sa nature et sa perfection
conçoit une chose comme elle et, fait aussi qu’il la veut comme elle est. Puis
donc que nécessairement rien n’est vrai, sinon par un décret divin, il suit de
là très clairement que les lois universelles de la nature sont de simples décrets
divins découlant de la nécessité et de la perfection de la nature divine. Si
donc quelque chose arrivait dans la nature qui contredît à ses lois
universelle, cela contredirait aussi au décret, à l’entendement et à la de
Dieu; ou, si l’on admettait que Dieu agit contrairement aux lois de la nature,
on serait obligé d’admettre aussi qu’il agit contrairement à sa propre nature,
et rien ne peut être plus absurde…

Il n’arrive donc rien dans la
nature qui contredise à ses lois universelles; ou même qui ne s’accorde avec
ses lois ou n’en soit une conséquence. Tout ce qui arrive en effet, arrive par
la volonté et le décret éternel de Dieu; c’est-à-dire, comme nous l’avons déjà
montré, rien n’arrive que suivant des lois et des règles enveloppant et des
règles qui enveloppent, bien qu’elles ne nous soient pas une nécessité
éternelle. La nature observe donc toujours des lois toutes connues, une
nécessité et une vérité éternelle, et par suite un ordre fixe et immuable…

 » De ces principes donc
que rien n’arrive dans la nature qui ne suive ses lois; que ses lois s’étendent
à tout ce que conçoit l’entendement divin; qu’enfin la nature observe un ordre
fixe et immuable, il suit très clairement que le nom de miracle ne peut
s’entendre que par rapport aux opinions des hommes
<![if !supportFootnotes]>[11]<![endif]> « 

 » Tant s’en faut donc que
les miracles, si l’on entend par là des ouvrages contraires à l’ordre de la
nature, nous montrent l’existence de Dieu; ils nous en feraient douter, au
contraire, alors que sans les miracles nous pourrions en être certains, je veux
dire quand nous savons que tout dans la nature suit un ordre fixe et immuable
<![if !supportFootnotes]>[12]<![endif]>. « 

 » Puisque les Lois de la
nature (…) s’étendent à une infinité d’objets et sont conçues par nous avec
une certaine sorte d’éternité et que la nature procède suivant ces lois dans un
ordre fixe et immuable, ces lois mêmes manifestent, dans la mesure qui leur est
propre, l’infinité de Dieu, son éternité et son immutabilité. Nous concluons
donc que, par les miracles, nous ne pouvons connaître Dieu, son existence et sa
providence et que nous pouvons les connaître bien mieux de l’ordre fixe et
immuable de la nature
<![if !supportFootnotes]>[13]<![endif]>. « 

 » Le miracle, en effet, se
produisant non hors de la nature, mais en elle, alors même qu’on le qualifie
seulement de sur-naturel, il interrompt encore nécessairement l’ordre de la
nature que nous concevons comme fixe et immuable en vertu des décrets de Dieu.
Si donc il arrivait quelque chose dans la nature qui ne suivit pas de ses
propres lois, cela contredirait à l’ordre nécessaire que Dieu a établi pour
l’éternité dans la nature par le moyen des lois uni­verselles de la nature;
cela serait donc contraire à la nature et à ses lois et conséquemment la foi au
miracle nous ferait douter de tout et nous conduirait à l’athéisme
<![if !supportFootnotes]>[14]<![endif]> « 

 » Nous concluons donc
absolument que tout ce que l’Écriture raconte vraiment comme étant arrivé,
s’est produit nécessairement suivant les lois de la nature, comme tout ce qui
arrive; et s’il se trouve quelque fait duquel on puisse prouver apodictiquement
qu’il contredit aux lois de la nature ou n’a pas été produit par elles, on
devra croire pleinement que c’est une addition faite aux Livres sacrés par des
hommes sacrilèges. Tout ce qui est contraire à la nature et en effet contraire
à la Raison; et ce qui est contraire à la Raison est absurde et doit en
conséquence être rejeté
<![if !supportFootnotes]>[15]<![endif]>

 » Tout cela fait connaître
très clairement que la nature observe un ordre fixe et immuable, que Dieu a
toujours été le même dans tous les siècles connus et inconnus de nous, que les
lois de la nature sont parfaites et fertiles à ce point que rien n’y peut être
ajouté ni en être retranché, et qu’enfin les miracles ne semblent quelque chose
de nouveau qu’à cause de l’ignorance des hommes
<![if !supportFootnotes]>[16]<![endif]>. « 

Tout le problème du miracle
dépend d’une certaine idée que l’on se fait de l’ordre. Si l’ordre de la
nature est, comme le pense Spinoza, quelque chose d’éternel, de fixe et de
stable, alors, bien entendu, l’introduction d’un ordre nouveau – par exemple la
guérison, par Ieschoua, de malades qui, autrement, auraient été vraisemblablement
incurables – est impossible. •

Mais toute la question est de
savoir s’il est vrai que l’ordre de la nature soit quelque chose de fixe et
d’immuable. Il y a dix mil­liards d’années, dans l’univers, il y avait un
certain ordre. Il y a d’ailleurs toujours un certain ordre, comme l’a montré,
là encore, le grand Bergson. Mais l’ordre de la nature il y a dix milliards
d’années n’était pas l’ordre de la nature il y a trois milliards d’années, ni
l’ordre de la nature il y a un milliard d’années, ni l’ordre de la nature
aujourd’hui. Car cet ordre a évolué. Il y a eu création d’ordres
nouveaux. C’est ce que Spinoza ne savait pas, et il n’y a pas lieu de le lui
reprocher. Mais il était imprudent d’interdire à. la nature de comporter des
innovations. Car nous savons aujourd’hui qu’elle est une histoire qui comporte
constamment des innovations. Interdire a priori au rabbi Ieschoua
d’apporter, d’introduire, sur certains points, un ordre nouveau dans la nature,
en guérissant les malades, c’est interdire à la nature elle-même d’évoluer et
de comporter des nouveautés. C’est interdire, en fait, la création. C’est
justement ce que fait constamment Spinoza, qui estime que l’idée de création est
absurde. Nier la possibilité du miracle, c’est nier la possibilité d’une création
nouvelle, ou d’une re-création qui est nouvelle aussi. C’est nier la liberté
créatrice de Dieu. C’est poser en principe le fixisme éternel de la Substance.

Il en va, en ce domaine, comme
de ceux qui, en politique, parlent constamment de  » l’ordre établi « ,
qu’ils défendent, et qui n’admettent pas la création d’un ordre différent,
nouveau, peut-être meilleur. Là aussi, c’est le fixisme de l’ordre, -on peut
dire : l’idolâtrie de l’ordre existant, -qui paralyse la pensée et l’action. L’action
humaine consiste à introduire dans la nature un ordre nouveau en créant de
l’information. C’est cela la liberté humaine : la capacité de créer de
l’information. Il n’est pas étonnant que Spinoza, qui nie la création, qui nie
la possibilité du miracle, lequel est une ré-information, nie aussi la liberté
humaine, qui est création d’information.

La polémique de Spinoza contre
le miracle repose, comme on le voit, sur les principes de sa philosophie,
exposée dans l’Éthique. Le monde procède de Dieu d’une manière éternelle et
nécessaire. Il n’y a pas de création libre, d’initiative créatrice. Le monde
n’eSt pas la création de Dieu, au sens biblique, mais l’expression de Dieu, sa
manifestation éternelle et nécessaire, découlant de l’essence divine, et non
d’une initiative de la liberté divine.

Concluons cette digression sur
le problème des guérisons opérées par Ieschoua. La question de savoir si cela est
vrai ou non est une question de fait, qui relève de l’histoire, et d’une
méditation sur l’histoire, mais il n’est pas possible a priori d’en
décider, car ce serait prétendre que rien de nouveau ne peut arriver dans la
nature et dans l’histoire, ce qui est faux. Contrairement à ce que pensaient
Spinoza et Renan, la question du miracle ne peut pas être éliminée antérieurement
à l’exégèse des textes, par voie philosophique. La question est
philosophiquement ouverte, et non fermée.

Dans une création inachevée,
comme c’est le cas, rien n’empêche le créateur de continuer à inventer, comme
il le veut, des êtres nouveaux, qui ne préexistaient d’aucune façon. En
inventant, en créant les êtres vivants, il y a trois milliards d’années sur
notre planète, le créateur ne  » violait  » pas les lois physiques
existantes dans l’univers dépourvu de vie. Il informait du dedans ces lois physiques,
la réalité physique, la matière, et créait un type nouveau de réalité. Au nom
de l’ordre ancien, il n’est pas permis d’interdire la genèse d’un ordre
nouveau, car l’ordre nouveau ne détruit pas l’ordre ancien, mais l’achève, et
l’utilise pour inventer des structures nouvelles.

S’il est vrai que le rabbi
Ieschoua a guéri des malades, comme l’assurent des traditions très bien
attestées, convergentes, et qu’il est difficile de mettre en doute, car c’est
la genèse du christianisme qui alors devient inexplicable, – s’il est vrai
qu’il a guéri des malades, alors cela prouve qu’il avait le pouvoir de
ré-informer et de ré-organiser ce qui était désorganisé et ce qui avait perdu
l’information normale. Dans ce cas il ne viole ni ne détruit aucune loi
naturelle. Au contraire, il les restaure. Si cela est vrai, cela prouve
simplement qu’il avait un pouvoir analogue au pouvoir créateur, car, comme nous
l’avons dit, guérir, ré-informer, c’est en somme re-créer ce qui était abîmé.

Les objections de Spinoza et de
Renan sont donc nulles et non avenues.

 

II. L’ENSEIGNEUR

 

 

Par ces premiers textes que
nous avons lus, nous avons vu que, dès le début de son activité, Ieschoua
exerce deux fon&ions fondamentales, qu’il continuera d’exercer tant qu’il
sera vivant sur la terre de Palestine : il guérit et il enseigne.

Nous avons vu que guérir, c’est
ré-informer, ré-organiser, du dedans, des organismes malades et détériorés.

Mais enseigner, c’est
communiquer une information, dans un autre sens.

Le terme » information
« , nous l’avons rappelé dans notre précédent essai sur le problème de
la Révélation
, comporte deux significations fondamentales. Il signifie
d’abord : ce qui donne à une multiplicité d’éléments disparates une unité
organique, une structure subsistante. C’est la forme, au sens aristotélicien,
le lien, le sundesmos qui fait d’une multiplicité une unité
substantielle. Ainsi, dans un organisme vivant, une multiplicité d’atomes et de
molécules est intégrée dans l’unité subsistante d’un organisme qui, dans le cas
de l’homme, est sujet. Cette  » forme  » qui subsiste en intégrant une
multiplicité d’éléments dans l’unité d’un corps vivant, Aristote l’appelle
aussi  » l’âme « , psuchê.

C’est le premier sens du mot information.

Mais il existe un second sens
du terme information. C’est le sens bien connu : un enseignement, une
connaissance, communiquée, par quelqu’un qui sait, à quelqu’un qui ne sait pas.
On communique une information lorsqu’on communique une connaissance, une
science.

Eh bien, nous le notions dans
notre précédent travail, ce qui est remarquable, et ce que la biologie
contemporaine a découvert, c’est que les deux sens du mot information se
rejoignent. Un organisme vivant est une structure, une forme, qui subsiste et
vit, se développe et se reproduit, parce qu’il contient, dans ses gènes, un
message, une information au sens d’enseignement, qui a fourni les instructions
pour construire cet organisme hautement complexe. Dans les gènes, qui sont des structures
moléculaires très complexes, il y a un message, un enseignement.

Les deux sens du mot
information se sont rejoints, et nous permettent par ailleurs de retrouver ce
qui fut sans doute l’intui­tion génuine d’AriStote, lorsqu’il exposait, lui le
naturaliste, que la forme constitutive de l’organisme, c’est une idée, eidos.
La biologie contemporaine permet de vérifier et de donner un fondement
biochimique à la pensée de Claude Bernard : un organisme est informé par une idée
directrice
.

Dans le cas du rabbi Ieschoua,
nous le verrons, ces deux significations du mot information vont se retrouver
analogiquement. Il et permis d’utiliser pour son oeuvre les analogies
biologiques, parce que son oeuvre est en fait oeuvre de vie, et lui-même a
utilisé constamment les analogies biologiques pour expliquer l’économie de
cette œuvre qu’il était en train de réaliser.

Dans le cas de Ieschoua, nous
avons noté qu’il réorganise et réinforme des organismes malades. Mais, en
enseignant, en com­muniquant une information qui est une science, la science du
royaume de Dieu en genèse, il crée aussi, il organise aussi, une humanité
neuve, et il constitue un corps : l’assemblée des hommes et des femmes
qui vont vivre et penser, selon cet Enseignement. Corps non pas au sens
métaphorique et atténué, mais au sens fort, dont l’ordre biologique est une
analogie déficiente. L’assemblée qu’il va créer par son Enseignement est un
corps réel, c’est-à-dire une multitude de personnes intégrées dans l’unité d’un
organisme dont le Verbe incarné et le principe d’information, l’âme même.
L’Église n’est pas un corps au sens où nous parlons du » corps  » des
avocats ou des médecins : signification seulement juridique, ensemble qui n’est
pas un organisme. Dans le cas de l’Église, qui est fondée et constituée par
l’enseignement du rabbi, il s’agit d’un organisme en un sens ontologique, une
unité substantielle dont les personnes sont les éléments libres, a&ifs,
créateurs, mais inséparables, sous peine de mort, de l’unité du corps. C’est le
corps en tant que tel qui a reçu l’information, au double sens du terme dégagé
par la science de la vie.

Après Spinoza qui, nous l’avons
vu dans notre précédent travail, s’est efforcé avec acharnement de rabaisser la
dignité et la valeur des prophètes d’Israël du point de vue de la connaissance
et de l’intelligence, en affirmant qu’ils n’avaient reçu aucune science, aucune
connaissance, et que le prophétisme ne concernait que l’imagination, mais non
l’intelligence, – nombre d’auteurs ont voulu méconnaître ou minimiser la
fon&ion d’enseignement du rabbi Ieschoua. C’est ainsi que, nous l’avons
noté dès le début, on en est venu à réduire l’enseignement de l’Évangile à
n’être qu’une  » morale  » elle-même réduite au précepte :  »
Aimez-vous les uns les autres. « 

Et c’est pourquoi on n’enseigne
pas dans les universités, en France du moins, le contenu de la doctrine du
rabbi juif crucifié sous Tibère. On enseigne, on met au programme des licences
de philosophie, la doctrine morale de Platon, l’éthique d’Aristote, Épicure,
Sénèque, Épictète, et puis, après avoir sauté en général quelque seize siècles,
la morale de Descartes, l’éthique de Spinoza, la morale de Kant, et puis
Nietzsche. Mais jamais l’enseignement de Ieschoua.

Pour justifier cette manière de
faire, on convient de répéter qu’il n’y a pas d’enseignement évangélique, qu’il
n’y a pas réellement dans les Évangiles une doctrine, un contenu qu’on puisse
enseigner, mais seulement une vague morale philanthropique, des  »
préoccupations de fraternité et d’assistance mutuelle  » comme l’écrivait
É. Bréhier dans son Histoire de la Philosophie.

 » Le christianisme ne
s’oppose pas à la philosophie grecque comme une doctrine à une autre doctrine.
La forme naturelle et spontanée du christianisme n’est pas l’enseignement didactique
et par écrit, Dans les communautés chrétiennes de l’âge apostolique, composées
d’artisans et de petites gens, dominent les préoccupations de fraternité et
d’assistance mutuelle dans l’attente d’une proche consommation des choses. Rien
que des écrits de circonstances, épîtres, récits de l’histoire de Jésus, actes
des apôtres, pour affermir et propager la foi dans le royaume des cieux; nul
exposé doctrinal cohérent et raisonné
<![if !supportFootnotes]>[17]<![endif]>. « 

 » Le christianisme, à ses
début, n’est pas du tout spéculatif; il est un effort d’entraide à la
fois spirituelle et matérielle dans les communautés
<![if !supportFootnotes]>[18]<![endif]>. « 

Après avoir rédigé son Histoire
de la Philosophie
, É. Bréhier eut l’heureuse idée de demander à un éminent
indianiste, auteur d’un remarquable ouvrage sur la Philosophie comparée,
d’écrire un tome supplémentaire intitulé : la Philosophie en Orient.

Voici ce qu’on lit au sujet des
prophètes d’Israël :

 » Les nebî’im
créent la foi : ils voient et ils font voir, ils éprouvent et font éprouver,
ils imaginent et font imaginer. Ils ne pensent point, mais se donnent
pour porte-parole des décrets divins. Ils agissent par passion, par colère, par
indignation
<![if !supportFootnotes]>[19]<![endif]>. « 

On voit que la doctrine de
Spinoza concernant les prophètes d’Israël est fidèlement transmise dans
l’université française !

Nous avons vu, dans notre
précédent travail, sur quelques points au moins, quel est le contenu de l’enseignement
des prophètes d’Israël. Nous avons noté aussi quelle est leur méthode d’ensei­gnement.
Ils ne parlent pas une langue abstraite. Ils ne s’adressent pas à des  »
lettrés « . Ils s’adressent au peuple d’Israël, et ils parlent une langue
compréhensible pour ce peuple composé de paysans, d’artisans, de bergers, de
soldats.

Le rabbi Ieschoua, comme les
prophètes hébreux d’autrefois, va utiliser, pour enseigner, la technique du mâschâl.
Le mâschâl, que le Nouveau Testament grec désigne par le mot parabolè,
rendu dans nos traductions françaises par parabole (ce qui est très
éclairant…) et une comparaison, une analogie, dont l’un des termes et une
réalité sensible, expérimentale, offerte à tous, donnée dans l’expérience
commune, – et l’autre terme une réalité spirituelle, qu’il s’agit précisément
de faire connaître. Pour enseigner les choses spirituelles, les choses
mystiques, les lois ontologiques et ontogénétiques du royaume de Dieu qui et en
train de se former, c’est-à-dire les conditions ontologiques de la création
d’une humanité nouvelle, sainte, habitée, pénétrée, informée par la vie divine,
les conditions de la divinisation, le rabbi Ieschoua procède à partir des
réalités expérimentales données dans la vie quotidienne. Il ne passe pas par
l’intermédiaire de l’abstrait pour aller au spirituel.

Il part du concret sensible
pour aller au concret spirituel et mystique.

La différence, très importante,
entre le mâschâl hébreu et l’allégorie, c’est que, dans le mâschâl
hébreu, le point de départ est toujours une donnée sensible concrète, une
réalité expérimentale quotidienne, offerte à la connaissance de tous, et jamais
une réalité fantastique. Tandis que, dans l’allégorie, l’un des termes peut
être une composition fantastique, sans fondement expérimental. Encore une fois,
Ieschoua s’adresse à des paysans et à des ouvriers, qui ont les pieds sur la
terre. Il ne fait pas d’allégorie. Il procède à partir de l’expérience commune.

Cette méthode d’enseignement
des choses spirituelles se justifie dans l’univers de la pensée biblique,
puisque, selon la pensée biblique, la création tout entière est l’oeuvre de
Dieu, effectuée par la parole et la sagesse incréée de Dieu. Il n’est donc pas
absurde, dans cette perspective, d’utiliser les éléments sensibles, le pain, le
vin, l’eau, la terre, l’huile, le sel, le feu, etc., et les réalités de la vie
quotidienne pour enseigner des réalités d’ordre spirituel.

Car les réalités sensibles ne
sont pas, par elles-mêmes, privées de signification. Nous sommes très loin,
nous sommes aux antipodes de la conception platonicienne du sensible : le
sensible séparé de l’intelligible, l’intelligible séparé du sensible, le
sensible privé par nature de signification, d’intelligibilité.

Au contraire, dans l’univers de
la pensée hébraïque, le sensible est par nature et par constitution signifiant
et porteur d’une substance intelligible.

Lorsque le rabbi Ieschoua
utilise les réalités sensibles et les faits de la vie quotidienne pour
enseigner les musteria – les secrets que l’on se communique de bouche à
oreille – de la genèse du  » royaume de Dieu « , c’est-à-dire de
l’humanité divinisée, il s’appuie sur une analogie entre la création présente,
oeuvre de la Parole créatrice et incréée de Dieu, et la création à venir, celle
qui est en train de se faire, par l’oeuvre aussi de l’Enseignement qui vient de
Dieu.

La première création, celle de
la nature, était, selon la tradition hébraïque, l’oeuvre de la Parole créatrice
de Dieu. La seconde création, celle que Ieschoua est en train d’effectuer, est
aussi l’oeuvre de la parole créatrice. Mais, cette fois-ci, la parole s’adresse
à des êtres qui peuvent la recevoir ou ne pas la recevoir. C’est la différence
entre l’histoire naturelle et l’histoire humaine.

Les philosophes et les  »
lettrés  » de formation gréco-latine s’y sont trompés, et ont considéré
avec mépris – le mépris don témoigne Émile Bréhier – ce rabbi juif qui
prétendait enseigne des vérités intelligibles en parlant du grain de blé qui
tombe terre, du levain qu’une femme met dans la pâte, du mouton qui e égaré, etc.
Selon les  » lettrés  » de formation occidentale, on ne parvient au
spirituel qu’en passant par l’abstrait et le conceptuel le sensible étant
considéré par lui-même comme privé de contenu intelligible, privé
d’information, – c’est la thèse platonicienne qu’on retrouve au fondement de la
Critique de la Raison pure d’Emmanuel Kant.

Dans la méthode de
l’enseignement évangélique, la parole ou pour parler grec, puisque cela se
porte, le logos, est communiqué par l’intermédiaire des réalités
sensibles et concrètes. L’enseignement est communiqué par et dans la réalité
sensible, qui selon la pensée biblique, est créée par la Parole et par
l’Intelligence. En somme, on ne va pas de ce qui serait privé par soi de
signification et d’intelligibilité, à l’intelligible. On va de ce qui est par
nature gorgé de signification, la réalité sensible, à une autre réalité, une
réalité ultérieure, que l’on veut désigner, suggérer, enseigner.

Notons que si le rabbi Ieschoua
s’y était pris autrement pour enseigner, d’abord il n’aurait pas pu communiquer
le contenu de son enseignement à des hommes et à des femmes qui étaient des
paysans, des artisans, des bergers, des soldats, mais non des  » lettrés
« . – Et de plus, lorsque son enseignement va être traduit en toutes les
langues humaines, s’il avait été exprimé dans une langue savante, riche,
complexe, dans une langue de  » mandarin  » fruit d’une longue
tradition et civilisation de lettrés, – comment son enseignement aurait-il pu
être traduit et communiqué, au cours des siècles, au paysan africain, au paysan
chinois, au pêcheur irlandais, au docker américain, au garçon de café de Paris
ou de Londres ?

La pauvreté de la langue
des Évangiles est la condition de sa capacité d’expansion universelle. Parce
que l’enseignement évangélique n’a pas été exprimé dans une langue prisonnière
d’une civilisation particulière très différenciée et riche, il peut être
traduit et communiqué en toutes les langues des hommes, aux plus pauvres des
hommes. Si l’enseignement évangélique avait été enfermé dans la richesse d’une
langue trop évoluée, il serait resté prisonnier de la culture et de la
civilisation dans laquelle il serait né. Il n’aurait pas été communicable à
l’universalité des hommes. Il n’aurait pas pu être répandu sur toute la surface
de la terre, il n’aurait pas pu devenir  » catholique « .

Nous verrons par ailleurs que cette
pauvreté et cette simplicité dans les moyens d’expression n’enlèvent rien à la
richesse inépui­sable et inépuisée du contenu intelligible enseigné. En fait,
il y a plus de richesse intelligible dans un grain de blé qui tombe en terre
que dans tous les discours abstraits. Et, nous le verrons, il est impossible de
rendre, sans perdre de la substance, le contenu intelligible des paraboles
en les traduisant en langage abstrait.

 

III. LE
PRIVILÈGE DE LA PAUVRETÉ

 

 

Luc nous dit que
le rabbi Ieschoua, au début de son activité missionnaire, entra un jour, comme
il en avait l’habitude, dans la
synagogue de son
village, Nazareth, et, comme c’était l’usage,
il fit la lecture
à voix haute d’un texte de la bibliothèque sacrée. Ieschoua choisit de lire un
texte qui se trouve dans le rouleau des oracles du prophète Isaïe (du VIIIe
siècle avant notre ère). Le texte choisi ce jour-là n’est pas, en réalité,
d’Isaïe lui-même, mais d’un prophète inconnu postérieur à l’exil sans doute, du
VIe siècle avant
notre ère. Dans ce
texte, on trouve certains thèmes fondamentaux
de ce que sera l’enseignement évangélique : Ponélion (mâschâcb) par
l’Esprit de Dieu, l’annonce (besoreta, euangellion) aux pauvres, aux anawim,
la
guérison des malades, la libération des captifs… Ieschoua prend pour
lui ces thèmes du prophète anonyme du VIe siècle. Il va les
accomplir, les réaliser concrètement :

Luc,
4, 16 :  » Il vint à Nazareth, où il avait été élevé, et il entra selon son
habitude, le jour du sabbat, dans la synagogue, et il se
leva pour faire la lecture. On lui donna le rouleau du prophète Isaïe.
Ayant déroulé le rouleau, il trouva l’endroit où il était écrit

Isaïe, 6I, I :  » L’Esprit du Seigneur Yhwh et sur moi, parce que
Yhwh m’a oint.

 » Pour annoncer une heureuse nouvelle aux pauvres
(anawim) il
m’a
envoyé, pour panser ceux qui ont le coeur brisé, pour procla­
mer la libération aux déportés
et aux captifs l’ouverture des yeux… « 

 » Ayant roulé le livre, il
le rendit à l’employé et s’assit. Et les
yeux de tous, dans la synagogue, étaient fixés sur
lui. Il commença
à
leur dire : Aujourd’hui, cette écriture est accomplie à vos
oreilles… « 

L’Évangile de Matthieu nous rapporte que le prophète
du désert de Juda, Iohannan, qui baptisait dans le Jourdain, et qui avait été
arrêté et incarcéré, envoie à Ieschoua quelques-uns de ses disciples
pour l’interroger. Ieschoua leur
répond en leur indiquant ce qu’il
fait :
il guérit les malades et il enseigne les pauvres, ceux qui sont d’ordinaire
négligés dans le monde. C’est un signe pour Iohannan

Mat. II, 2 :  » Iohannan entendit dans sa prison les actes
(les
oeuvres) du Meschiach. Il lui envoya ses disciples et lui dit par leur intermédiaire : est-ce que toi tu es celui qui doit
venir, ou bien devons-nous en attendre un autre ?

 » Ieschoua répondit et leur dit : allez et annoncez à Iohannan ce que vous voyez et ce que vous
entendez. Les aveugles retrou­
vent la
vue, les boiteux marchent, les lépreux sont purifiés de leur lèpre et les sourds
entendent, et les morts se lèvent et les pauvres
reçoivent l’heureuse annonce.
Heureux celui qui ne trouvera pas
en moi
un obstacle sur lequel il butera et tombera. « 

Ieschoua a donc choisi, dans la tradition hébraïque, le genre de » messianisme  » qui va être le sien. Il va
tout droit, directement, et d’abord, à ceux qui, dans le monde, sont au rebut,
ceux dont personne ne s’occupe : les pauvres, les malades, les éclopés, les
affreux, les parias.

Parmi
les doctrines que nous connaissons par d’histoire de l’humanité, le plus
souvent les  » maîtres « , les  » sages « , les  » phi
losophes « , ceux qui
enseignent, et veulent communiquer une
doctrine excellente, s’adressent
à une élite, à une catie privilégiée,
par la fortune et par la culture. Platon a élaboré un système
pyramidal de castes, en haut duquel se trouvent les philosophes, et en bas, les
travailleurs manuels. Pour Aristote aussi, la sagesse impli
que et pré requiert le loisir. Le
loisir des uns implique l’esclavage
des
hommes qui travaillent.

Voici,
dans d’histoire de la pensée humaine, un  » docteur  »
un  » enseigneur  » qui va
droit aux pauvres, aux parias, aux mépri
sés et aux humiliés, aux malades, aux éclopés, aux
prisonniers.

Dans l’ontologie hébraïque nous
l’avons vu dans des travaux
antérieurs, l’existant
particulier concret a un prix, une valeur.
Les existants
multiples ne sont pas une apparence ni une illusion. Toute l’éthique, tout
l’humanisme biblique et fondé sur cette
conception
de la valeur de l’existant singulier, irremplaçable.
C’est
pourquoi le crime contre l’homme, quel qu’il soit, et, selon
la tradition hébraïque, le péché le plus grave, après l’idolâtrie.  »
Tu ne tueras pas… « 

Tout le
monde connaît ce texte célèbre de la Bhagavad-Gîta dans
lequel le dieu explique à l’un
des princes qui va entrer dans la
bataille
qu’il n’a pas à
craindre de tuer, ni à s’émouvoir.

 » Si le tueur croit qu’il tue, si le tué croit qu’il est tué, ni
l’un
ni l’autre n’ont
la vraie connaissance : celui-ci n’est pas tué, l’autre ne tue pas…  »
disait déjà la Katha Upanishad
<![if !supportFootnotes]>[20]<![endif]>. La Bhagavad-Gîta développe :  » Tu
t’apitoies là où la pitié n’a que faire, et tu prétends parler raison. Mais les
sages ne s’apitoient ni sur ce qui
meurt ni sur ce qui vit. Jamais temps où nous n’ayons existé, moi comme toi, comme tous ces princes; jamais dans
l’avenir ne
viendra
le jour où les uns et les autres nous n’existerions pas.
L’âme, dans son corps présent, traverse l’enfance, la
jeunesse, la vieillesse; après celui-ci elle revêtira de même d’autres corps.
Le
sage ne s’y
trompe pas… Les corps finissent; l’âme qui s’y enve­
loppe est éternelle, indestructible,
infinie. Combats donc, ô
Bhârata
! Croire que l’un tue, penser que l’autre est tué, c’est également se tromper;
ni l’un ne tue ni l’autre n’est tué. Jamais de naissance, jamais de mort;
personne n’a commencé ni ne cessera d’être; sans commencement et sans fin,
éternel, l’Ancien (= l’Ame)
n’est pas frappé quand le corps est frappé. Celui qui
le connaît pour
indestructible,
éternel, sans commencement et impérissable, comment cet homme, ô fils de
Prithâ, peut-il imaginer qu’il fait tuer,
qu’il tue ? Comme un homme
dépouille des vêtements usés pour en
prendre des neufs, ainsi l’âme, dépouillant ses corps usés, s’unit à d’autres, nouveaux. Le fer ne le blesse pas plus que
le feu ne la brûle, ni l’eau ne la mouille, ni le vent ne la dessèche. Elle ne
peut être ni blessée, ni brûlée, ni mouillée, ni desséchée
<![if !supportFootnotes]>[21]<![endif]>. « 

On voit par ces textes comment une métaphysique, une ontologie, et une anthropologie, peuvent comporter des
conséquences du point de vue de l’éthique et de l’humanisme. S’il est vrai que
le monde des existants multiples n’est qu’une apparence, s’il est vrai qu’en
réalité seul l’Un, le Brahman, existe; si l’âme humaine et par nature
divine, si elle passe de corps en corps, et si l’existence dans les corps est
un exil, – alors en effet, tuer n’est pas quelque chose de fondamentalement
mauvais, ni même d’important. C’est un coup d’épée dans une illusion. Dans le
tissu des illusions, dans ce
songe, dans cette apparence qu’et le monde de l’expérience, je détruis
un être ? Mais cet être, en tant que singulier, n’était lui-
même qu’apparence. Ce qui existe vraiment en lui,
l’âme univer
selle, ne peut pas être détruit. Il n’y a donc pas en réalité d’acte de tuer, il n’y a pas de mort, si
par mort on entend l’annihilation
d’un
être personnel, pas plus qu’il n’y a de naissance, si l’on entend par naissance
un réel commencement d’être. Car la naissance n’est
qu’une  » émergence « ,
au niveau des apparences, d’un être qui
existait déjà auparavant, qui existait
depuis toujours. Il n’y a pas
de
commencement d’être, il n’y a pas non plus de fin.

Dans la
tradition de l’ontologie hébraïque au contraire, les
êtres particuliers, singuliers, personnels ont une existence réelle et
non illusoire. Il en résulte que les détruire ou les dégrader est
un acte de portée ontologique. La naissance des êtres constitue un
véritable commencement. Elle n’est pas la chute d’une âme
préexistante. Si la mort n’est pas une annihilation, l’acte de tuer est cependant un crime, car l’existence humaine corporelle dans ce monde est bonne et nécessaire. Elle n’est pas une apparence ni un
malheur.

La Bhagavad-Gîta
nous dit de ne pas prendre pitié. Nous verrons plus loin que le rabbi juif
Ieschoua enseigne au contraire l’excel
lence de la pitié, qui porte sur
le malheur très réel, sur la souffrance
réelle, d’êtres distincts et personnels qui ne sont
pas des illusions. L’absence de pitié repose sur le sentiment que la souffrance
des autres n’est qu’une apparence, un songe.

Le juif
Ieschoua commence par soigner les malades. Il attache
donc une importance à leurs
souffrances et à leurs infirmités.
Il ne considère pas que cela soit négligeable ni illusoire. Il s’occupe d’eux en médecin. Il soigne ce que, dans les
anthropologies dua
listes, on appelle  » le corps « , et ce qui, pour
l’anthropologie
hébraïque, est tout simplement l’homme.

Il va
vers les plus pauvres et il leur enseigne qu’ils ont, sans le savoir, un
privilège, un avantage :

Math. 5, I s. :  » Voyant les foules, il monta dans la montagne. Il s’assit et ses disciples (ceux qui apprennent de
lui, ceux qui reçoivent de lui l’enseignement) s’approchèrent de lui. Il ouvrit
la bouche et il les enseigna en disant :

« Heureux
les pauvres (en esprit)

Car à eux
appartient le royaume des cieux.

 » Heureux ceux qui pleurent,
car ils seront consolés.

 » Heureux ceux qui ont faim et
soif (de la justice) car ils seront rassasiés
<![if !supportFootnotes]>[22]<![endif]>… »

 

Luc, 6, 20 :
 » Heureux, les pauvres, car vôtre et le royaume
de Dieu.

 » Heureux
vous qui avez faim maintenant, parce que vous serez rassasiés « 

Cette affirmation est non seulement
paradoxale par rapport au système de valeurs communément admis parmi les
hommes, – ce
sont les riches qui sont
heureux, et les pauvres sont malheureux,
mais, bien plus,
elle paraîtra scandaleuse à beaucoup, aujourd’hui
surtout.
Car enfin, dire des hommes qui ont faim, qui souffrent
de la misère jusqu’à en mourir, qui sont opprimés, exploités, humiliés,
dégradés en leur humanité, qu’ils sont heureux, n’est-ce pas une dérision ?
Dire que les pauvres sont heureux, n’est-ce pas apporter sa caution à un ordre
d’injustice, d’oppression, d’exploi
tation de
l’homme par l’homme
<![if !supportFootnotes]>[23]<![endif]> ? N’est-ce pas
justifier, avec
légèreté, la misère des victimes de l’état de choses
qui sévit dans l’humanité ? N’est-ce pas fournir aux riches, aux oppresseurs,
une
excuse inespérée ? N’est-ce pas enlever aux
pauvres la vigueur de la,
colère et de la révolte nécessaire ? N’est-ce pas
endormir les pauvres,
leur fournir une consolation illusoire,
qui leur ôtera, s’ils s’y laissent prendre, la volonté de sortir de leur état
de pauvreté ?

La doctrine
morale des prophètes d’Israël, ce qu’on peut appe
ler leur humanisme, est caractérisé, on le sait, par un mot qui revient
constamment dans leur bouche : la tsedaka, la justice.

La justice, dans la langue et dans
la pensée des prophètes hébreux, n’
est pas seulement d’ordre juridique. Elle comporte une richesse et une plénitude de sens qui débordent largement le
juridique. La justice, chez les prophètes, et, plus généralement dans la Bible
hébraïque, c’est la vérité
ontologique d’un être, c’est-à-dire sa
sainteté. Mais elle est aussi exigence de justice
humaine, concrète, condamnation des inégalités scandaleuses qui se sont
instaurées
après que les enfants d’Israël se furent installés en terre de Canaan, condamnation de l’accumulation des terres et des
richesses, de
l’exploitation des pauvres. Il suffit de relire Amos, prophète du vine siècle avant notre
ère, Osée et Isaïe, au vine siècle aussi,
Jérémie au vire siècle.

Lorsque le rabbi Ieschoua, qui se
situe dans la tradition et
dans la
lignée des prophètes d’Israël, enseigne :  » Heureux les pau
vres, les anawim», il ne
veut certainement pas justifier l’ordre d’injus
tice régnant, ni lui apporter sa caution, ni aucun
encouragement.

La proposition  » heureux les pauvres « ,
comporte vraisembla
blement plusieurs niveaux de signification et de vérité. Elle s’applique en divers ordres où elle se vérifie.

D’abord, dans l’ordre social et
politique, les pauvres peuvent
sans
doute être dits  » heureux « , en ce sens qu’ils sont les vidimes, et
non les oppresseurs, les exploiteurs, les affameurs, les massacreurs. Lorsqu’on
connaît la doctrine biblique concernant la
colère de Dieu, qui s’accumule,
nous disent les prophètes, sur
ceux qui massacrent, exploitent, oppriment, avilissent l’homme, leur compagnon d’existence, on peut concevoir en quel
sens, pour
commencer,
le rabbi Ieschoua a pu dire que les pauvres, eux,
étaient heureux.

Mais ce n’est pas tout.

La proposition complémentaire est
fournie par Luc :

Malheur à vous, les riches, car vous avez reçu
votre
consolation.

 »
Malheur à vous, qui êtes remplis maintenant, car vous aurez faim…  »
(Luc, 6, 24.)

Nous
parvenons ici, semble-t-il, à un niveau plus profond de signification et de
vérité, qui n’est plus seulement social et poli
tique, mais existentiel et
ontologique. Les riches sont dits » malheureux car ils sont remplis, ils
sont consolés, ils sont satisfaits, ils sont comblés.

La
pauvreté, c’est le manque. La richesse, c’est la saturation,

Dans l’ontologie biblique, nous l’avons rappelé dans notre précédent ouvrage, la thèse
fondamentale dont tout le reste
dépend
— et c’est en cela que l’ontologie biblique se distingue de
l’ontologie de Parménide et de
celle d’Aristote, — le monde, et
tout ce qu’il contient, ne constituent pas l’Être pris absolument, l’Être absolu, éternel, suffisant. Le monde, et tout
ce qu’il contient,
sont
bien de l’être, de l’être réel et non une apparence. Mais cet
être est radicalement insuffisant, du point de vue
ontologique. Il
dépend,
fondamentalement, d’un autre qui, lui, est l’Être absolu
Le monde n’est pas Dieu, et Dieu n’est pas le monde.
L’ontologie biblique est une ontologie de la dépendance, qui s’exprime, on
sait, par la notion de création.

C’est cela qui fera tellement horreur à Spinoza et à Fichte : la notion de création, que Fichte considère
comme » l’erreur philosophique absolue « .

L’idolâtrie, nous l’avons vu aussi dans notre
précédent essais, consiste essentiellement à conférer aux êtres du monde des
caractères ou des attributs qui ne conviennent qu’à Celui qui est l’Être
absolu. L’idolâtrie consiste à
conférer une valeur, une dignité
une
importance absolue, à ce qui n’est pas absolu, car unique est l’Absolu.
Shema Israël, adonai eloheinou adonaï ehad.

La richesse
est effectivement, chez la plupart des hommes
l’objet d’un culte
idolâtre, dans le secret de leurs coeurs. L’accumulation de la richesse est un
effort pour échapper à l’angoisse de la
mort,
à l’angoisse de l’instabilité et de l’insécurité, de la dépen
dance, un effort pour s’assurer contre le risque, une recherche de la consistance.

Dans
l’histoire d’Israël, telle qu’elle a été repensée par les prophètes, en
particulier Osée, la vie nomade des origines a une signi
fication existentielle et
spirituelle privilégiée., La condition nomade,
c’est celle qui précède l’installation en terre de
Canaan, et l’accumulation des terres et des richesses. La vie nomade, c’est la
condi
tion
de l’enfant d’Abraham selon l’esprit : étranger et voyageur
sur la terre.

Le riche est
celui qui veut échapper à la condition nomade,
qui est la
condition humaine, en construisant des villes, des palais, et en accumulant des
richesses. Il perd ainsi de vue quelque choses
d’inhérent à la destinée humaine
: sa condition voyageuse. L’homme
et un
être inachevé, qui va quelque part. Il n’est pas bon pour lui
qu’il s’installe. La richesse et
une tentative pour s’installer ici.
C’est un refus du nomadisme.

Le riche, en s’enfermant dans ses palais, en
s’entourant de ses
richesses,
de ses collections, cesse d’être nomade. Il s’attache à
ces richesses qu’il a accumulées. Il en et prisonnier.
Il voudrait qu’elles soient éternelles. Il voudrait ne pas mourir pour
continuer d’en jouir éternellement. Il n’est plus disponible pour le voyage.

Le pauvre, au contraire, par la
force des choses, à cause de
l’avarice des exploiteurs, n’a plus rien à quoi
s’attacher. Il est dispo
nible. Il et prêt à voyager. Il reste nomade en son âme. Il ne peut pas vouer un culte idolâtre à des richesses qu’il n’a
pas. Il ne peut pas s’installer, désirer de s’installer pour toujours, au
milieu de richesses accumulées. Il et, du point de vue existentiel et
ontologique, en meilleure condition, eu égard au dessein que Dieu a sur
l’homme, que le riche. Il et davantage disponible pour s’engager dans ce chemin
que Dieu propose à l’homme.

Telle et, nous semble-t-il, et en
fonction du dessein créateur et divinisateur de Dieu en ce qui concerne
l’homme, la raison
pour laquelle le
rabbi Ieschoua enseignait que le pauvre et  » heu
reux « . Le rabbi Ieschoua,
lui, n’avait pas une pierre pour reposer
sa tête, nous disent les textes. Il est
essentiellement celui qui a renoncé volontairement à toute propriété. Il et le
vagabond.

Dans la suite des siècles, on le sait, informés par
l’enseignement du rabbi Ieschoua, des hommes et des femmes, par milliers, vont
choisir librement et volontairement la pauvreté, afin d’être davantage
disponibles au dessein créateur et divinisateur de l’Unique,
pour eux-mêmes et pour les autres.
La pauvreté volontairement
élue sera comprise comme libération. Libération par rapport à quoi ? Par rapport à cette tentation d’idolâtrie, de
fétichisme, de
fixation
et d’installation mortelle – mortellement ennuyeuse –
que constitue l’accumulation des richesses.

Celui qui s’enferme dans les richesses accumulées
n’est plus disponible pour le grand dessein de la création. La richesse, selon
l’e
nseignement du
rabbi galiléen, constitue un danger réel, un d
anger de fixation et donc de régression.

Entrer
dans le  » royaume de Dieu  » n’est possible que si l’on est
d’abord libéré de cette fixation
infantile et secrètement idolâtré
à la
richesse, qui est une installation dans le monde présent.

Alors
que Luc a sans doute rapporté le propos originel de Ieschoua :  » Heureux
les pauvres… « , L’Évangile de Matthieu a
vraisemblablement ajouté :  »
en esprit « . L’auteur de cet Évangile
a sans doute voulu marquer par là
qu’il ne suffisait pas d’être pauvre
en fait
pour avoir part à ce bonheur dont parle Ieschoua, mais qu’il faut d’une
certaine manière consentir librement à cette pauvreté,
faute de quoi on serait un homme
attaché aux richesses, fixé à elles,
mais
privé par la force de la jouissance de ces richesses. Ieschoua demande au jeune
homme riche un consentement que celui-ci n’accorde pas. Il s’en va triste.

Nous
donnons la traduction de l’histoire du jeune homme riche dans les trois
relations que nous en ont conservées les trois Évan
giles appelés  » synoptiques
« , pour que le lecteur, – sup
posé neuf – puisse comparer les trois récits du même événement :

 

Marc, I0, 17 :  » Comme il sortait pour se mettre en route, quelqu’un accourut, se mit à genoux devant lui, et lui
demanda :
Bon rabbi, que ferai-je pour hériter la vie éternelle ?

 »
Ieschoua lui dit : Pourquoi m’appelles-tu bon ? Personne n’est
bon, si ce n’est Dieu seul. Tu
connais les commandements :  » Tu, ne tueras pas; tu ne commettras pas
d’adultère; tu ne voleras pas;
tu ne
feras pas de faux témoignage; tu ne feras de tort à personne; honore ton père
et ta mère. « 

 »
L’autre lui dit : Rabbi, tous ces commandements, je les ai observés depuis ma
jeunesse.

 »
Ieschoua le regarda et l’aima, et il lui dit : Une seule chose te
manque. Va, vends ce que tu
possèdes et donne-le aux pauvres,’
et tu
auras un trésor dans le ciel, et viens, suis-moi.

 » Mais lui
devint triste à cette parole et il s’en alla affligé. Car avait de grandes
richesses.

 » Ieschoua, regardant autour de lui, dit à ses
apprentis : Combien difficilement, ceux qui ont des richesses, entreront dans
le royaume
de Dieu !

 »
Les disciples furent frappés d’étonnement en entendant ses
paroles.

« Et Ieschoua, de nouveau, insista et leur dit :
Enfants, combien
il
est difficile d’entrer dans le royaume de Dieu ! Il est plus facile
à un chameau de passer par le trou d’une aiguille,
qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.

 » Eux furent encore davantage stupéfaits. Et ils se disaient les uns aux
autres : Mais alors, qui peut être sauvé ?

 » Ieschoua, les regardant, leur dit : Aux hommes cela et impossible,
mais non pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. « 

 

 

Mat. 19, 16 :  » Quelqu’un
s’approcha de lui et lui dit : Rabbi,
maître, que ferai-je de bon pour
que je possède la vie éternelle ?
Il lui répondit : pourquoi m’interroges-tu au sujet de ce qui est bon ? Unique est celui qui est bon.

 » Si tu veux
entrer dans la vie, garde les commandements.

 » L’autre lui dit : lesquels
? Ieschoua dit : le  » tu ne tueras pas ;
tu ne seras pas adultère; tu ne
voleras pas; tu ne rendras pas de
faux témoignage; honore ton père et ta mère « ; et  » tu aimeras
ton compagnon comme toi-même.
« 

 » Le jeune homme lui dit : tous ces préceptes, je
les ai gardés. Que me manque-t-il encore?

 » Ieschoua lui dit : si tu
veux être parfait, va, vends ce qui est
à toi et donne aux pauvres, et tu
auras un trésor dans le ciel. Et
puis
viens ici, suis-moi.

 » Ayant entendu cette parole, le jeune homme s’en
alla attristé. Car il était possesseur de grandes richesses.

 » Ieschoua dit à ses
disciples : vrai, je vous le dis, un riche
entrera difficilement dans le
royaume des cieux. De nouveau je
vous le
dis : il est plus facile qu’un chameau entre à travers le trou d’une aiguille,
qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.

 » Entendant cela, les disciples furent frappés à
l’extrême, et ils disaient : qui donc peut être sauvé ?

 » Ieschoua les regarda et
leur dit : de la part des hommes, cela
est impossible, mais de la part de Dieu, tout est
possible. « 

 

Luc,
18, 18 :  » Un personnage important l’interrogea en disant : Bon Maître,
que dois-je faire pour hériter la vie éternelle ?

 » Ieschoua lui dit : Pourquoi
m’appelles-tu bon ? Pourquoi
dis-tu que je suis
bon ? Personne n’est bon si ce n’est Dieu seul –
Tu connais les
commandements : Tu ne commettras pas d’adultère; tu ne tueras pas; tu ne
voleras pas; tu ne feras pas de faux témoignage; honore ton père et ta mère.
« 

 » Lui il dit : Tout cela, je
l’ai observé depuis ma jeunesse.

 » L’ayant entendu, Ieschoua lui dit : Il y a encore une seule chose qui te manque. Tout ce que
tu possèdes, vends-le, distribue
le aux
pauvres, et tu auras un trésor dans les deux. Et puis viens
suis-moi.

 » Lui, ayant entendu ces
paroles, devint tout triste. Car il était
très riche.

 » Le voyant, Ieschoua dit : Combien
difficilement, ceux qui possèdent des richesses, entrent dans le royaume de
Dieu.

 » Car il est plus facile à un chameau d’entrer
par le trou d’une aiguille, qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.

 » Ceux qui avaient entendu
dirent : Mais alors, qui peut être
sauvé ?

 » Et lui il dit : ce qui est impossible aux hommes est possible à Dieu.

 

 

On voit, par
ces textes, qu’il s’agit ici de bien autre chose que
d’un problème social et économique. Il s’agit d’un problème d’ontologie,
plus précisément d’ontogenèse. Le riche est encombré par la richesse à laquelle
il est attaché. Il ne peut pas, dans cet état,
entrer dans l’économie de cette aventure déchirante qu’est la genèse
d’une humanité nouvelle, capable de prendre part à la vie divine. Il est fixé à
sa richesse comme l’enfant est fixé à sa mère.
Pour
devenir adulte, il faut savoir quitter son père, sa mère, et
ses richesses.

Ayant assisté au dialogue entre le
rabbi Ieschoua et le jeune homme riche, Kêphâ, c’est-à-dire  » Pierre
« , dit à son rabbi :

 »
Voici, nous, nous avons tout laissé, et nous t’avons suivi.
Qu’en
sera-t-il donc de nous?

 » Ieschoua
leur répond : Vrai, je vous le dis, à vous qui m’avez
suivi : dans le monde de la nouvelle création, lorsque le Fils de l’homme sera assis sur le trône de sa gloire, vous serez assis vous aussi
sur les douze trônes et vous jugerez les douze tribus d’Israël.

 » Et tout
homme qui a laissé des maisons, ou des frères, ou des
soeurs,
ou son père, ou sa mère, ou des enfants ou des champs
(Luc
: ou une femme) à cause de mon nom (Marc : et à cause de
l’évangile;
Luc : à cause du royaume de Dieu) – celui-là recevra bien plus (Marc : le
centuple dans la création présente : des, mai
sons, et des frères et des sœurs et des mères et des enfants et des champs,
avec des persécutions), et dans la durée qui vient, la vie éternelle.  »
(Mat. 19, 27; Marc, 10, 28; Luc, 18, 28.)

Le rabbi Ieschoua ne demande pas de renoncer librement à la richesse et
à la propriété pour aboutir finalement au vide, et au
néant.
Il recommande de renoncer aux richesses afin d’atteindre
à une
richesse multipliée infiniment. Ce qu’il vise, ce n’est pas le néant, mais
l’être. Ce qu’il enseigne, ce n’est pas le sacrifice pour le plaisir du
sacrifice, mais les conditions existentielles et ontologiques pour accéder à
une richesse infiniment plus grande.

Et cette multiplication de la richesse et de l’être, de la vie, dont il
enseigne les conditions, n’est pas renvoyée purement et simple
ment à  » l’au-delà « , comme feignent de le penser les
caricatures
du christianisme qui traînent dans
les rues. C’est dès ce monde-ci,
dès la création présente, que celui qui a tout quitté pour suivre les
appels de la Parole créatrice, trouve un enrichissement sans
commune mesure avec ce qu’il a quitté. C’est dire que l’enseignement du rabbi, sur ce point, est vérifiable, dans l’expérience,
et dès
maintenant.

C’est dire aussi
que le  » royaume de Dieu  » dont parle le rabbi,
n’est pas une réalité imaginaire promise à des dupes ou des malades pour  » l’au-delà  » et  » l’arrière monde  » comme dira
Nietzsche.
Dans la pensée du rabbi, le royaume de Dieu est en
formation, en genèse, en ce moment, dès ici-bas, dans la durée présente. Car le
royaume de Dieu qu’enseigne le rabbi n’est rien
d’autre, nous s
emble-t-il, que l’humanité
nouvelle pénétrée par la vie et la
Pensée de Dieu
au point d’être réellement transmutée, assumée, d
ivinisée, sans confusion des natures ni des personnes. Ce royaume est en
germe dans l’existence présente. Et le code de ce germe, la
norme génétique de ce germe, c’est
justement l’enseignement du
rabbi
galiléen.

Il n’y a pas d’une part, comme le
répètent les caricatures, la  » vallée de larmes  » d’ici-bas, le règne
de l’injustice, auquel il
faudrait se résigner, –
et puis d’autre part, après,
la mort, le  » paradis « , mythe
et opium qui sert à endormir les
opprimés et les imbéciles. Cette dichotomie, c’est celle que présente Nietzsche, et aussi celle que présentent ceux
qui se disent eux-mêmes révolutionnaires. Cette représentation en tout cas ne concerne
pas, ne concerne aucunement, l’enseignement du rabi galiléen. Lui, il
enseignait, ce qui est très différent, que la création
actuelle, présente, est inachevée,
et qu’il est venu
achever l’huma
nité inachevée en
introduisant en elle un enseignement qui est une semence. A l’intérieur de
l’humanité présente, à l’intérieur de la création présente une autre création,
nouvelle, et en train de se
former, de se constituer, qu’il appelle  » le règne de Dieu « .
Non
pas dichotomie
donc, ni relations extrinsèques, mais au contraire immanence de la
parole, de l’enseignement, de la vie de Dieu dans l’humanité, pour l’informer
du dedans et la créer nouvelle.

 

 

Le rabbi
Ieschoua ne demande pas de ne pas thésauriser du tout,
il ne demande pas
de renoncer purement et simplement à la passion, au désir de la richesse, de la
sécurité. Il fait remarquer que la recherche des richesses ici, dans la
condition présente, est illusoire. La sécurité que l’on cherche, on ne la
trouve pas, en fait. Cet
absolu que l’on recherche secrètement dans la richesse et dans le trésor que l’on amasse, on ne le trouve pas dans ce
trésor.

Le rabbi ne tente pas d’annihiler,
de déraciner purement et sim
plement le désir de
richesse et de sécurité. Il ne cherche pas à tuer
le désir d’absolu
qui se manifeste dans la recherche du trésor inépuisable et inusable. Il
s’efforce d’orienter autrement ce désir, de
l’orienter
vers sa fin normale, de détourner ce désir naturel de la
fin
anormale vers lequel il s’était orienté, dans lequel il s’était fourvoyé, et de
l’orienter autrement. Il ne détruit pas, il régénère,
comme un jardinier patient qui redresse délicatement, et sans l’abîmer,
encore moins la déraciner, une plante tordue. Le rabbi
prend le désir de l’homme du
dedans, et au lieu de le condamner,
il le
redresse et l’oriente d’une manière correcte :

Mat. 6, 19 :  » Ne thésaurisez pas pour vous des trésors sur la terre, là où le ver et la rouille
détruisent, et là où les voleurs
minent
et volent.

 » Mais thésaurisez-vous des trésors dans le ciel, là où ni le ver ni la rouille ne détruisent, là où les voleurs ne
minent ni ne volent.

 »
Car là où sera ton trésor, là aussi sera ton coeur. « 

Luc, 12, 33 :
 » Faites-vous des bourses qui ne vieillissent pas,
un trésor perpétuel dans les cieux, là où le voleur ne s’approche pas, et
où la teigne ne ronge pas.

 »
Car là où est votre trésor, là aussi sera votre coeur. « 

On voit par cet exemple déjà à quel point le rabbi est humain, très humain. Il n’a rien de cette sévérité inhumaine,
de cette dureté, qui caractérise certaines doctrines qui sont pourtant l’oe
uvre d’hommes. Jamais il ne
détruit. Jamais il n’éteint la mèche
qui
fume encore. Toujours il cherche à faire revivre ce qui peut encore vivre. Il
ne condamne rien de ce qui est fondamentalement humain. Il veut simplement
libérer et guérir, c’est-à-dire rendre humain davantage.

Le
rabbi fait appel au bon sens paysan, à l’intérêt bien compris. A quoi vous sert
d’accumuler des richesses, des trésors, et d’y chercher la sécurité absolue, la
consistance, alors que nous vivons dans un monde où il y a des voleurs, où il y
a de l’usure, et dans lequel, cet absolu de sécurité que vous cherchez, vous ne
pouvez pas le trouver ?

Luc, 12, 15 :  » Gardez-vous de toute cupidité avaricieuse,  »
car dans la surabondance, la vie, pour un homme, ne provient pas de ce qu’il
possède.

 » Il leur dit le mâschâl : D’un homme riche, la terre avait
beau
coup rapporté. Et il raisonnait en lui-même en disant : que ferai-je ? Car je n’ai pas où ramasser les
fruits de mes récoltes. Et alors il
dit :
Voici ce que je vais faire. Je démolirai mes greniers et j’en bâtirai de plus
grands, et j’amasserai là tout mon blé et tous mes biens, et je dirai à mon âme
: Ame, tu possèdes de grands biens déposés pour de nombreuses années;
repose-toi, mange, bois, réjouis-toi. – Dieu lui dit : insensé, cette nuit
même, ils redemandent ton âme. Ce que tu as préparé, pour qui cela sera-t-il ? –

Ainsi en et-il de celui qui thésaurise pour lui-même et qui ne s’enrichit pas pour Dieu. « 

On peut
discuter de la question de savoir si, aux environs de
l’année 29 de notre ère, le rabbi palestinien Ieschoua a ou non guéri des aveugles, des paralytiques, des mélancoliques, etc. Mais ce
qu’on ne peut contester, si l’on y regarde de près, c’est que l’en
seignement évangélique, aujourd’hui, est capable de guérir – et il le
fait – ceux qui sont psychiquement malades, parce que fixés
d’une manière infantile et angoissée à la richesse, dont ils ont fait leur dieu,
leur absolu. L’enseignement du rabbi est capable de
guérir
de cette maladie-là. Il exerce de fait, depuis bientôt vingt
siècles, une action thérapeutique à cet égard et sur ce point Ieschoua est aujourd’hui et actuellement, par son enseignement, un psychothérapeute.

Le royaume de Dieu, disait le rabbi, et un trésor.
Celui qui le
trouve
vend tout ce qu’il a pour l’acquérir. – On le voit, de
nouveau, il ne s’agit pas de
prêcher le désintéressement absolu
ce qui
serait inhumain. Il s’agit d’enseigner où se trouve l’intérêt bien compris :

Mat. 13, 44-46 :  » Le royaume des cieux est semblable à u trésor
caché dans un champ.

 » Un homme
l’a trouvé et l’a caché, et, de joie, il s’en va et vend tout ce qu’il a, et il
achète ce champ.

 » De nouveau le royaume des cieux est semblable à un marchand qui recherche de belles perles. Il trouve une
perle de grand prix, il sen va, il a vendu tout ce qu’il avait, et
il a acheté la perle précieuse…

La doctrine du rabbi n’a rien d’étroit, d’étriqué, de crispé, de pénible. Le rabbi recommande la
pauvreté consentie, pour là
liberté,
mais il ne condamne pas les gestes où le luxe, la surabondance, – ce qu’on
appelle en français  » faire une folie  » – exprime l’élan de la tendresse.
Il n’est pas avare. On ne peut même pas dire qu’il soit  » économe  » :
Il et libre à l’égard de l’argent, de toutes manières :

Mat. 26,
6 : Alors que Ieschoua était à Béthanie, dans la maison
de Simon le lépreux, une femme
s’approcha tenant un vase d’al
bâtre d’un parfum d’un grand prix, et elle le versa sur sa tête, pendant qu’il était à table.

 » Ce que voyant, les disciples s’indignèrent et
dirent : pourquoi donc un tel gaspillage une telle perte ? Car ce parfum
pouvait être vendu un grand prix et donné aux pauvres.

 » Connaissant (leur
indignation et leurs propos) Ieschoua leur
dit : Pourquoi faites-vous de la peine à cette femme ?
Elle a opéré une oeuvre belle à mon égard. Car toujours vous aurez les pauvres
avec vous. Mais moi, vous ne m’aurez pas toujours. « 

Si l’on compare l’enseignement de Ieschoua concernant
la pauvreté avec le point de vue du révolutionnaire, que trouvons-nous ?

D’abord, des analogies, des
ressemblances, une coïncidence
sous certains aspe&s. Ieschoua, comme les grands prophètes hébreux du VIIIe, VIIe et VIe
siècle avant notre ère, et comme le
révolutionnaire d’aujourd’hui, condamne l’injustice, l’oppression de l’homme par l’homme, le crime contre l’homme qui se
perpètre
chaque
jour, par les conditions de travail, les conditions de vie
qui sont imposées aux hommes et aux femmes victimes
d’un ordre social et politique inhumain. Comme les grands prophètes d’Israël et
comme les révolutionnaires d’aujourd’hui, Ieschoua a pris parti pour les
pauvres, pour les opprimés, pour les victimes.

Voilà pour les ressemblances.
Comme le révolutionnaire,
Ieschoua
va droit à ceux qui sont victimes de l’ordre d’injustice régnant. Ieschoua a
adopté le mode de vie des pauvres, des plus pauvres, librement.

Mais les différences sont non
moins évidentes. Le révolution
naire
d’aujourd’hui comme celui d’hier travaille à organiser
effectivement la révolte des
opprimés contre leurs oppresseurs.
Il cherche à libérer le peuple opprimé de sa servitude économique et politique, ou plutôt il s’efforce de lui apprendre
à se libérer
lui-même.
Cela, apparemment, Ieschoua ne l’a pas fait. Pas plus
qu’il n’a pris la tête du front de libération
nationale juif pour libérer sa patrie du joug de l’occupant romain, Ieschoua
n’entreprend
d’organiser la révolte des pauvres contre ceux qui sont respon­sables de cette pauvreté inique.
Bien plus, Ieschoua dit aux pau
vres qu’ils sont  » heureux « . N’est-il pas dangereux de tenir
de
tels propos ?
N’est-ce pas, encore une fois, ôter aux pauvres le
nerf de la révolte, amollir leur énergie
révolutionnaire, les attirer dans une forme religieuse et mythique de
résignation, en somme contribuer à maintenir l’ordre établi de
l’injustice ?

Nous
retrouverons plus loin ce même problème, lorsque nous aborderons la doctrine de
Ieschoua concernant la paix et la guerre. Ieschoua n’a pas entrepris de faire la
guerre, ni contre l’occupant
romain ni contre les exploiteurs du peuple. Le révolutionnaire lui, estime qu’il faut faire la
guerre aux exploiteurs et aux occupants,
qui sont aussi des oppresseurs. Là et la première
différence.

Au
jeune homme riche qui vient le questionner, nous l’avons 1u Ieschoua conseille
de vendre ses biens et de distribuer l’argent aux
pauvres, afin de le suivre. C’est
cela la perfection. Le jeune homme,
nous dit le texte, s’en va tout triste, parce qu’il avait de grands biens. Marc nous dit que Ieschoua  » le regarda et
l’aima « . Ce que Ieschoua propose au jeune homme riche, c’est une méthode,
une
voie,
pour que ce jeune homme réalise ce qui et le meilleur pour
lui. Ieschoua vise le bien de cet
homme. Il ne lui fait pas violence.
Il ne
le force pas. Il n’exige pas, et d’ailleurs, humainement parlant, il n’en a pas
les moyens. Ieschoua s’intéresse en somme à la per
sonne, à la destinée, au
développement humain de cet homme, et
il lui conseille ce qui est le meilleur pour lui.

Le
point de vue du révolutionnaire et tout autre. Le révolu
tionnaire ne se soucie pas, au
premier abord tout au moins, du
bien, du développement humain, de l’  » ontogenèse  » du riche
et
de l’exploiteur, ni de la perfection
de l’oppresseur. Le révolutionnaire se soucie des pauvres et des exploités,
pour les libérer de
servitude à laquelle les soumet le riche. Le révolutionnaire n’a pas l’idée de conseiller au
riche de vendre ses biens et de distribuer
ses richesses aux pauvres, pour son bien à lui, le
riche. Le révolutionnaire entreprend d’arracher au riche des propriétés, des
privilèges, qu’il estime abusifs, injustes. Ce qui intéresse le révolutionnaire,
ce n’est d’ailleurs pas d’obtenir de tel riche possédant par
ticulier qu’il distribue ses
propriétés à ses ouvriers, comme un
don. Ce qui l’intéresse, c’est de transformer
radicalement le système
économique
injuste, dans lequel, qu’il soit individuellement géné
reux ou rapace, le possédant
exerce forcément un rôle néfaste
qu’il
le veuille ou non.

Éventuellement, et ultérieurement, le révolutionnaire reconnaîtra volontiers que même pour le riche, le
possédant, le  » capitaliste
 » comme on dit, le système économique injuste qui règne sur le monde est  » aliénant « , néfaste. La
révolution sera finalement
libératrice
aussi pour lui. Mais l’objectif premier du révolutionnaire
n’est pas de guérir le riche exploiteur de cette maladie qu’est la
manie d’accumuler des richesses. Son objectif est de libérer le pauvre de sa
misère et de lui rendre sa dignité d’homme.

L’objectif, le but, de Ieschoua, est de communiquer à
l’humanité entière, pauvres et riches, exploiteurs et exploités, une
information
créatrice, libératrice, régénératrice. L’objectif du révolutionnaire est
de libérer le pauvre et l’exploité de l’emprise de l’esclavagiste.
Les deux points de vue, les deux
objectifs, ne s’opposent pas l’un
à l’autre. Ils sont différents et peuvent éventuellement se compléter. La volonté de libérer un peuple, une classe sociale,
de la servitude
politique
et économique, est en soi bonne et juste, puisqu’elle vise
à redonner à l’homme la dignité humaine. Spontanément
le révolutionnaire parlera le langage de la rédemption, du rachat, de la
libération, pour définir son
effort. Le problème et la difficulté,
du point de vue chrétien, porteront sur les moyens
utilisés pour
libérer un peuple ou une classe sociale de la servitude. Nous
retrouverons cette question plus loin. On peut admettre que la révolution,
dans la mesure où elle a réellement pour but de
libérer l’homme,
entre dans le dessein de la rédemption. Elle en et un élément. Mais la révolution par elle-même ne constitue pas
toute la rédemption. Car la rédemption, dans sa signification théologique,
c’est
beaucoup
plus que la libération économique, politique, sociale.
C’est une guérison et un achèvement de l’homme dans
une direction qui le conduit au-delà de l’homme.

Ieschoua n’a pas pris lui-même l’initiative d’une action
révolutionnaire. Peut-on dire pour autant que, concrètement, matériellement, il
n’ait rien fait pour les pauvres ? Nous ne le pensons pas.
Car ce n’est pas seulement la destruction
des structures économiques
et
politiques régnantes, pour une reconstruction nouvelle, qui est révolutionnaire.
L’enseignement, la pensée aussi peuvent être révolutionnaires et efficaces,
finalement, dans l’ordre de la réalité concrète, et cela le révolutionnaire le
sait. Ieschoua a apporté un en
seignement qui a été révolutionnaire parce qu’il a transformé du dedans, depuis bientôt vingt
siècles, des multitudes d’hommes
et de femmes, lesquels ont, parce qu’ils étaient
eux-mêmes intérieu
rement
transformés, transformé chacun à sa place les structures sociales, économiques
et politiques. Le révolutionnaire d’aujour
d’hui,
qu’il le sache ou non, qu’il le veuille ou non, est informé
par
l’enseignement évangélique. Lorsque le disciple de Ieschoua, Schaoul de Tarse,
a déclaré :  » Il n’y a plus ni esclave ni homme libre  » (Gal. 3, 28),
il a opéré dans l’ordre de la pensée et au niveau des principes une révolution
dans la mentalité antique, révolution qui a porté ses fruits et qui continue
d’être opérante aujourd’hui. Même si Schaoul n’a pas pris la tête d’un
mouvement insurrectionnel comme Spartacus,
il a lancé une idée qui par elle-même a été
et reste révolutionnaire,
jusqu’à la fin des temps.

 

IV. LE SOUCI

 

 

Le rabbi Ieschoua enseignait à ne
pas être prisonnier du souci :

Mat. 6, 24 :  » Personne ne peut servir deux
maîtres. Ou bien en
effet il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez
pas servir Dieu et Mammon.
C’est pourquoi je vous le dis : ne vous faites pas du souci pour votre âme, savoir quoi vous
mangerez ou quoi vous boirez, ni
pour votre corps : de quoi vous le vêtirez. Est-ce que l’âme n’et pas plus que la nourriture, et le
corps plus que le vêtement ?
Regardez les oiseaux du ciel, vous voyez bien qu’ils ne sèment pas, ils ne moissonnent pas et ils
n’amassent pas dans les greniers, et
votre père qui est dans les cieux les nourrit. Est-ce que vous, vous ne valez pas beaucoup plus qu’eux
? Qui d’entre vous, en se faisant
du souci, peut ajouter à sa taille une seule coudée ? Et au sujet du vêtement, pourquoi vous
faites-vous du souci ? Observez les lis
des champs, comment ils poussent;
ils ne travaillent pas et ils ne
filent pas. Or je vous le dis : pas même Salomon dans toute sa gloire
n’a été vêtu comme l’un d’entre eux. Si donc l’herbe des
champs, qui existe aujourd’hui et qui demain sera
jetée au four, Dieu
l’habille
ainsi, est-ce qu’il ne fera pas beaucoup plus pour vous,
hommes de peu de foi ? Ne vous faites
donc pas de souci en disant :
que mangerons-nous ? ou bien : que boirons-nous ? ou encore : qu’et-ce que nous allons nous
mettre ? (avec quoi allons-nous
nous
habiller ?). Toutes ces choses-là, les païens les recherchent.
Il le sait, votre père qui est
dans les cieux, que vous avez besoin
de
toutes ces choses. Recherchez d’abord le royaume (de Dieu) et
sa justice, et toutes ces choses
vous seront données par surcroît.
Ne vous faites donc pas de souci pour le lendemain. Le lendemain prendra soin de lui-même. Suffit, à chaque jour, sa
peine. « 

Cette doctrine de l’insouciance,
l’une des caractéristiques de
l’enseignement,
de l’esprit évangélique, est, comme la doctrine
de la pauvreté consentie,
paradoxale par rapport au système de
valeurs communément admis, et sans doute scandaleuse pour l’homme moderne, qui se soucie pour beaucoup de choses
: l’accu
mulation des richesses, l’augmentation du confort, la santé et la maladie, la guerre et la paix, et
finalement la mort. Des philosophes,
depuis Pascal jusqu’à Heidegger, enseignent, on le sait, que c’est pour
échapper au souci de la mort que l’homme bavarde, joue, se
divertit et  » fait des affaires  » : pour
oublier.

L’insouciance préconisée par le
rabbi Ieschoua apparaîtra
certainement
comme scandaleuse à l’homme moderne qui s’efforce
d’accumuler les assurances contre
tous les risques, les risques
d’accidents, les risques d’incendie, les risques de vol, les risques de maladie et les risques de
mort. L’insouciance évangélique appa­
raîtra comme dangereusement utopique à l’homme moderne qui planifie, prévoit, calcule, fait
des économies et s’efforce de ne
laisser
rien au hasard.

Nous ne chercherons pas à
dissimuler ni à diminuer ce scandale.

Nous notons simplement le fait
que l’enseignement du rabbi
Ieschoua se trouve sur ce point en opposition avec ce qu’on peut appeler  » la mentalité  » ou  » l’état
d’esprit  » modernes.

Remarquons aussi qu’une ontologie
et une théologie se trouvent
à l’arrière-fond de cette doctrine évangélique de l’insouciance. Cette doctrine et fondée sur une
certaine conception de Dieu,
sur l’idée d’abord que le monde n’et pas seul, que nous ne sommes pas, comme l’enseigne Heidegger,
des êtres  » jetés dans le monde « .
Le monde n’et pas  » en trop
« . L’homme n’est pas une  » passion
inutile « . Dans les philosophies
selon lesquelles l’existence du
monde et l’existence de l’homme sont  » absurdes « parce que
dépour
vues de tout fondement rationnel, l’angoisse provient de ce que l’homme
découvre cet être-pour-la-mort. La mort est identifiée,
arbitrairement, — c’est une
pétition de principe, — avec l’annihi­
lation. L’être-pour-la-mort et
donc un être pour le néant. L’an
goisse, c’est le pressentiment du néant auquel nous sommes condamnés.
L’homme se soucie, dans ce monde absurde, parce qu’il
se considère comme seul et abandonné.

Selon l’ontologie hébraïque, on
le sait, le monde n’et pas le seul être, et l’existence du monde n’est pas
absurde. Le monde
n’et pas  » en
trop « . L’homme, dans le monde, n’est pas  » jeté « .
Et il n’est pas seul.
L’insouciance évangélique, on peut le consta­
ter par le texte que nous avons
traduit, repose sur la doctrine de
Dieu
enseignée par les prophètes d’Israël et reprise par Ieschoua.
Non seulement Dieu et créateur du
ciel et de la terre, mais il et,
pour l’homme, comme un père. Ce qui fonde la doctrine évangélique de l’insouciance, c’est la doctrine de la
paternité de Dieu
<![if !supportFootnotes]>[24]<![endif]>.

Si l’on n’admet pas cette
ontologie et cette théologie hébraïques,
alors il faut en effet se faire du
souci. Si l’homme et un accident
fortuit survenu par hasard dans un monde qui existe nul ne sait comment
ni pourquoi, et qui devrait ne pas exister, alors il y a
lieu de se faire du souci et de s’angoisser. On peut
d’ailleurs aussi
bien soutenir que, à partir du moment où l’on a découvert l’absur­dité fondamentale du monde et de
l’existence humaine, ce n’et
plus la peine de se faire du souci. Quand on a perdu une partie, — et dans cette perspective elle
était perdue d’avance — ce n’est
plus la peine de s’abîmer dans l’angoisse. Mangeons et buvons, car demain nous mourrons.

Notons encore que le rabbi
Ieschoua ne prône pas l’oisiveté ni
la paresse, comme certains philosophes cyniques. Il admet le travail, et il vit dans un monde de travailleurs
manuels. Cela n’est
pas
en question. Un des disciples les plus prestigieux du rabbi
Ieschoua, le rabbin pharisien
converti Schaoul de Tarse, Paul de
son surnom romain, écrira pour recommander le travail et rappeler la nécessité humaine du travail.
Mais Ieschoua n’attribue pas au
travail
cette importance première qui souvent lui et conférée dans
notre civilisation. Le travail
n’est qu’un moyen, il ne saurait être une fin en soi. Il ne doit pas devenir
une aliénation. Il existe une manière non chrétienne de travailler, dans
laquelle le souci, l’an­
goisse sont profondément investis. Il existe une manière chrétienne de travailler, qui remet le
travail à sa place, qui n’est pas la première,
Le schabbat, dont nous
aurons à reparler, a pour fonction, nous
semble-t-il, dans la Torah du
judaïsme, de rappeler que la fin de
l’homme, ce n’est pas le travail, et que la vie contemplative et première.

Le rabbi Ieschoua a fait savoir aux
hommes qui recevaient son
enseignement
— ceux qu’on appelle les « disciples » — qu’ils
seraient persécutés, accusés,
condamnés, châtiés, à cause de l’ensei
gnement de leur rabbi qu’ils
essaieront de communiquer. C’est,
nous l’avons vu dans notre précédent essai, une loi de l’existence prophétique : le prophète est persécuté à cause de
l’enseignement
qu’il tente de communiquer. Il rencontre une résistance violente, souvent féroce, de la part des
hommes qui ne veulent pas rece
voir cette information nouvelle.

Le rabbi Ieschoua n’a laissé à cet
égard aucune illusion aux
hommes qui apprenaient de lui. Il leur a fait savoir que lui-même subirait, volontairement et
librement, cette loi de l’existence pro
phétique, jusqu’à la mort
incluse. Et il leur a annoncé qu’eux-
mêmes, s’ils étaient fidèles, et s’ils voulaient faire connaître l’ensei­gnement de leur rabbi, auraient à subir cette loi du
monde humain.

Lorsque vous
serez accusés et lorsque vous serez interrogés,
disait le rabbi aux hommes qui apprenaient de lui, ne vous faites pas de souci pour savoir ce que vous allez dire. Ne  » préparez
 »
pas votre discours. Ayez confiance en
l’inspiration du moment.
Encore une doctrine du non-souci :

Mat. 10, 17 :  » Ils vous
livreront aux tribunaux, et ils vous flagel
leront dans leurs synagogues, et
devant les gouverneurs et les rois
vous serez conduits, à cause de moi, pour être témoins, à leur égard et à l’égard des nations païennes.

 » Lorsqu’ils vous livreront,
ne vous faites pas du souci pour
savoir comment vous parlerez ou ce que vous direz. Car vous sera donné, à cette heure-là, ce que, vous aurez
à dire. Car ce n’est pas
vous qui parlerez, mais ce sera l’esprit de votre père qui parlera en vous. « 

Marc. 13, 11 :  » Lorsqu’ils
vous conduiront, vous ayant livrés,
ne vous faites pas du souci à l’avance pour savoir ce que vous direz. Car ce n’est pas vous qui parlerez, mais
l’esprit saint. « 

Luc, 12, 11 :  » Lorsqu’ils vous conduiront dans
les synagogues,
ou
vers les magistrats et vers les autorités, ne vous faites pas du
souci pour savoir comment ou quoi
vous direz pour vous défendre.
Car l’esprit saint vous enseignera dans cette heure-là ce qu’il faut dire. « 

L’esthétique de l’Évangile est
liée, nous semble-t-il, à cette
doctrine
du non-souci, à cette insouciance. Parmi d’autres traits
de l’enseignement évangélique,
c’est cette insouciance qui constitue
le climat, l’atmosphère proprement
évangélique, tellement diffé
rente
de l’atmosphère luthérienne et kantienne. Le contraire de la rigidité, de la
sévérité, de l’austérité. Une grâce, au contraire, qui tient à la liberté par
rapport au souci :

Luc, 10, 38 :  » Il entra
dans un village. Une femme, dont le
nom était Martha, le reçut dans sa maison. Et elle avait une soeur, appelée Mariam, et celle-ci
s’était assise aux pieds du Seigneur,
et elle écoutait sa parole.

 » Martha était occupée par les soins multiples du
service.

 » Elle s’arrêta, et dit :
Seigneur, cela t’est égal que ma soeur me
laisse seule pour faire le service ? Dis lui donc
qu’elle vienne m’aider.

 » En réponse le Seigneur lui
dit : Martha, Martha, tu te préoc­
cupes, tu te soucies, et tu te troubles pour beaucoup de choses. Or il n’est besoin que de peu de choses, ou d’une
seule. Mariam a choisi la bonne part, qui ne lui sera pas ôtée. « 

Plus tard, lorsqu’il traitera du
mariage et du célibat, Schaoul, le rabbin pharisien converti à la doctrine de
Ieschoua, mettra encore
en avant la doctrine évangélique du souci et de l’insouciance pour recommander de vivre comme lui, Schaoul, non
marié :

 » Je veux
que vous soyez sans souci. Celui qui n’est pas marié
se soucie des
choses du Seigneur, comment il plaira au Seigneur;
tandis que celui qui s’est marié se soucie des choses du monde, comment il plaira à sa femme, et il et divisé. Et la femme non mariée et la vierge se soucie des choses du Seigneur, afin d’être sainte et quant au corps et quant à l’esprit; celle qui s’est mariée se soucie des
choses du monde, comment elle plaira à son mari…  » (I Cor.
7, 32).

On le voit peut-être, du point de
vue psychologique, la doctrine
du rabbi Ieschoua de Nazareth ne va pas du tout dans le sens de l’angoisse ni du tourment. L’atmosphère luthérienne,
l’atmosphère kierkegaardienne, n’est pas l’atmosphère évangélique. Le disciple
de Ieschoua, normalement, ne doit
pas être un homme de l’an­
goisse, du souci, de la crainte et du tremblement. Normalement, comme l’a enseigné Ieschoua, et
après lui Schaoul-Paul, il doit
être en paix. Il ne doit pas être tourmenté. C’est un des caractères, l’une des marques, l’un des
critères, de l’esprit évangélique, ce
à quoi on le reconnaît.

 

V. LA DOUCEUR ET LA
PUISSANCE

 

 

Le rabbi
Ieschoua enseignait qu’il existe un privilège de la
douceur, il enseignait l’excellence de la douceur. La douceur, enseignait-il, est puissance, car finalement c’est elle qui sera victorieuse
et qui dominera sur la terre :

Mat. 5, 5 :  » Heureux les doux, car ils
possèderont la terre. »

Là encore, paradoxe, et paradoxe
violent, si l’on ose dire, car
il est entendu que ce sont les violents, et non pas les doux, qui ont conquis le monde et qui le
dominent. Les doux, ce sont les agneaux,
les moutons que l’on conduit à la
boucherie, et qui bêlent. Le
christianisme, nous dit-on, est détestable, car il prône une huma­nité
bêlante, un pacifisme bêlant. La douceur, encore une de ces
 » vertus  » de faibles et de femmelettes.

Il n’est pas facile de parler de
la douceur après Nietzsche, et
après
bien d’autres, qui ont fait l’éloge de la violence.

Sous diverses influences, on est
convenu d’identifier la force,
la
puissance, à la violence, la douceur à la faiblesse. Le paradoxe
évangélique consiste à prétendre
qu’au contraire c’est la douceur
qui et puissante, que la puissance véritable est douce, et non violente.

Qui a raison ?

Il conviendrait d’examiner de
près la question de savoir s’il
est vrai que la force en elle-même, la puissance, sont identiques à la violence, et si la douceur
est faiblesse et impuissance. Les
femmes d’expérience disent parfois que l’homme vraiment puissant est doux, et que l’homme
violent n’est pas aussi puissant qu’il
prétend, ou qu’il voudrait, l’être. Mais faut-il les
croire ?

Notons que la puissance consiste à
engendrer et à créer, non
pas à détruire. Identifier l’homme puissant avec le tueur, le massacreur, le destructeurs, c’est, si l’on y réfléchit,
une inversion qui ne correspond à rien. Créer est signe et preuve de puissance.
Mais en
quoi détruire un être vivant, ou
des êtres vivants, pourrait-il
bien être le signe et
l’expression d’une puissance quelconque ?
Nous
rappelions dans notre précédent essai que, pour parvenir
à
inventer l’homme, dans sa complexité et sa richesse anatomique, physiologique,
la  » vie  » ou la  » nature  » avait mis trois milliards d’années au moins, — le temps de l’évolution biologique,
sinon
de la durée de l’évolution cosmique tout entière. Nous ne sommes
pas encore capables en laboratoire, malgré toute notre science, de faire la
synthèse du moindre des monocellulaires. Quelle science représente la genèse et
l’invention de l’homme ! L’anatomiste et le physiologiste étudient avec
émerveillement cette science réalisée dans
un être humain vivant et pensant. Or, le premier imbécile
venu, en appuyant sur la détente d’une
mitraillette, est capable,
en un
instant, de détruire cette composition subsistante, merveil­
leuse. En
quoi cela serait-il signe de puissance ou d’intelligence?

Un thème règne, sévit, dans notre
monde moderne, à cet égard.
C’est une inversion des valeurs, qui est purement mythologique, qui ne repose en fait sur rien dans
l’expérience, et qui relève, à
vrai dire, de la pathologie : l’identification de l’homme puissant à l’homme qui tue ou qui massacre
et une de ces inversions qui
ne
reposent que sur des fantasmes, — et des fantasmes de malade.

Dans le monde moderne, il est
entendu, le plus souvent, que
le monde appartient aux violents, c’est-à-dire, plus précisément, aux massacreurs, ceux qu’on
appelle les  » conquérants « . Ce serait,
nous dit-on, l’enseignement de l’histoire.

Il faudrait examiner de près
l’histoire humaine à cet égard, et
faire un bilan. Sans remonter au déluge, le bilan des deux dernières guerres mondiales, dix millions
de cadavres d’une part, quarante
millions de cadavres d’autre part, ne constitue pas un résultat exactement positif. Si la puissance consiste à faire
des montagnes de cadavres, alors, oui, les promoteurs de ces massacres sont des
hommes puissants.

Il faudrait examiner aussi ce que durent les empires
constitués
par
le massacre. Ce qu’enseigne le rabbi Ieschoua, ce qu’ensei­gnaient déjà les
prophètes d’Israël, nous l’avons vu dans notre
précédent travail, c’est que les
grands empires, l’Égypte, l’Assyrie,
Babylone, et puis, plus tard l’empire d’Alexandre que connaîtra l’auteur du livre de Daniel, plus tard enfin l’empire
de Rome sur
lequel méditera l’auteur de l’Apocalypse, — tous ces empires ne
tiendront pas. Comme les diplodocus et les dinosaures du Secondaire, ces
animaux géants aux petites têtes, ont été relayés par de
minuscules
mammifères pour ce qui et de l’empire du monde,
ainsi, le rabbi
Ieschoua, après les prophètes hébreux qui l’ont pré­cédé, et avant l’auteur de
l’Apocalypse son disciple, enseigne que finalement l’empire du monde
n’appartiendra pas aux massacreurs, mais à ceux qui auront coopéré à l’action
créatrice de Dieu, laquelle opère puissamment et doucement, sans détruire. Tel
et l’enseigne­ment du rabbi Ieschoua. L’histoire nous dira finalement s’il
avait raison ou non.

En enseignant
que la puissance et associée en fait à la douceur
et non à la destruction, le rabbi se situe dans la tradition continue de la théologie hébraïque. Le dieu des Hébreux n’est pas un dieu qui
fait violence. Cela, apparemment, ne l’intéresse pas. Ce qui
l’intéresse, c’est de créer, et non de détruire. L’homme qu’il a créé, la
liberté humaine qu’il a créée, il ne tient pas à l’opprimer ni à
l’asservir. Cela non plus ne l’intéresse pas. Il ne tient pas à avoir des
domestiques, des êtres serviles, à régner sur des libertés serves. Cela ne
présente aucun intérêt à ses yeux. Ce qui l’intéresse, selon les Écritures
hébraïques, c’et au contraire de créer un être libre,
autonome,
libéré des idolâtries, et capable d’entrer avec lui dans
une relation de type personnel, et même, s’il le faut, de discuter avec
lui, comme le fit Abraham, et comme le fit Job. Ce qui l’intéresse, selon les
Écritures, ce sont des relations d’amitié, et non pas
des relations de maître à esclave. La relation de maître à
esclave,
que Hegel prétend avoir vue dans
le judaïsme, et une invention
pure et simple qui ne repose sur aucun
texte. Tous les textes des
prophètes d’Israël
enseignent au contraire que la relation entre Dieu et l’homme et celle d’un
Être qui crée et qui aime, à l’être
aimé, d’un Être
qui s’efforce constamment de libérer l’homme de toutes ses servitudes.
Nous l’avons vu dans notre introduction :
les verbes hébreux que l’on traduit par  » racheter  »
signifient en
fait, dans le contexte ethnique
hébreu,  » libérer « . Dieu et le
créateur et le
libérateur d’Israël. Comment et où Hegel a-t-il pu
prétendre découvrir dans l’histoire d’Israël et de son Dieu, une relation
de Maître à esclave ?

Dans l’histoire d’Israël, Dieu ne
contraint pas son peuple, il ne
lui fait pas violence. Il sollicite, comme un Amant
sollicite sa
bien-aimée.  » Je veux l’amener au désert, et
là je parlerai à son
coeur…  » nous dit, au nom de Dieu, le prophète
Osée.

Dans cette
relation, qu’on et tenté de nommer  » d’homme à
homme « , le dieu d’Israël, pour ne pas écraser l’être créé, pour ne
pas l’éblouir et le dominer trop facilement, se fait discret, éminemment
discret. Il voile l’éclat de la lumière qu’il est, il atténue sa
puissance. Il n’opère, il n’agit, qu’avec la plus extrême douceur, afin de ne pas briser cette liberté naissante. Il apprend à marcher à
l’humanité enfant. Cela ne se fait pas avec violence.

Reste, encore une fois,
à examiner où et la puissance véritable, l’efficacité dans les choses de la
vie, par exemple en pédagogie, et plus généralement dans l’ensemble des
activités humaines, si c’est
dans la douceur ou dans la
répression violente, la destruction et
le massacre.

En
réalité, si, comme nous le pensons, le christianisme consiste
à communiquer à
l’humanité entière une information créatrice et divinisatrice, il et bien
évident que la violence, le contraire de la
douceur,
n’aide pas à communiquer l’information. La violence ne
sert
à rien si l’on veut communiquer une information quelle
qu’elle
soit. Au contraire, la violence empêche la communication
de l’information. Elle
la bloque. Elle et non seulement inefficace,
mais
elle et, à cet égard, négative. Si la véritable puissance consiste
à communiquez une
information créatrice, la violence sera, en
l’occurrence,
indice d’impuissance et d’incapacité à réaliser ce qu’on
veut
réaliser. La communication de l’information créatrice ne
s’opère que dans et par
la douceur.

C’est
pourquoi Ieschoua, qui et le Puissant par excellence,
enseigne que le monde
appartiendra finalement non pas à ceux qui
détruisent
mais à ceux qui créent, ce qui ne se fait pas dans la
violence.

 

VI. LA PITIÉ

 

 

Du rabbi Ieschoua il est
dit à plusieurs reprises qu’il avait pitié,
pitié
des malades, des infirmes, des fous, pitié des foules (cf. par
ex. Marc, 8, 2). Il a
enseigné lui-même l’excellence de la pitié :

Mat. 5,7 :  » Heureux ceux
qui ont pitié, car on aura pitié d’eux. »

La pitié
ne fait pas non plus partie des  » vertus  » qui ont la
sympathie et
l’admiration des disciples de Nietzsche. C’est nous
dit-on,
une vertu de faible, une vertu d’esclave. Tandis qu’accu
muler les montagnes de
cadavres dans les camps de concentration, et faire manger des enfants juifs par
des chiens policiers, voilà qui est mâle et digne du  » surhomme « .

Là encore, il faudrait
entreprendre une analyse psychologique,
plus
précisément sans doute psychopathologique, pour voir quel
est
ce fantasme selon lequel celui qui n’a pas de pitié est plus homme
que celui qui a
compassion.

La pitié
consiste d’abord à reconnaître objectivement, avec
réalisme, l’existence de l’autre, en tant qu’homme, et en tant qu’homme capable de souffrir. Celui qui n’a pas pitié
est un homme
qui a perdu le sens de
l’existence de l’autre. La douleur de l’autre,
à ses yeux, n’est qu’un rêve, une apparence. A moins qu’il n’en jouisse…

L’homme qui a pitié,
c’est l’homme qui n’est pas enfermé dans l’autisme. C’est, finalement, le
réaliste, et, vraisemblablement,
l’homme normal. L’homme qui a
perdu la capacité d’avoir pitié
de l’homme, son compagnon d’existence, est
vraisemblablement aussi anormal que l’homme qui a perdu le sens du réel dans la
perception.

Le mythe selon lequel
l’homme qui a pitié serait un faible, et l’homme sans pitié un fort, demande,
comme le précédent, à être examiné par les psychologues et les spécialistes des
maladies du
psychisme.

Du dieu d’Israël,
contrairement aux dieux de l’Olympe, et aux
dieux
de l’Égypte ou de Babylone, contrairement aux divinités
des
mythologies germaniques, il est dit qu’il est un dieu de compas
sion, el ahamim. Le
rabbi Ieschoua se situe dans cette tradition. Il n’est pas un guerrier, mais un
guérisseur :

Mat. II, 28 :  »
Venez vers moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés d’un lourd fardeau, et
moi je vous donnerai le repos.

 » Prenez mon joug
sur vous, et apprenez de moi (recevez enseignement de moi), parce que je suis
doux et humble de coeur, et vous trouverez le repos pour vos âmes.

 » Car mon joug est bienfaisant
et mon fardeau léger. « 

 

VII. LA PAIX

 

 

Le rabbi Ieschoua enseignait la valeur, l’excellence de la paix, et la valeur, l’excellence de ceux qui s’appliquent
à faire la paix :

Mat. 5,
9
. « Heureux ceux qui font (qui réalisent) la paix, car
ils seront appelés fils de
Dieu.»

Nous avons vu, dans des études antérieures, que la
théologie
hébraïque est une théologie de la paix. C’est
une originalité au
milieu des théologies de l’Égypte ancienne, de
Sumer et d’Accad,
de Canaan, et de la Grèce antique, qui professaient
que la guerre
et inhérente à la condition des dieux, bien
avant la naissance des
hommes. La guerre se trouve, depuis l’origine,
dans la sphère de
la divinité. Les dieux se massacrent entre eux, se châtrent,
s’entre-dévorent. La théogonie, — ou genèse des dieux, — s’accompagne
d’une
théomachie, ou guerre entre les divinités. Le monde et
l’homme
sont le résultat de ces aventures tragiques, ainsi que
l’enseigne
par exemple la théogonie orphique, après celle de Baby
lone et de Canaan.

La théologie hébraïque a connu et rejeté ces
thèmes guerriers.
Selon le monothéisme hébreu, il n’y a pas de guerre, pas de tragédie en
Dieu, qui est l’Unique.

Le rabbi Ieschoua reprend sur ce point
l’enseignement de la
théologie hébraïque et l’applique à l’a&ion humaine
: heureux ceux qui font la paix… Ils sont les disciples du Dieu d’Israël.

Avec les spéculations gnostiques qui se sont
développées dans
les premiers siècles de notre ère, nous assistons de nouveau à une efflorescence
de théologies et de mythes selon lesquels la tragédie
et la guerre se trouvent
parmi les dieux, avant d’être parmi les hommes. Le monde est le résultat, la
conséquence, d’une tragédie originelle, chez Valentin, comme chez Marcion et
Mani. Sous des formes diverses il y a toujours la guerre à l’origine de la
création.

Héraclite, on s’en souvient, enseignait que la guerre — polemos — est le père de toutes choses. Héraclite disait qu’Homère avait eu tort de souhaiter que la discorde s’éteigne
entre les dieux et les
hommes. Car, selon
Héraclite, en souhaitant ainsi la fin de la guerre,
Homère priait pour
la destruction de l’univers, car si sa prière était exaucée, si la guerre
venait à disparaître, toutes choses périraient.

Hegel
reprendra aux gnostiques et à Héraclite l’idée que la
guerre est
essentielle et nécessaire au processus théogonique. Le
mal n’est pas étranger à l’essence divine, et s’il n’y avait la puissance du négatif, la guerre, la vie divine serait
platitude et ennui.

De ces spéculations antiques et modernes
résulte l’idée que la gu
erre est un processus sacré, nécessaire à la
vie divine, inhérent
la vie divine. Transposé en termes non
théologiques, cela revient
dire : l’histoire -de l’humanité, la libération de
l’homme, ne peut s’opérer que par une guerre, ou une révolution sanglante.

Lorsque le rabbi Ieschoua enseigne la paix, il
enseigne finalement
quelque chose d’original dans ce monde, car
ils sont assez rares
s Maîtres qui professent l’excellence de la
paix, et la dignité de
lui qui essaie de réaliser la paix.

Bien entendu, ici encore, nous rencontrons les
mystiques guerrières
selon lesquelles l’excellence de la paix
prônée par le rabbi galiléen
serait une doctrine de faible, une doctrine
de femme. La viri
lité serait associée à la guerre. La guerre, ne l’oublions pas, consiste essentiellement à tuer. La virilité se manifesterait donc d‘une
manière particulièrement remarquable dans l’acte de tuer.
S’il est vrai que les dieux
— les dieux des mythologies assyrobyloniennes, les dieux indo-européens, les
dieux de Canaan, ce
ux de l’Olympe et ceux des mythologies
germaniques, — ont m
ontré l’exemple en pratiquant la guerre entre eux, les hommes ne peuvent
pas faire mieux que de les imiter. S’il est vrai que la gu
erre et
nécessaire pour que l’Absolu se réalise, comme le pense He
gel,
alors il faudra la tragédie de l’histoire humaine pour que l’
Absolu atteigne à la
conscience de soi. Celui qui provoque la tra
gédie
travaille à la genèse du divin. C’est là un des mythes qui so
nt à la source du
national-socialisme allemand.

Le dieu des Hébreux n’est pas un dieu de guerre ni
de destruction.
Il est, nous l’avons vu dans des
travaux antérieurs, un dieu de
création, et de plus un dieu
qui aime la création qu’il opère. Il n’est pas
étonnant qu’entre le dieu d’Israël et les dieux des religions égyptiennes,
assyro-babyloniennes, cananéennes, grecques,
germaniques,
— il y ait une antinomie, une opposition radicale.
Il n’est pas étonnant
que les prêtres et les théologiens des religions des nations détestent la
théologie hébraïque. L’antisémitisme, plus
précisément
l’antijudaïsme, a des racines spirituelles profondes.
Il
est sûr qu’un religieux des religions germaniques — dont Hegel
et
Nietzsche sont les héritiers — ne peut que haïr le dieu des
Hébreux, et les
prophètes d’Israël, qui expriment sa pensée, et le
dernier
d’entre eux, le rabbi Ieschoua, qui enseigne la valeur de
la paix, car la valeur
de la paix est liée, fondamentalement, à la valeur de la création. Si la
création des êtres est excellente, ce que
professe
la théologie hébraïque, alors détruire les êtres est mauvais,
— ce que professe
l’éthique hébraïque. Au contraire, enseigner l’excellence de la guerre, c’est
professer au fond que le monde est mauvais, résultat d’une tragédie, et qu’il
n’est pas aimable.

Ceux qui font la paix, comme l’enseigne le rabbi
Ieschoua,
continuent en somme l’oeuvre de la création.
L’option pour la
paix, c’est l’option pour la vie des vivants. Ceux qui préfèrent la
guerre préfèrent la mort.

 

 

A supposer que l’on préfère que
les hommes vivants vivent et
se développent — ce qui n’est pas si fréquent,
l’histoire de l’huma
nité jusqu’aujourd’hui le montre, — à supposer
donc que l’on
préfère la paix, ce qui est rare, quelles sont
les conditions pour
réaliser effectivement la paix ? C’est aussi ce qu’enseigne le rabbi Ieschoua.

D. et K. Stanley Jones, dans leur
ouvrage : La cybernétique des
êtres vivants, consacrent
un chapitre au problème de la guerre du
point de vue de la
cybernétique. Ils montrent bien que l’analyse du
processus
dans lequel les nations sont engagées, conduit forcément,
à
moins que quelqu’un ne soit capable de renverser ce processus,
à la destruction de
l’humanité par elle-même :

 » La cybernétique d’une
nation en guerre est identique à celle
d’un individu qui se
querelle. Il y a une mobilisation maximum de
l’effort
national sous l’emprise des émotions, de la frayeur et de
la panique, le tout
structuré en rétroaction positive : chaque acte
de
guerre provoque des actes de représailles qui en retour forcent
les passions et amènent
à un nouvel effort contre l’ennemi. Les émotions structurées en feed-back auto
excitant fournissent la dynamique de l’effort de guerre, aussi bien qu’elles
contrôlent sa conduite
<![if !supportFootnotes]>[25]<![endif]>. « 

«  Le
schéma cybernétique peut se transférer sans changement
sur le plan politique…

 » Cela est vrai, que la, guerre soit chaude ou
froide…

 » Ces exhibitions d’insanité nationale sont
structurées en rétroa
ction positive; elles tirent leur
dynamique de la frayeur de la
guerre qui provoque d’autant mieux la guerre que tous
les hommes ont peur.

 » On peut faire une
prédiction certaine grâce à l’extrapolation
sur
le plan international des lois cybernétiques relativement simples
découvertes à propos des
systèmes naturels de contrôle. A moins que les forces stabilisantes du bon
sens, basées sur la rétroaction négative, puissent accroître leur puissance, le
monde civilisé n’échappera à son invraisemblable autodestruction que si les
ressources économiques ou monétaires viennent à manquer avant que ses
politiciens déments n’aient précipité leur course
<![if !supportFootnotes]>[26]<![endif]>. « 

Si nous ne nous trompons pas, le rabbi Ieschoua de
Nazareth enseignait ce qu’il estimait être la seule méthode pour sortir de ce
cycle infernal : agression, — réaction vengeresse, — rancune et
re-agression,
haine et de nouveau, représailles, et ainsi de suite,
sans fin. On a vu,
pendant des siècles, ce que ce schéma a donné. On devine aussi ce qu’il peut et
va donner, avec les moyens de destruction dont l’humanité dispose aujourd’hui.

A supposer qu’on ait choisi le parti de la paix,
c’est-à-dire, pour
l’humanité, de la vie, à supposer que l’on
préfère que l’humanité vive, — ce qui, encore une fois, n’est pas si fréquent,
et s’avère,
à la réflexion, quelque chose qui ne va pas de
soi, loin de là, —
quel moyen pour sortir de ce cercle infernal ?
Le rabbi enseigne
une méthode, une technique, qui fait
certainement partie, dans
son enseignement, de ce qu’il y a de plus paradoxal et
de plus scandaleux pour la conscience humaine à travers les siècles. En
réalité, très peu, parmi ses disciples, ont pris à la lettre, et réalisé effectivement
cette méthode. Le rabbi Ieschoua enseignait en effet que, en présence de
l’agression, au lieu de répondre par une autre
agression,
pour sortir du cercle infernal de destruction mutuelle,
il faut que l’un des
hommes en présence, — celui qui reçoit l’enseignement du rabbi et qui estime
que cet enseignement est vrai, —
renonce, librement,
volontairement, au droit de réponse, au droit
de vengeance, renonce à
la contre agression, subisse l’agression et injustice sans répondre à
l’agression et à injustice par une autre agression et une autre injustice.

Tel est l’enseignement du rabbi Ieschoua, si nous
l’avons bien
compris.

Mat. 5, 38 :  » Vous avez
entendu qu’il a été dit : oeil pour oeil et dent pour dent (Ex. 21, 24; Lev. 24, 19; Dt. 19, 21). — Et
moi
je vous dis de ne pas vous dresser pour résister au méchant Mais celui
qui te gifle sur la joue droite, présente-lui aussi l’autre joue.
Et à celui qui veut
t’appeler en justice et prendre ta tunique, laisse-
lui
encore le manteau; et celui qui te réquisitionne pour un mille
(un km 500 environ),
fais avec lui deux milles. A celui qui te
demande,
donne, et de celui qui veut t’emprunter, ne te détourne
pas.

Mat. 5, 43 :  » Vous avez entendu qu’il a été dit
: tu aimeras ton
compagnon <![if !supportFootnotes]>[27]<![endif]> et
tu haïras ton ennemi
<![if !supportFootnotes]>[28]<![endif]>. — Et
moi je vous dis :
aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous
persécutent, afin
que vous deveniez les fils de votre père qui est dans les cieux, car son
soleil, il le fait lever sur les hommes mauvais et sur les bons
et il fait pleuvoir sur
les justes et sur les injustes. En effet, si vous
aimez
ceux qui vous aiment, quelle récompense avez-vous ? Est-ce
que les publicains ne
font pas la même chose ? Et si vous donnez
votre
salut à vos frères seulement, que faites-vous de surabondant ?
Est-ce que les hommes
des nations païennes ne font pas la même
chose
? Soyez donc, vous, parfaits, comme votre père des cieux
est parfait. « 

Luc, 6, 27 :  » Mais à vous je vous le dis, vous
qui m’écoutez :
aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui
vous haïssent, bénissez
ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous
calomnient.

 » A celui qui te frappe sur
une joue, tends encore l’autre, et
à celui qui te prend ton manteau,
ne l’empêche pas (de prendre)
aussi la tunique.

 » A tout homme qui te
demande, donne, et à celui qui te prend
ce qui est à toi, ne
redemande pas.

 » Et comme vous voulez que
vous fassent les hommes, faites
leur de même.

 » Si vous aimez ceux qui vous aiment, en quoi
est-ce une grâce de votre part ? Les pécheurs aussi aiment ceux qui les aiment.

 » Et si vous faites du bien à ceux qui vous font
du bien, en quoi est-ce une grâce de votre part ? Les pécheurs aussi font de
même.

 » Et si vous prêtez à ceux
dont vous espérez recevoir, quelle
grâce est-ce de votre part ? Les
pécheurs aussi prêtent aux pécheurs
afin de recevoir la pareille.

 » Mais aimez vos ennemis, et faites du bien, et
prêtez sans rien
espérer en retour. Et votre récompense sera
grande, et vous serez
les fils du Très-Haut, car lui est bon pour ceux qui
sont sans gratitude et mauvais.

 » Ayez des entrailles de
compassion, comme votre père et un
Dieu de pitié.

 » Et ne jugez pas, et vous ne serez pas jugés.

 » Et ne
condamnez pas, et vous ne serez pas condamnés.
 » Libérez
(remettez les dettes) et il vous sera remis.

 » Donnez, et il vous sera donné : une bonne
mesure, serrée, tassée, débordante, sera versée dans votre sein.

 » Car de la mesure dont vous aurez mesuré, on se
servira pour vous mesurer à votre tour. « 

C’est là, encore une fois, un des enseignements les
plus para
doxaux du rabbi galiléen, un de ceux qui sont les
plus durs à
 » avaler  » comme on dit. Durs surtout à réaliser.

Le rabbi Ieschoua ne s’et pas
contenté d’enseigner cette mé
thode, cette technique, qui consiste à ne pas répondre
à l’agression par une autre agression, et à briser ainsi le cycle infernal de
l’agression et de la réaction de vengeance qui provoque une nouvelle
agression
plus violente, et ainsi de suite. Le rabbi Ieschoua ne
s’est pas contenté
d’enseigner cette méthode, il en a fait la démons
tration devant ses apprentis
en théologie et en anthropologie, ceux qu’on appelle ses  » disciples
« . Il a utilisé cette méthode. Il l’a expérimentée,
à ses frais, à ses dépens.

Tout le monde sait que le rabbi Ieschoua le galiléen
vivait dans une Palestine occupée par l’armée romaine. Dans un pays occupé
par l’armée
ennemie, on le sait, il y a toujours plusieurs partis :
Ceux qui pensent
qu’il faut  » collaborer  » avec l’ennemi, avec
l’occupant,
pour sauver certains intérêts nationaux, pour continuer
à faire des
affaires, ou pour toute autre raison. Ceux au contraire
qui estiment
qu’il faut  » résister  » à l’ennemi, et tenter de le chasser
de la patrie,
par la force des armes.

Dans la Palestine occupée par l’armée romaine, il y
avait ces
partis, celui des  » collaborateurs « , et
celui des  » résistants « . Les
résistants,
ceux que, dans le langage de l’occupant on appelle les
 »
terroristes « , chez les Juifs s’appelaient les  » zélotes  » et
les
 » sicaires « , ceux qui portaient le poignard, .sica.

Le rabbi Ieschoua n’était certes pas collaborateur,
mais, il n’était pas non plus zélote. Il n’est pas entré dans le Front de
Libération nationale juif. Il a
cependant été dénoncé aux autorités
de l’armée d’occupation comme zélote, comme  »
résinant « , alors
qu’il ne l’était pas, et il a été arrêté et condamné
par la police
d’occupation<![if !supportFootnotes]>[29]<![endif]>.

Lorsqu’on est venu l’arrêter, il aurait pu résister à cette agression injuste qu’était cette arrestation, qui devait
le conduire à la mort.
Il ne l’a pas
fait. Alors que Kêphâ, le  » Rocher « , Pierre « ,
furieux, sortait son épée et frappait un des
hommes qui faisaient partie du groupe qui venait arrêter le rabbi, celui-ci dit
à Pierre
de
rentrer l’épée :

Mat. 26, 50 :  » Ils s’avancèrent et mirent la
main sur Ieschoua.
Et voici que l’un de
ceux qui étaient avec Ieschoua étendit la main,
tira son épée, et il frappa le
serviteur du grand prêtre, il lui enleva
l’oreille.

 » Alors Ieschoua lui dit :
Remets ton épée à sa place. Car tous
ceux qui prennent l’épée périssent par l’épée. « 

Cette dernière proposition ne doit pas être forcément
comprise
comme une interdiction. Il nous semble qu’elle est
plus vraisem
blablement
l’énoncé d’une loi, non pas physique, mais historique : ceux qui prennent
l’épée, ceux qui déclenchent la guerre, ceux qui
amorcent le processus
d’agression, périssent par l’agression qui
se retourne contre eux. La guerre est finalement un
phénomène
d’autodestruction. L’histoire des grands empires, jusqu’au Troisième Reich, montre
suffisamment que cette loi énoncée par
Ieschoua est exacte.

Le rabbi Ieschoua, tout le
monde le sait, est mort, finalement,
après cette arrestation, cloué sur une croix, qui était le supplice que les Romains
réservaient aux esclaves, aux révoltés et aux
criminels de
droit commun.

On dira : par conséquent la méthode professée par le
rabbi juif
n’était pas bonne, puisque, pour lui, elle a conduit à
cette fin
épouvantable.

Cela reste à examiner.

 

 

Du point de vue du nationalisme intégral, le christianisme
évan­
gélique, c’est-à-dire le christianisme authentique,
celui du rabbi
Ieschoua mort sur une croix, n’est pas et ne peut pas être
satis­
faisant.

Du point de vue du nationalisme intégral, non
seulement la légitime défense et un droit et même un devoir absolu, mais, de
plus, la
conquête est une expression légitime de l’ambition natio
nale. A ces
deux égards, la doctrine du rabbi galiléen et détestable.
Car, si on
l’en croyait, et si l’on faisait ce qu’il a enseigné, alors on
ne
résisterait pas à l’agresseur ? On ne ferait pas la guerre ? Évi
demment, on
n’entreprendrait pas de guerre de conquête.

Bien entendu, le nationalisme s’est
trouvé des théologiens qui
ont expliqué que, tout d’abord, dans ces propos du
prophète juif
crucifié, il faut faire la part de l’hyperbole et de
l’exagération, de la mentalité  » orientale « , du  » genre
littéraire « , etc. Que de plus
et surtout ces propos s’adressent à des individus
:
Si un individu vous agresse, alors ne lui résistez pas. Cela est déjà
difficile à
admettre, et seuls quelques excentriques peuvent
suivre le rabbi sur ce point. Mais cette doctrine, nous disent nos théologiens,
ne
s’applique pas aux communautés nationales. Là, le droit de légitime défense reste parfaitement valable.

Quoi qu’il en soit des travaux de ces théologiens, le
texte évangélique et formel, clair comme le jour, et constitue pour un adepte
du nationalisme intégral un scandale permanent, un motif de gêne.
Un
chrétien qui voudrait adopter pleinement l’enseignement du
rabbi galiléen ne peut
pas être intégré dans un mouvement nationaliste, pour lequel la valeur absolue,
c’est la nation. Le chrétien
évangélique sera toujours
suspect, à un moment ou à un autre,
de mettre en avant l’objection de la conscience.

Pour un disciple du rabbi Ieschoua,
il n’y a qu’une seule valeur
absolue, c’est Dieu.
Ce n’est pas la Nation.
De plus, pour un
disciple du dernier des prophètes d’Israël, la valeur,
la dignité de
l’homme et telle qu’on ne peut pas
tuer si facilement un homme
qui et créé à l’image
et à la ressemblance de Dieu, qui et appelé
à prendre part à
la vie divine. Sur le champ de bataille, normale
ment, le disciple du rabbi galiléen peut et doit se poser la question : cet homme,
ces hommes que l’on m’ordonne de tuer, au nom de la Patrie, qui sont-ils ?
Pourquoi dois-je les tuer ? Au nom de quoi ? Qu’est-ce qui m’y autorise ? Cette
guerre est-elle légitime? L’ensei
gnement de mon rabbi
sur la non-résistance à l’agression, et-il
vrai qu’il se limite aux relations interindividuelles ? Et pourquoi ne
s’appliquerait-il pas aux relations entre communautés ? Entre peuples ? Entre
races ? Qu’et-ce qui permet de restreindre ainsi l’enseignement du maître, d’en
limiter la portée ?

On le voit, un disciple du rabbi juif crucifié qui se
pose ces questions, est difficilement utilisable dans le cadre de la mystique
du
nationalisme intégral. Il et forcément un suspect, un élément
de trouble et
d’inquiétude. Comme le prophète Jérémie en d’autres
temps,
il finira par démoraliser l’armée. Il se pose trop de questions.
La discipline faisant la
force principale des armées, et la discipline
absolue
n’étant pas compatible avec ce genre de questions, le
chrétien évangélique ne
sera pas un élément assimilable dans un système où la valeur absolue est la
nation.

Comme l’écrivait Charles Maurras,  » Isaïe et
Jésus, David et
Jérémie, Ézéchiel et Salomon… donnaient par
leurs exemples et
par leurs discours les modèles de la frénésie toute pure  » (Action française, t.
I, p. 318).  » Chez les anciens Israélites, les prophètes
élus
de Dieu en dehors des personnes sacerdotales furent des sujets
de désordre et
d’agitation  » (Trois idées
politiques,
p. 6o).  » Le juif monothéiste et nourri des
prophètes est un agent révolutionnaire  » (Ibid., p. 60). A propos des  » évangiles de quatre juifs
obscurs « , Maurras félicite l’Église catholique romaine d’avoir mis en
latin certains textes subversifs, comme par exemple le Magnificat de
Mariam,
la mère de Ieschoua, afin que le peuple ne les entende pas,
ce
qui en  » atténue le venin  » :  » D’intelligentes destinées ont
fait
que les peuples policés du sud de l’Europe n’ont guère connu ces
turbulentes Écritures orientales que tronquées, refondues, trans
posées
par l’Église dans la merveille du Missel et de tout le Bré
viaire : ce fut un des
honneurs philosophiques de l’Église, comme
aussi
d’avoir mis au verset du Magnificat une
musique qui en atténue
le venin.
 » (Charles Maurras, Le Chemin
de Paradis,
Préface,
p. XXIX et XXX.)

Les théologiens chrétiens au cours des siècles ont été
contraints d’élaborer une théologie de la guerre qui tienne compte non seu
lement
de l’enseignement du rabbi, mais aussi du droit naturel.
Les
théologiens, pour la plupart, ont estimé qu’il n’était pas pos
sible
de demander, — encore moins d’exiger, — à un peuple qui
est
envahi par un autre, avec tout ce que cela comporte : massacres,
asservissement, etc., de
se laisser faire passivement et de ne pas résister. Les théologiens ont estimé
qu’il n’était pas possible de
condamner ceux qui résistaient
les armes à la main aux envahis
seurs. Ils ont donc élaboré une théorie de la guerre
juste, qui est fondée sur le droit naturel.

Il existe donc une difficulté réelle : d’une part, le
rabbi Ieschoua
enseigne une technique, une méthode, qui consiste
à ne pas répon
dre à l’agression par l’agression, à suspendre le droit de réponse
agressive à l’agression. D’autre part, il est évident qu’on ne peut
demander
à la petite Pologne attaquée par l’Allemagne nazie de
ne pas résister à l’invasion.

Le terme de  » violence
 » est en l’occurrence trop vague pour
essayer d’entreprendre
l’analyse de ce difficile problème.

Ieschoua, nous allons le voir, a usé d’une certaine
violence. Il chasse les vendeurs du temple à coups de fouet, et tout
l’enseignement évangélique est d’une certaine manière violent. Il fait violence
à nos préjugés, à nos
mentalités, à nos habitudes morales et à nos conceptions. Il nous fait
éminemment violence, par l’enseignement que nous rappellerons ultérieurement et
qui porte sur la croix.

Mais Ieschoua n’a jamais détruit. Il n’a
jamais tué.
Toute
violence
dans son enseignement ou son
action constitue une exigence de re-création, jamais de destruction.

Posé en termes précis, le problème est donc de savoir si le disciple de Ieschoua, qui veut conformer sa
pensée et son existence
à l’enseignement de son rabbi, peut, ou ne peut pas, détruire, détruire des êtres,
c’est-à-dire blesser et
tuer, pour obtenir un
résultat qu’il
estime nécessaire et bon.

 

 

Les révolutionnaires, de leur côté, font remarquer très justement qu’un peuple, ou une classe sociale, qui
sont asservis, exploi
tés, par une
minorité possédante, sont dans la même situation qu’un
peuple qui est asservi par un autre. Dans les
deux cas, un sous-
ensemble
humain subit une violence, plus précisément ils sont
contraints à des conditions d’existence, de
travail, de nourriture,
de logement, qui aboutissent finalement à la mort prématurée d’hommes, de femmes et d’enfants. Il s’agit d’un
meurtre massif.

Les
révolutionnaires légitiment donc qu’ils se trouvent dans les
conditions définies par les théologiens
lorsque ceux-ci ont précisé
ce qu’était une
guerre juste.

Nous avons déjà rencontré, à propos
de l’enseignement paradoxal de Ieschoua concernant la pauvreté, le problème des
rapports
entre le christianisme et la
révolution. Nous avons vu que le
disciple de Ieschoua, comme le
révolutionnaire, prennent parti
pour l’opprimé. La
différence entre le point de vue de Ieschoua
et le point de vue
du révolutionnaire, nous l’avons noté, c’est que
Ieschoua semble s’être donné pour tâche de communiquer à l’humanité
tout entière, pauvres et riches, exploités et exploiteurs,
esclaves et hommes libres, un enseignement créateur, tandis que le but
du révolutionnaire est plus précisément de libérer une part
de
l’humanité, — l’humanité exploitée, — de la main de ses exploi
teurs — cela dans l’intérêt de l’humanité totale. Les deux points de
vue, les deux objectifs, ne sont pas en contradiction l’un avec
l’autre,
ils ne s’excluent pas nécessairement. Ils peuvent éventuellement se compléter.
Mais ils ne se recouvrent pas exactement. La révolution peut être une partie de
la rédemption, un élément de
la rédemption. Mais la
révolution politique et sociale n’épuise pas
le contenu de la rédemption, loin de là. La
rédemption, au sens
chrétien du terme, est
une révolution totale, intégrale, qui est en
fait, nous l’avons vu, une re-création et un achèvement de l’homme.

Si le révolutionnaire
estime que la révolution économique et po
litique épuise le champ de la révolution qui est à opérer, et s’il connaît, par là même, la dimension humaine naturelle
et surnaturelle qui caractérise le christianisme, s’il ignore la fin surnaturelle
que le christianisme assigne à la création, alors
le révolutionnaire se trouve dans une perspective que l’histoire de la théolo
gie désigne par le terme de  » millénarisme
« . C’est une amputati
on par en haut de la
destination de l’homme, appelé, selon le christianisme, à prendre part à la vie
divine.

Si le révolutionnaire reconnaît l’existence de cette dimension qui est enseignée par le christianisme, il reste
une difficulté portant sur
les moyens à utiliser pour réaliser la révolution politique, économique et sociale.

Nous venons de le
rappeler : Ieschoua, que ses disciples ont con
sidéré comme étant l’Enseignement créateur même de l’Unique créateur, ne détruit jamais. Il ne tue jamais. Il ne
blesse pas. Il gué
rit, il régénère, il
créé et il recrée. Il et médecin et non pas guer
rier. Sa méthode est essentiellement créatrice. Elle
est une doct
rine de création.

Si son disciple doit
conformer son existence, sa pensée et son acti
on à t enseignement, il lui sera difficile de tuer,
de blesser, mê
me pour réaliser un but qui lui semble bon et
nécessaire.

Là se
trouve la difficulté, en ce qui concerne les rapports entre le
christianisme et la révolution, comme en ce
qui concerne les relations entre le christianisme et la guerre, même juste.
Détruire des structures économiques et
politiques criminelles, po
ur en
reconstruire d’autres, c’est une chose.

Détruire des êtres est tout autre chose.

La question et de
savoir s’il est absolument nécessaire de passer par
la destruction des êtres pour parvenir à la destruction
de struct
ures économiques et politiques funestes.

L’intérêt de Ieschoua,
nous l’avons noté à propos de la pauvreté,
se porte apparemment sur tous
les êtres, même et
d’abord sur ceux
qui sont criminels. Jamais il n’a entrepris de
détruire ni de blesser
quiconque.
Il a toujours tenté de guérir et de régénérer. Il se
situe
dans la perspective de celui
qu’il appelle son père, et qui est
créateur de tous les êtres. Il continue l’oeuvre du créateur,
jamais celle
du destructeur.

Là se trouve la différence entre Ieschoua et le
révolutionnaire.
Et c’est pourquoi la
doctrine de Ieschoua ne satisfait pas non
plus
le révolutionnaire, pas plus qu’elle ne
satisfait le général d’armée.

 » Crucifié pour crucifié, le révolutionnaire
préfère Spartacus
<![if !supportFootnotes]>[30]<![endif]>. « 

C’est dans l’ordre profond de l’ontologie que se situe la différence entre
Ieschoua et le révolutionnaire non chrétien. Ieschoua
se soucie de tous les êtres individuels et
particuliers, un par
un, et chacun pour lui-même. C’est une ontologie de l’individuel singulier.
Le révolutionnaire se soucie de libérer
une classe opprimée
de la
servitude et de l’oppression effectuées par une classe dominante et possédante.

De même que le général d’armée, s’il veut vaincre
l’ennemi,
ne se
soucie pas des individus singuliers, des enfants d’Hiroshima
ni des enfants tués lors des bombardements de
Dresde ou de Berlin,
de même, le révolutionnaire,
pour parvenir à son but, considère des
ensembles, mais ne peut pas tenir compte aussi des individus
singuliers, des personnes particulières. En cela
au moins, le révo
lutionnaire et le militaire ont une perspective
commune, une manière de voir analogue, même si leurs buts diffèrent. En cela leur ontologie sous-jacente, inconsciente, est
différente de celle
de Ieschoua, radicalement.

 

 

La révolution,
fondamentalement, consiste à ré-informer les structures sociales, politiques et
économiques. De plus en plus,
les révolutionnaires
remarquent que cette ré-information des
structures
politiques et économiques n’est pas possible sans une
ré-information des structures mentales. Il n’est pas possible de réformer d’une manière durable les structures
politiques si
l’on ne réforme pas l’homme. La création d’un homme
nouveau appa
raît de plus en plus à l’horizon de la pensée révolutionnaire, sans que soit toujours suffisamment précisé ce en
quoi va consister ce renouvellement.

Si la
réformation des structures politiques, sociales, économiques, req
uiert en fin de compte la réformation de l’homme, il reste à trouver
quels sont les principes, quelles sont les normes de cette réfo
rmation de l’homme. Le christianisme propose un ensemble normes.
Il reste à examiner si elles sont satisfaisantes. Mais nous sommes renvoyés,
finalement, par les révolutionnaires eux-mêmes, à la recherche d’un ensemble de
normes permettant de reconstruire
homme nouveau.
Finalement, c’et cette normative nouvelle qui
sera premièrement
révolutionnaire. Seule la communication d’une normative
nouvelle est réellement révolutionnaire.

Nous le notions dans notre précédent
travail : dans tous les domai
nes, depuis l’ordre
biologique jusqu’à l’ordre humain, la créa
tion d’une réalité nouvelle se fait toujours par communication d’une
information, d’une science, d’un enseignement, d’une norme. Le
christianisme est fondamentalement et radicalement révolutionnaire en ce qu’il apporte à l’humanité une nouvelle normative. Mais sa
méthode propre ne procède pas par la destruction des êtres
. Le
christianisme entend substituer à un état de choses ancien, qui
est anormal, une norme nouvelle, informatrice et créatrice. C’est ainsi
qu’il procède pour renouveler l’humanité.

 

 

En ce qui
concerne le christianisme, comme pour toute autre doctrine, deux questions
fondamentales doivent être envisagées succ
essivement. La première question est de savoir
en quoi consiste cette
doctrine. Nous essayons ici d’exposer, le moins mal que nous le pouvons, la doctrine, le contenu de l’enseignement
du rabbi juif
crucifié
sous Tibère. — La seconde question porte sur la vé
rité : la doctrine en question est-elle vraie, ou non ? En ce qui concerne notre problème précis, la méthode préconisée,
à tort ou à
raison, par le rabbi
Ieschoua, la question est de savoir si c’est u
ne bonne méthode, ou une mauvaise méthode,
finalement, pour
‘humanité.
Est-ce que la méthode classique, celle qui consiste à répondre à l’agression, à
la guerre, par l’agression et la guerre est
bonne, meilleure ? Ou bien est-ce que la méthode du
rabbi est
bonne et efficace ? Seule
l’expérience et l’analyse peuvent nous
permettre d’en décider. En ce qui concerne la
méthode classique,
celle
qui consiste à répondre à l’agression par l’agression, elle a
déjà fait ses preuves, depuis des siècles. Elle a
été largement expé
rimentée.
Il ne reste, semble-t-il, que peu d’expériences nouvelles
à effectuer, avant qu’il ne reste plus d’hommes pour
continuer les
expériences.
La guerre de 1914-1918 : dix millions de cadavres. La guerre de 1940-1945 :
quarante millions de cadavres. La pro
chaine ?

La méthode préconisée par le rabbi Ieschoua a été, au contraire, peu expérimentée. Elle n’a que rarement été
prise au sérieux. Elle
a été essayée, si nous ne nous trompons, par le mahatma Gandhi. C’est aux historiens, et encore aux
psychologues, et aussi, selon Stanley Jones, aux cybernéticiens, de nous dire
quelle est finale
ment la méthode la plus
efficace, la plus rentable, dans l’hypothèse, toujours, où l’on souhaiterait
que l’humanité vive.

 

 

Le rabbi juif, quant à lui, est mort cloué sur une croix. C’est, dira-t-on, décisif. Cela prouve que la méthode
était mauvaise. Car
s’il
avait résisté à ceux qui venaient l’arrêter, il s’en serait peut-être
tiré, et il n’aurait pas été crucifié.

Nous verrons plus loin, à propos de ce que nous appelons la loi ontogénétique fondamentale, quel est
l’enseignement de
Ieschoua
en ce qui concerne la fécondité de l’action et de l’être.
Ieschoua n’a jamais dit que sa méthode ne coûtait
rien.

Pour ce
qui est de l’efficacité, dans ce combat singulier entre le prophète juif sans
arme et l’Empire romain, il est vrai, tout d’abord, que le prophète juif est
mort supplicié. Il avait été condamné comme terroriste alors qu’il ne l’était
pas. Il était donc doublement vaincu.

Avant Ieschoua, pendant la vie de
Ieschoua, et après sa mort, bien souvent des chefs militaires juifs se sont
levés pour libérer
la patrie du joug romain. Vers le
début de l’ère chrétienne, un certain Judas le Galiléen avait fondé un parti,
un mouvement,
celui des Zélotes : ceux
qui étaient zélés pour le Dieu d’Israël et
sa Torah. Judas le
Galiléen ordonne de ne pas se soumettre au
recensement général ordonné par Quirinus, le gouverneur de la Syrie.
En 66, à Jérusalem, les Juifs se révoltent contre l’occupant romain. Jean de
Gischala, Simon bar Giora, sont les chefs de la
révolte.
Le 26 septembre 70 Jérusalem est conquise par Titus. La
ville et les remparts sont rasés. En 132, Siméon bar Koziba est le héros
de la seconde grande révolte juive. L’illustre rabbi Aqiba disait de lui :
 » C’est lui le meschiach…  » En 135, la défaite de Bar Ko
ziba était en même temps une catastrophe nationale. Les cinquante principales forteresses de la
résistance tombaient entre les mains des Romains, les morts se comptaient par
centaines de milliers, Jérusalem, l’ancienne capitale, était interdite aux
Juifs, et l’emper
eur ordonna de construire sur
l’emplacement de la cité de David
une nouvelle ville : Aelia Capitolin<![if !supportFootnotes]>[31]<![endif]>.

La méthode de Ieschoua n’a pas consisté à lever des troupes, ni à préparer
la résistance armée à l’occupant. Son enseignement, la finalité de son action n’étaient d’ailleurs pas
dirigés contre Rome. Iesc
houa a enseigné. Il est mort. Ses auditeurs ont
communiqué sa doctrine. Vers 57 sans doute son disciple Schaoul de Tarse
écrivait aux chrétiens de Corinthe :  »
Car je crois que Dieu nous a exhibés, nou
s les apôtres, comme les derniers des derniers, comme des condamnés
à mort; nous sommes donnés en spectacle au monde… Jusqu’à cette heure nous
souffrons la faim, la soif, la nudité, nous recevons des coups et nous sommes
vagabonds… Nous sommes devenus comme
les balayures du monde…  » (I Cor. 4, 9, sq.).Saoul, Kêphâ, et
des milliers de disciples de Ieschoua sont morts martyrisés par les empereurs de Rome. Ils n’ont pas non plus organisé
de révolte armée contre l’empire. Ils se sont contentés de communiquer
l’enseignement reçu du rabbi.

A partir du IVe siècle, Rome devenait le foyer central de
l’Église chré
tienne.

Tel est, sur ce point, le résultat obtenu par la méthode de Ieschoua. La communication de son enseignement a
été, par elle-
me, révolutionnaire.

 

 

Il ne faut pas croire que cette technique proposée par
le rabbi Ieschoua — (cette technique est-elle bonne ? Est-elle mauvaise ? C’est
ce qu’il faut vérifier), — il ne faut pas croire en tout cas que cette
technique soit par nature ou par essence, comme l’a pensé Nietzsche, une
technique de faible, d’esclave, de femmelette. La question de savoir si cette
technique est efficace ou non reste ouverte, mais en tout cas cette technique
exige de la part de celui qui veut la mettre en oeuvre une maîtrise de soi, une
maîtrise du com
portement, qui est exactement le contraire de la
faiblesse, et qui
est exactement identique à la puissance.

 

 

Cette technique, cette méthode,
proposée par Ieschoua pour
briser le cercle cybernétique provoqué par
l’agression, il n’est peut-être pas heureux de l’appeler  » non-violente
« . Car, nous le
notions plus haut, le terme de
violence est en l’occurrence trop
vague. Il existe des violences saines. Il peut être
bon de détruire d’une manière violente des structures politiques ou
économiques criminelles, des habitudes funestes. La violence n’est pas toujours
ni nécessairement destructrice des êtres. Elle
peut être une condi
tion, au contraire, pour sauver des êtres.

La non-violence peut être maladive. Elle peut, dans
certains cas,
justifier les sarcasmes de Nietzsche et des
révolutionnaires. Ieschoua
fait usage parfois de la
violence, mais, encore une fois, il est notable
que sa violence ne
détruit jamais des êtres, elle a au contraire pour but de libérer :

Jean, 2, 13 :  » La Pâque des
Juifs était proche, et Ieschoua monta
à Jérusalem. Et il
trouva dans l’enceinte du temple les gens qui
vendaient
des boeufs et des brebis et des colombes, et les changeurs
sur leurs sièges. Il fit
un fouet avec des cordes, et il les chassa tous de l’enceinte du temple, et les
brebis et les bœufs, et il répandit la monnaie des changeurs, et il renversa
leurs tables, et à ceux qui
vendaient des colombes il dit :
Emportez cela d’ici. Ne faites pas
de la maison de mon père une maison de commerce.
« 

Mat. 21, 12 :  » Ieschoua
entra dans le temple et il chassa tous
ceux qui vendaient et
achetaient dans le temple, et il renversa les
tables
des changeurs de monnaie, des banquiers, et les sièges de ceux
qui vendaient des
colombes, et il leur dit : Il est écrit :

 » Ma maison sera appelée une
maison de prière.  » (Is. 56, 7;
6o,
7) Vous, vous en faites une  » caverne de brigands « . ( Jér.
7,
II) « 

En ce qui concerne la paix, et
la guerre, Ieschoua, conformément
à la doctrine biblique, professe
que la création est bonne, excel
lente, et qu’en conséquence la paix, qui est la
condition de l’existence et de la vie des hommes, est un bien, le bien auquel
il faut travailler. Mais il savait aussi que l’enseignement qu’il apportait,
qu’il tentait de communiquer, rencontrait, de la part de l’humanité, une
résistance violente, acharnée, souvent furieuse, exactement, comme ce fut le
cas pour les anciens prophètes d’Israël. Son enseignement provoque, dans un
milieu donné, la famille, la tribu, l
a patrie, un déchirement violent.
Il y a d’un côté ceux qui app
rouvent cet enseignement, et qui
l’aiment. Il y a de l’autre côté
ceux qui le désapprouvent et le détestent. Et cette
séparation, cette o
pposition, a lieu normalement dans tous les
groupes humains :

Mat. I0, 34 :  » Ne pensez
pas que je sois venu jeter la paix sur
a terre.

 » Je ne suis pas venu jeter la paix, mais l’épée.

 » Car je suis venu séparer
l’homme de son père, la fille de sa mère, la mariée de sa belle-mère; les
ennemis de l’homme sont
les hommes de sa maison (Michée, 7, 6).

 » Celui qui aime son père ou
sa mère plus que moi n’est pas
digne de moi. Et celui qui aime son fils ou sa femme
plus que moi n’est pas digne de moi.

 » Et celui qui ne prend pas sa croix et ne me
suit pas, n’est pas
digne de moi.

 » Celui qui trouve son âme
(sa vie) la perdra, et celui qui a
perdu son âme (sa vie) à cause de moi la trouvera.
« 

Luc, 12, 51 :  » Croyez-vous
que je sois venu donner la paix sur
la terre ? Non, je vous le dis, mais la division. Car
à partir de main
tenant cinq dans une maison seront divisés,
trois contre deux et
deux contre trois; seront divisés
le père contre le fils et le fils
contre le père, la mère contre la fille et la fille
contre la mère, la belle-mère contre sa belle-fille et la jeune mariée contre
la belle-mère. « 

Cet enseignement de Ieschoua,
concernant la division et la
guerre que son enseignement va provoquer dans les
ensembles humains, dans les groupes humains, est vérifié, constamment, dès
lors
qu’une doctrine évangélique se trouve en conflit — toujours
la
doctrine évangélique est en conflit — avec l’une des  » valeurs  »
du système qui commande
dans l’humanité la vie des groupes,
famille, clan, tribu, nation. Dès
lors qu’il y a conflit, sur un point
ou sur un autre, entre un
enseignement évangélique, et l’une des
 » valeurs  » du
groupe, il s’opère un partage, à l’intérieur du groupe,
entre
ceux qui préfèrent les valeurs du clan, de la tribu, de la nation,
et
celui, ou ceux, qui choisissent le système de valeurs proposé
par le rabbi Ieschoua.

Un exemple typique de cette division violente, c’et l’opposition dans
une nation, entre les valeurs de vérité et de justice, qui sont
des valeurs évangéliques,
et les valeurs nationalistes, qui peuvent exiger le sacrifice de la vérité ou de la justice. Si la nation est la
valeur
absolue, suprême, alors la vérité et la justice doivent lui
être
sacrifiées dans certains cas.
Ainsi, lors de l’affaire Dreyfus, en
France, ou, pendant la guerre d’Algérie, lorsque s’est
posée la question de la torture, certains estimaient qu’avant tout il ne
fallait pas affaiblir la nation, toucher à l’honneur de l’armée. D’autres au
contraire
estimaient que la vérité devait d’abord être connue et
dite, et la justice
rendue. Deux systèmes de valeurs s’affrontaient,
irréductibles
et hétérogènes. Le partage s’opérait, comme l’avait
dit Ieschoua, à
l’intérieur des familles…

 

 

La doctrine du
pardon, que professe Ieschoua, est en liaison
directe avec cette
méthode qui consiste à tenter de briser le cercle : agression — réaction
agressive — re-agression :

Mat. 18, 21 :
 » …
Pierre lui dit : Seigneur, combien de fois mon
frère
péchera-t-il contre moi et lui pardonnerai-je ? Jusqu’à sept
fois
? Ieschoua lui dit : je ne te dis pas jusqu’à sept fois, mais
jusqu’à soixante
dix-sept fois.

 » C’est pourquoi le royaume
de Dieu, c’et comme un roi qui
a voulu régler ses comptes avec
ses serviteurs. Lorsqu’il commença
à régler ses comptes, on lui amena un ministre qui lui
devait dix
mille talents<![if !supportFootnotes]>[32]<![endif]>.
Celui ci n’avait pas de quoi rembourse
dette.
Le maître ordonna
qu’il fût vendu, lui, et sa femme et ses enfants
et tout ce qu’il avait,
pour que la dette soit payé.

« Le ministre tomba à genoux et se prosterna en
disant : sois magnanime et patient à mon égard, et je te rendrai
tout

 » Il fut pris de pitié, le
maître de ce ministre, et il le relâcha,
il lui fit cadeau de sa dette.

 » Ce serviteur sortit et il trouva l’un de ses
compagnons de service (l’un de ses collègues) qui lui devait cent deniers
<![if !supportFootnotes]>[33]<![endif]>. Il l’empoigna, et le serrait à la gorge en disant :
Rends, si tu me d
ois quelque chose !

 » Son compagnon de service
(son collègue) tomba à ses pieds
le supplia en disant : sois
magnanime et patient à mon égard,
je te rendrai.

 » Mais l’autre ne voulait
pas, et il alla le faire jeter
en prison
qu’à ce qu’il ait rendu ce qu’il devait.

 » Voyant ce qui était arrivé,
ses collègues furent très attristé, et
ils
allèrent exposer à leur seigneur tout ce qui était advenu, tou
t ce qui s’était passé.

 » Alors le seigneur le fit
venir et lui dit : serviteur mauvais, to
ute
cette dette, je t’en ai fait cadeau, parce que tu m’as supplié. N
e fallait-il pas que toi
aussi tu aies pitié de ton compagnon (collègue), comme moi j’ai eu pitié de toi
?

 » Et son seigneur se mit en
colère et il le livra aux bourreaux, jus
qu’à ce qu’il ait rendu
tout ce qu’il lui devait.

 » Ainsi aussi mon père qui et aux cieux fera à
vous, si vous ne
remettez pas, chacun, à son frère, du fond du
coeur.  »

Ce mâschâl illustre l’une
des demandes que le rabbi Ieschnua
placées dans la prière
qu’il a composée pour ses apprentis :

 » Remets-nous
nos dettes, comme nous aussi nous avons remis à ceux qu
i nous
doivent. »

 

 

Ce ne sont pas seulement les paroles du rabbi qui sont
enseignement, mais aussi ses gestes,
ses actes. Ses gestes et ses actes aussi peuvent être des meschalim.
Ainsi,
d’après Marc II, I Matthieu 21, I, Luc,
19, 29, et Jean 12, 12,
un jour le rabbi fit son entrée à
Jérusalem monté sur un ânon, — et non pas, comme le
souligne
Jérémie <![if !supportFootnotes]>[34]<![endif]> sur un
cheval de guerre. Ce mâschâl exprimé par une action a une signification concernant le messianisme. Il signifie que
Ieschoua a choisi une conception du messianisme qui n’et pas militaire. Matthieu et Jean citent à ce propos
le texte du prophète Zacharie, 9, 9.

 

 

En résumé et en conclusion, pour comprendre l’enseignement de Ieschoua en ce qui concerne l’agression, il
faut se placer comme
toujours, clans la perspective qui est la sienne : la perspective créatrice et thérapeutique. La méthode qu’enseigne Ieschoua, c’et de répondre à l’agression destructrice
non pas par
une
autre agression destructrice, mais par une création. Le refus
d’user, en présence de l’agression, d’une autre
agression, n’est
que
l’envers et le point de départ d’une conduite positive, créatrice
et thérapeutique. Pour comprendre cette méthode, on
peut se
reporter utilement à
l’expérience contemporaine des psychologues
et des psychiatres qui ont affaire à des
malades agressifs. Ils savent
bien qu’en présence d’une crise d’agressivité d’un malade, ce n’et
pas une réaction agressive qui est efficace et
thérapeutique. Là
encore,
la douceur seule est puissante.

Cependant, il ne faut pas se leurrer. Nous sommes en guerre, dans tous les domaines de l’existence. Au
niveau politique et éco
nomique, d’abord, bien entendu. Mais aussi guerre dans l’ordre des idées, des doctrines. L’exercice de la
philosophie, aussi, et
éminemment, est une guerre. Le christianisme ne veut pas châtrer l’homme,
ni lui ôter l’agressivité normale, sans laquelle il n’y a pas
de conquête ni de création. Mais le
christianisme se propose pour
but la vie, et non la mort. La guerre a changé d’ordre. Les vertus
guerrières ne sont pas annihilées, ni refoulées, mais transposées.
Il reste toujours à mener le
combat de David contre Goliath
et les philistins. Le christianisme est en guerre, depuis des siècles, et jusqu’à la fin des temps, et il le sait. Il
est en état de guerre perpé
tuelle. Mais la guerre qu’il mène n’est pas contre les hommes, pour les détruire. Elle est pour
eux, et pour les vivifier.

 

VIII. LA PERSÉCUTION POUR
LA JUSTICE

 

 

Nous
avons vu, dans notre précédent travail, consacré au problème de la révélation
et au prophétisme hébreu, que la communication de l’enseignement qui vient de
Dieu, rencontre, dans l’humanité à laquelle cet enseignement s’adresse, une
résistance, souvent violente et furieuse. Nous avons essayé de dégager
quelques-unes des raisons qui expliquent cette résistance. Nous avons vu que
les prophètes hébreux ont fait, à leurs dépens, l’expérience de cette résistance,
qui peut aller jusqu’au meurtre.

Le rabbi Ieschoua connaissait fort
bien cette loi de l’existence prophétique. Il y fait allusion à plusieurs
reprises, et il n’a pas caché à ses apprentis qu’ils rencontreraient eux-mêmes
cette résistance violente, lorsqu’ils entreprendraient de faire connaître à
leur tour l’enseignement de leur rabbi. Nous y avons déjà fait allusion à
propos des procès et du souci concernant ce qu’il faut répondre aux accusateurs
et aux juges.

Un texte certainement authentique
rappelle l’histoire des relations entre les prophètes hébreux et le peuple
auquel ils étaient chargés de communiquer l’enseignement qui vient de Dieu :

Mat. 23, 37 : «Jérusalem, Jérusalem,
toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui ont été envoyés vers elle,
combien de fois j’ai voulu rassembler tes enfants, comme la poule rassemble ses
poussins sous ses ailes, et vous n’avez pas voulu. » (Cf. Luc 13, 34).

Ce texte est étonnant, car le rabbi
Ieschoua de Nazareth s’identifie, manifestement, à Celui qui, au cours de
l’histoire d’Israël, a voulu rassembler les enfants d’Israël, qui s’éloignaient
de lui.

Cette persécution qu’ont connue les
prophètes d’Israël est pénible, éminemment pénible. On se souvient peut-être
des plaintes de Jérémie, fatigué, épuisé, par cette guerre perpétuelle qu’il
doit subir à cause de l’enseignement que Dieu le charge de communiquer à son
peuple Israël. Jérémie décide même un moment de ne plus prophétiser :

Jérémie, 20, 7 : « Tu m’as séduit, Yhwh,
et j’ai été séduit, tu m’as pris de force et tu l’as emporté. J’ai été tout le
jour un objet de risée, eux tous se moquent de moi… La parole de Yhwh a été
pour moi un sujet de honte et de raillerie tout le jour. J’ai dit alors : Je
n’en ferai plus mention et je ne parlerai plus en son nom !

— Mais c’était en mon cœur comme un feu brûlant
renfermé dans
mes os, je m’efforçais de le contenir et je ne le pouvais… »

On se souvient que Jérémie a été non
seulement insulté mais battu, jeté dans une basse-fosse, menacé de mort,
condamné à mort.

Le rabbi Ieschoua enseigne que ceux
qui sont ainsi persécutés parce qu’ils communiquent l’enseignement qui vient de
Dieu,

— c’est cela la fonction prophétique, — sont
heureux. Ils sont
heureux non parce qu’ils sont persécutés, mais parce que la persécution qu’ils
subissent, la résistance violente qu’ils rencontrent, atteste qu’ils
enseignent, à contre-courant, l’enseignement de Dieu.

Mat. 5, 10 : « Heureux ceux qui sont
persécutés à cause de la justice, car à eux est le royaume des deux. Heureux
êtes-vous lorsqu’ils vous injurieront et vous persécuteront et diront toute
sorte de mal contre vous, en mentant, à cause de moi. Réjouissez-vous et
exultez, car votre récompense est nombreuse dans les cieux. Car c’est ainsi
qu’ils ont persécuté les prophètes qui vivaient avant vous. »

Nous avons vu, dans
notre précédent travail, que la résistance rencontrée constitue un signe, un
test, un critère. Les faux prophètes ne rencontrent pas de résistance
lorsqu’ils enseignent, car ils enseignent dans le sens où va la volonté
commune. Ils épousent la volonté dominante. Ils la flattent. Tandis qu’au
contraire le prophète authentique, celui qui ne parle pas » de son propre
cœur, mais qui a reçu une information, une instruction venant de Dieu, celui-là
enseigne à contre-courant. Ce qu’il enseigne n’est pas attendu ni espéré. Ce
qu’il enseigne est détesté.

Exactement comme celui qui est pauvre
en y consentant, comme celui qui s’efforce de créer la paix, celui qui est
persécuté à cause de la justice et à cause de la vérité est heureux, car il
coopère à la création. Malgré les souffrances endurées, l’expérience historique
l’atteste, ceux qui travaillent dans ce sens connaissent ce que Bergson estime
être un signe et un critère de victoire : la joie.

 

IX. LE PRIVILÈGE DE L’ENFANCE

 

 

Nous
constatons, petit à petit, que constamment, l’enseignement du rabbi Ieschoua
est paradoxal, c’est-à-dire qu’il va à contre-courant de toutes les opinions
les mieux assises, des vérités admises par tout le monde, des valeurs
régnantes. Contrairement à l’opinion de tous les gens raisonnables, il enseigne
le privilège et le bonheur des pauvres, des persécutés.

Contrairement à l’opinion des gens
rassis, le rabbi Ieschoua enseigne aussi le privilège de l’enfance, du point de vue de la connaissance et du point de vue de l’intelligence,
du point de vue de l’être même !
Nouveau paradoxe…

Un jour, le rabbi Ieschoua de Nazareth
a exulté de joie, à la pensée de ce paradoxe, voulu par le Créateur :
l’intelligence des choses du royaume de Dieu, l’intelligence de ce qui est le
plus important, le plus riche, l’intelligence de l’essentiel, les enfants l’ont
plus facilement que les savants et que les professeurs. De même qu’il est plus
difficile à un riche d’entrer dans l’économie de la genèse de l’humanité sainte
et nouvelle qui est le royaume de Dieu, qu’à un chameau de passer par le trou
d’une aiguille, de même il est difficile à un Herr Doctor Professor d’entrer dans l’intelligence des lois et des
merveilles de cette création nouvelle en train de se faire qu’enseigne
l’Évangile. Un enfant, lui, y entre, sans difficulté, et il comprend.

Le cas n’est d’ailleurs pas
exclusivement propre à l’Évangile. Ceux qui s’efforcent d’enseigner les
mathématiques dites « modernes » nous disent que les enfants de douze ou
treize ans ont plus de facilité pour entrer dans l’intelligence de cette
nouvelle manière de penser en mathématiques, que les anciens professeurs de
mathématiques, qui ont les plus grandes difficultés à s’y faire. C’est une question
de structure mentale.

Luc, 10, 21 : « En cette heure-là, il
exulta de joie dans l’esprit saint, et il
dit : Je te loue, père, seigneur du ciel et de la terre, parce
que tu as
caché ces choses aux sages et aux intelligents, et que tu les as révélées aux enfants. Oui, père, car ainsi
il a paru bon devant
ta face. »

Mat. II, 25 : « Je te rends grâces, père, Seigneur du ciel et de la terre, parce que tu as caché ces choses aux
sages et aux intelli
gents, et que tu les as révélées aux petits. Oui,
père, parce qu’ainsi tu as trouvé bon de faire. »

Le fait est que,
parmi les philosophes en tout cas, il n’y en a pas beaucoup, parmi les plus
sages et les plus savants et les plus célèbres, qui aient connu et compris les
secrets de l’enseignement évangélique. Ils
sont, le plus souvent, passés à côté. Ils n’ont pas vu. Ils n’ont pas compris.
Ils étaient trop pleins d’eux-mêmes et de leur culture. Ils ont considéré avec
mépris cet enseignement pour les enfants et
pour les infirmes. Ils n’ont pas vu les merveilles,
du point de vue même
de la connaissance, qui étaient cachées dans les meschalim du rabbi juif crucifié.

Nous avons remarqué, dans notre
précédent travail, que le dieu d’Israël, au cours de l’histoire d’Israël,
s’amuse — il faut oser s’exprimer ainsi — constamment, si nous en croyons les
archives où sont consignés les actes de cette histoire, à dérouter les sages et
les prudents, à déjouer les plans et les prévisions les plus raisonnables, à
renverser les tables des valeurs, en réussissant le paradoxe suivant : vaincre,
dans les conditions les plus improbables du point de vue de la sagesse humaine,
les plus invraisemblables, en jouant, en misant, la faiblesse contre la
puissance. Il fait triompher une horde épuisée et affamée, d’Hébreux captifs et
opprimés, sans armes, contre l’armée du grand Reich égyptien. Il fait triompher
David, l’adolescent, avec sa fronde de berger, contre le géant des philistins.
C’est sa méthode. C’est à cela qu’on le reconnaît. C’est ainsi qu’il se
manifeste dans l’histoire et qu’il se fait connaître.

Le rabbi Ieschoua
nous apprend que Dieu s’amuse aussi à déjouer
la sagesse des sages et la science des philosophes en faisant
connaître,
en faisant comprendre, à des enfants, ce que les philosophes les plus illustres
n’ont pas compris. Et le rabbi Ieschoua exulte, il se réjouit, à cause de ce
paradoxe.

On peut trouver cela drôle. On peut
aussi trouver cela de très mauvais goût. On peut se réjouir, comme le rabbi, à
cause de ces paradoxes. On peut aussi trouver la plaisanterie détectable. C’est
une question de goût. Et à vrai dire, on reconnaît à cela ceux qui aiment
l’enseignement du rabbi juif : ils trouvent délicieux, exquis, ils aiment les
paradoxes dont se compose l’enseignement du rabbi. (Et nous en verrons plus
loin quelques autres, qui sont violents.) Ils exultent, eux aussi, à cause de
ces renversements de la hiérarchie des valeurs admise parmi les nations depuis
des siècles. Cela les amuse. Cela les fait rire.

D’autres, au
contraire, trouvent tout cela détestable et, comme Charles Maurras, nous
l’avons vu, félicitent l’Église catholique romaine d’avoir mis ces paradoxes
subversifs en latin (Magnificat anima mea
Dominum,
et exultavit spiritm meus in
Deo… Deposuit potentes de sede et exaltavit
humiles, esurientes implevit bonis et divites
dimuit inanes…),
afin
d’en atténuer, comme il dit, «  le venin ».

Quoi qu’il en soit des préférences de
chacun à ce sujet, le rabbi Ieschoua enseignait le privilège non pas seulement
moral comme on le croit, mais ontologique,
de l’enfance :

Mat. 18, I : «  … Les disciples
s’approchèrent de Ieschoua en disant : qui est donc le plus grand dans le
royaume des cieux ?

« Il appela un petit enfant, il le plaça au
milieu d’eux et il dit : vrai, je vous le dis, si vous ne vous retournez
pas (en vous-mêmes) et si vous ne devenez pas comme les petits enfants vous
n’entrerez pas dans le royaume des cieux.

« Celui donc qui se fera humble comme ce petit
enfant, c’est celui-là qui est le plus grand dans le royaume des cieux.

« Et celui qui reçoit un seul enfant comme celui-ci
en mon nom, c’est moi qu’il reçoit.

« Et celui qui crée un obstacle pour faire
buter et tomber un seul de ces petits qui croient en moi, il est avantageux
pour lui que soit suspendue à son cou une de ces meules que font tourner les
ânes et qu’il soit jeté en pleine mer. »

Mat. 18, 10 : « Voyez à ne pas
mépriser un seul de ces petits. Car je vous le dis, leurs « anges » (leurs
messagers) dans les cieux continuellement voient la face de mon père qui est
dans les cieux. »

Mat. 19, 13 : « Alors on lui amena des
petits enfants, pour qu’il pose ses mains sur eux et qu’il prie. Mais les
disciples en firent reproche aux gens (qui amenaient les enfants) et grondèrent
les enfants.
» Ieschoua, lui, dit : laissez, les enfants, et ne les empêchez pas de venir.
Car à ceux qui sont tels est le royaume des cieux. Et il
leur imposa les
mains. »

Luc, 18, 15 : «
Ils lui amenaient même les enfants nouveau-nés,
afin qu’il les
touche. Ce que voyant, les disciples en faisaient repro
che aux gens. Mais Ieschoua les appela en disant : Laissez les enfants venir vers moi et ne
les empêchez pas. Car c’est à ceux qui sont tels qu’est le royaume de Dieu.
Vrai je vous le dis, celui qui ne recevra pas le royaume de Dieu comme un
enfant, n’entrera pas dans le royaume. »

Comment comprendre ce privilège
ontologique de l’enfance enseigné par le rabbi, et qu’est-ce que cela signifie
? Pour le comprendre, il faut nous reporter, nous semble-t-il, comme toujours,
à la perspective biblique de la
création. L’enfant est un être qui vient d’être créé par Dieu. Il n’a pas
encore vieilli. Il ne s’est pas encore abîmé. Il ne s’est pas encore détérioré.
Ses instincts sont encore puissants. Son sens de la vérité, son sens de la
justice n’est pas encore adultéré. Il n’a
pas encore transigé. Il ne s’est pas encore
compromis. Il ne s’est pas
encore résigné. Il n’est pas fatigué par la vie. Il n’est pas encore écrasé par
cette tristesse invincible qui accable certains adultes. Il est encore près de
la source. Il est apte plus qu’un autre, à comprendre cet enseignement qui
vient de la source de l’être. Car son « messager » comme dit le rabbi, est
encore près du Créateur.

L’enfance, du point de vue hébraïque
et donc du point de vue de Ieschoua, c’est la création neuve. Du point de vue
biblique, on le sait, chaque enfant qui est
conçu est réellement une nouvelle
création, une création originale.

Dans les antiques religions de l’Inde,
comme dans ce courant religieux qu’on désigne par le nom d’Orphisme, puis de
pythagorisme, et dont nous trouvons l’expression dans certains textes
d’Empédocle et de Platon, l’âme de l’enfant qui vient de naître n’est pas
neuve. Elle est vieille, au contraire, vieille comme le monde, plus vieille que
le monde, car elle est éternelle, en arrière dans le temps comme en avant. Elle
a toujours existé. Par suite d’une catastrophe originaire, par suite d’une
faute commise avant la production du monde, elle est tombée, elle descend dans
un corps qui est considéré comme mauvais.
La naissance est une chute,
une dégradation, et même une souillure.
L’âme, d’essence et d’origine divine, descend dans la matrice d’une femme, et
là elle prend corps. Lorsque l’enfant naît, nous dit Empédocle, s’il pleure,
c’est que l’âme se désole en découvrant le lieu où elle est tombée. L’âme qui
naît dans un corps qui la souille a déjà vécu d’innombrables vies antérieures.
Elle passe de corps en corps.

La doctrine biblique de l’homme, nous
l’avons vu dans des travaux antérieurs, ignore tout cela. Selon la pensée
biblique, la naissance d’un enfant représente et constitue une création
nouvelle, originale. L’enfant c’est une création toute fraîche qui sort des
mains du Créateur et qui n’a pas encore eu le temps de s’abîmer.

Comme le dira beaucoup plus tard,
douze siècles plus tard, un disciple de Ieschoua, un moine italien nommé
Thomas, né dans le comté d’Aquino, dans le royaume de Sicile, « la perfection
est dans la jeunesse ». C’est une vérité que confirmeront tous les biologistes
et tous les psychologues. La jeunesse, c’est le temps où l’être est capable de
créer, de s’adapter, d’inventer, d’évoluer, de comprendre ce qui est nouveau.
La vieillesse, c’est le temps où il n’y a plus ni création, ni adaptation, ni
invention, ni capacité de comprendre le nouveau.

Ah mais ! nous objectera-t-on inévitablement, — et le
péché originel ? Que faites-vous du péché originel ? — Il faut en convenir, il
faut l’avouer : la doctrine évangélique n’est pas conforme, sur ce point, à la
doctrine luthérienne du péché originel. Luther et la théologie luthérienne
enseignent en effet que le péché originel est une corruption radicale,
ontologique de la nature humaine.  » Après le péché originel, il ne
subsiste rien de sain, rien qui ne soit corrompu, dans le corps et l’âme de
l’homme, dans ses forces intérieures et extérieures.  »  » Par la chute
d’Adam, la nature et l’essence de l’homme sont totalement corrompues.  »
 » Le péché originel est une effroyable et abominable maladie héréditaire
par laquelle toute la nature est corrompue, horrendum
atque abominabilem illum hereditarium
morbum, per quem tota natura corrupta est… (Solida
declaratio,
I). «  » Dans la
nature humaine, le péché originel n’est pas seulement le manque de tout ce qui
est bon dans l’ordre des choses spirituelles qui se rapportent à Dieu. Il est
en outre, par opposition à l’image de Dieu que l’homme a perdue, la corruption
profonde, pernicieuse, effrayante, insondable et inexprimable de toute la nature
et de toutes les forces de l’homme, en particulier des facultés de l’âme les
plus élevées et les plus nobles, de l’intelligence, du coeur et de la volonté.
Depuis la chute, l’homme hérite de ses parents une malignité innée et un cœur
impur, des convoitises mauvaises et des penchants pervers…  » «  La
Parole de Dieu atteste que la raison, le cœur et la volonté de l’homme naturel,
non régénéré, ne sont pas seulement détournés de Dieu, mais tournés contre
Dieu, vers tout ce qui est mal, et foncièrement dépravés. De plus, l’homme
n’est pas seulement infirme, faible, inapte et mort au bien, mais encore si
lamentablement perverti, empoisonné et corrompu par le péché originel, que, par
nature, il est entièrement mauvais, rebelle à Dieu, ennemi de Dieu…  » (Ibid.)

Si l’on en croit un tel tableau de la nature humaine,
radicalement corrompue et viciée en toutes ses puissances depuis la naissance,
on voit mal comment le rabbi Ieschoua a pu enseigner le privilège de l’enfance
du point de vue de la connaissance des secrets du royaume de Dieu en train de
se faire et même du point de vue de l’être. On voit mal comment le rabbi a pu
dire que les  » messagers  » des petits enfants qui ont été créés
récemment sont encore auprès de Dieu le Créateur.

Il faut choisir, nous semble-t-il, entre la conception
luthérienne du péché originel, et l’enseignement sur l’enfance que propose
Ieschoua. Mais on ne peut pas garder les deux simultanément. Le moine italien
disciple de Ieschoua qui vivait au XIIIe siècle et qui disait que la
perfection est dans la jeunesse, disait, au sujet du péché originel :  » Ce
qui est naturel à l’homme, (ce qui est créé et qui constitue la nature de
l’homme) n’est pas enlevé, ni ajouté, par le péché
<![if !supportFootnotes]>[35]<![endif]>.  » Le péché n’enlève rien à l’excellence
fondamentale de la nature humaine. Le péché ne fait pas de l’être créé,
l’enfant, un monstre dénaturé. L’enfant qui vient d’être créé est excellent
justement parce qu’il vient d’être créé et qu’il n’est pas encore vieilli.
L’information créatrice donnée par le Créateur est encore fraîche et active. Le
péché, viendra, plus tard altérer ce qui avait été donné par création. Il
provoquera un vieillissement, et la tristesse.

 

X. LES « LIENS DU SANG »

 

 

Le rabbi
Ieschoua manifeste, en plusieurs circonstances, une extrême liberté, certains
diront même une véritable désinvolture, à l’égard de ce que, parmi les peuples,
nous appelons les  » liens du sang « , liens auxquels nous attachons
une importance parfois sacrée. Le rabbi Ieschoua semble y attacher peu
d’importance et par contre beaucoup d’importance aux liens d’ordre spirituel,
résultant d’une option personnelle et libre.

Un jour, l’un de ses
auditeurs-apprentis lui demande la permission d’aller enterrer son père qui
venait de mourir. Le rabbi lui répond par une formule qui étonnera et
scandalisera beaucoup de gens :

Mat. 8, 21 : Un autre parmi les
disciples lui dit : » Seigneur, permets-moi d’abord de m’en aller et d’enterrer
mon père « . Ieschoua lui dit :  » Suis-moi, et laisse les morts
enterrer leurs morts. « 

Que signifie cette
phrase ? Elle signifie, nous semble-t-il, que ceux qui sont fascinés, absorbés,
préoccupés, par les rites d’enterrement, les rites de funérailles, sont déjà
spirituellement morts. Que ces rites, auxquels l’humanité attache en général
tant d’importance, n’en ont aucune. Que le Dieu d’Abraham est le dieu des
vivants et non pas des morts. Que ce qui compte, c’est la vie, et non pas la
mort. Que mettre en terre la matière qui reste lorsqu’un homme a cessé de
l’informer, cette matière en régime de décomposition qui est le cadavre, c’est
moins important que de suivre le rabbi Ieschoua vivant. Que ceux qui n’ont rien
de mieux à faire que de s’intéresser à ce genre de choses sont des malades, —
le rabbi dit : des morts. Et ainsi de suite…

On sait l’importance
religieuse, le caractère sacré que l’on attache, dans l’humanité en général, à
l’acte qui consiste à enterrer les restes du cher défunt. Le rabbi donne
manifestement, si nous ne nous trompons, un coup de pied dans cette
religion-là.

Un jour, sa propre
mère, et ceux que, dans les langues sémitiques, on appelle les  » frères
 » se tenaient dehors et voulaient le voir. Là encore, le rabbi manifeste,
rudement, une indépendance souveraine, et il prend vivement ses distances à
l’égard de ce genre de liens. Aux liens physiques, biologiques, il substitue
des liens d’un ordre différent, qui sont spirituels. Il semble considérer comme
peu importants les liens d’ordre biologique, et comme beaucoup plus importants
ces liens qui résultent d’une filiation librement consentie :

Mat. 12, 46 :  » Il parlait encore
aux foules, et voici que sa mère et ses frères se tenaient dehors et
cherchaient à lui parler. Quelqu’un lui dit : vois, ta mère et tes frères se
tiennent dehors et cherchent à te parler. Lui, répondant, dit à celui qui lui
parlait : Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? Étendant sa main sur ses
disciples, il dit : voici ma mère et mes frères. Car celui qui fait la volonté
de mon père qui est dans les deux, c’est celui-là qui est mon frère et ma sœur
et ma mère.  » (Cf. Marc, 3, 31; Luc, 8, 19.)

Un autre jour, pendant qu’il
enseignait, une femme dit ce que penserait et dirait n’importe quelle femme de
n’importe quel peuple. Et là encore, le rabbi réagit d’une manière critique :

Luc, 11, 27 :  » Il arriva,
pendant qu’il disait ces paroles, qu’une femme éleva la voix dans le peuple, et
elle lui dit : Heureux le ventre qui t’a porté et les seins que tu as tétés.
Mais lui il dit : Heureux, plutôt, ceux qui écoutent la parole de Dieu et qui
la gardent. « 

Nous avons vu, précédemment, comment
le rabbi avait enseigné que la vérité, dont les auditeurs-apprentis du rabbi
ont la charge de communiquer la connaissance, susciterait, dans les familles,
dans les tribus, dans les nations, dans toutes les unités sociologiques
humaines, des divisions, des déchirements. C’est là en effet une donnée
d’expérience. La vérité divise, à l’intérieur de la famille comme à l’intérieur
de la patrie.

Pour suivre la vérité, et pour suivre
le rabbi qui l’enseigne, il faut savoir, éventuellement, préférer la vérité aux
liens humains physiques. Cela est déchirant, mais c’est, nous dit le rabbi, une
condition nécessaire pour être son auditeur-apprenti.

Cette crise violente que le rabbi et
son enseignement introduisent dans l’humanité, partout et en tous les temps, le
rabbi la prévoit, l’annonce, et il enseigne que celui qui ne sait pas
s’arracher aux liens humains naturels, avec violence s’il le faut, celui-là ne
peut pas être son apprenti-continuateur, puisque l’auditeur-apprenti doit
continuer l’œuvre du rabbi, en communiquant à son tour l’information reçue de
son maître :

Luc, 14, 25 :  »
Des foules nombreuses le suivaient. Il se tourna et leur dit : Si quelqu’un
vient vers moi, et ne hait pas et sa mère et ses enfants et ses frères et ses
sœurs, et même encore sa propre âme, il ne peut pas être mon disciple. « 

 » Celui qui ne porte pas sa croix
et ne vient pas à ma suite, ne peut pas être mon disciple.  » (Cf. Mat. 10,
37.)

Le quatrième Évangile contient une
scène bien connue — les noces de Cana — dans laquelle nous relevons une réponse
de Ieschoua à sa mère, très rude, et qui peut difficilement avoir été inventée
après coup, justement parce qu’elle est rude et choquante pour la psychologie
commune. D’ailleurs, cette réponse, nous l’avons vu, correspond aux propos
conservés par ailleurs dans les Synoptiques :

Jean, 2, 1 :  » Le troisième jour,
il y eut un mariage à Cana de Galilée, et la mère de Ieschoua était là. Ieschoua
aussi fut invité, et ses disciples, au mariage. Et comme le vin venait à manquer,
la mère de Ieschoua lui dit : Ils n’ont plus de vin. Et Ieschoua lui dit : Quoi
à moi et à toi
<![if !supportFootnotes]>[36]<![endif]>, femme ? Mon heure
n’est pas encore venue. « 

Nous avons lu, dans notre précédent
travail, consacré au problème de la révélation, un texte du prophète Amos (VIIIe
siècle avant notre ère) où celui-ci prend position contre une conception,
commune alors, des relations entre le Dieu d’Israël et son peuple. Selon cette conception,
il y aurait une relation en quelque sorte nécessaire, physique, ou du moins
biologique, entre le dieu et son peuple. Le dieu d’Israël, selon le prophète
Amos, s’élève contre cette manière de voir, et affirme la liberté souveraine,
absolue, du lien qui le relie à son peuple Israël. Il ne s’agit pas de
biologie, mais d’esprit. L’alliance n’est pas une relation naturelle, mais
surnaturelle :  » N’êtes-vous pas comme les fils des Coushites, vous pour
moi, fils d’Israël ? oracle de Yhwh. N’ai-je pas fait monter Israël hors du
pays d’Égypte, et les Philistins de Caphtor et Aram (les Araméens) de Kir ?
 » (Amos, 9, 7.)

De même,
Iohannan, qui vivait en moine dans le désert de Juda,
et qui pratiquait
l’immersion dans les eaux du Jourdain, — celui que nous appelons Jean le  »
baptiste « , prit position contre l’idée que les Juifs du temps de Jésus
avaient de la filiation qui les rattachait à Abraham. Là encore, le prophète
juif, comme Amos huit siècles plus tôt, enseigne la liberté souveraine de Dieu
et la nature spirituelle, et non biologique, du lien réel qui rattache les
membres du peuple de Dieu à Abraham :

Mat. 3, 4 :  » En ces jours-là
survient Iohannan, l’immergeur, proclamant dans le désert de Judée, en disant :
Faites-vous un cœur nouveau, car le royaume des deux est proche.

 » (…) Lui, Iohannan, il avait
son vêtement fait de poils de chameau, et une ceinture de cuir autour des
reins. Sa nourriture, c’était des sauterelles et du miel sauvage…

 » Alors venait auprès de lui
Jérusalem et toute la Judée et toute la région du Jourdain et ils étaient
plongés dans le fleuve du Jourdain par lui, avouant leurs péchés.

 » Voyant beaucoup de pharisiens
et de sadducéens venant se faire immerger, il leur dit :

«  Race de vipères, qui vous a
montré à fuir loin de la colère qui vient ? Produisez donc du fruit digne du
renouvellement du cœur, et ne croyez pas pouvoir dire en vous-mêmes : Nous
avons pour père Abraham ! — Car je vous dis que Dieu peut, de ces pierres,
susciter des enfants à Abraham. « 

C’est toute la
conception de la nature d’Israël qui est en question, et, nous le verrons, le
schisme entre Israël et la Qehila, l’assemblée,
le groupe des disciples du rabbi Ieschoua, (Qehila, mot araméen traduit en grec par ekklesia, traduit en français par  »
église « ), — ce schisme se produira,
entre autres, à propos d’une différence dans
la compréhension de ce
qu’est, ontologiquement, Israël : race ? peuple
? ou assemblée spirituelle des disciples, appartenant à toutes
les
nations de la terre, d’Abraham le prophète, des prophètes ultérieurs, jusques
et y compris le rabbi Ieschoua.

Si nous comprenons bien ce que c’est
qu’Israël, dans la pensée théologique des
prophètes hébreux, depuis Amos jusqu’à Iohannan
et Ieschoua, on
n’appartient pas à Israël, à la  » semence  » d’Abraham, comme on
appartient, par droit de naissance, à la nation française, anglaise ou
allemande. Pour être d’Israël, il faut, semble-t-il, bien autre chose. Israël
n’est pas, ontologiquement, un peuple comme les autres. C’est un peuple
constitué, défini génétiquement, par une alliance de type et d’ordre spirituel,
et par une fidélité spirituelle à cette alliance. Autre chose est la
descendance physique par rapport à un ancêtre qui a communiqué ce que les
biologistes appellent une  » information génétique  » dans l’a&e de
la procréation. Autre chose est la descendance spirituelle par rapport à un
maître qui a communiqué une information, un enseignement, qui n’est pas
biologique, qui est génétique et créateur sur un autre plan, et dans un autre
ordre, celui de l’esprit et de l’intelligence, là où il faut, nécessairement,
que le descendant écoute, comprenne, consente, accepte et fasse fructifier la
semence reçue, c’est-à-dire l’enseignement communiqué. Autre chose est le fils,
(le bera, en araméen), selon l’ordre
biologique. Autre chose le bera selon
l’ordre spirituel et libre. Israël appartient, semble-t-il, selon les
prophètes, à l’ordre spirituel. C’est pour cela qu’il est un peuple appelé à
l’universalité, à la catholicité, par-delà les particularités nationales et raciales.

Le rabbi Ieschoua
semble avoir enseigné, après le prophète anonyme que la Critique biblique
appelle le Deutéro-Isaïe, l’universalité de la vocation à entrer dans
l’économie de cette humanité nouvelle dont Abraham fut le premier mutant :

Mat. 8, 11 :  » Je vous le dis :
des foules, depuis l’Orient et l’Occident, viendront et prendront place à table
avec Abraham et Isaac et Jacob dans le royaume des cieux,

 » mais les fils
du royaume seront jetés dans les ténèbres du dehors

 » là sera le
pleur (la lamentation) et le grincement des dents.  » (Cf. Luc, 13, 28.)

 

XI. L’ÉTAT

 

 

L’attitude
du rabbi Ieschoua par rapport à l’État, atteste aussi la plus grande liberté,
d’autres diront encore une fois, une certaine désinvolture ou, tout au moins,
une certaine indifférence. Nous nous souvenons que Ieschoua vivait dans un pays
occupé par l’armée romaine. Les  » hérodiens  » sont les partisans de
la famille régnante des Hérodes. Ils sont favorables aux Romains, ce sont des
 » collaborateurs « . Au contraire, les  » zélotes « , nous
nous en souvenons, sont les  » résistants « . Les pharisiens
s’accommodaient de l’occupation romaine. Pour eux, l’important, c’était la fidélité à la Torah.
Dans le pays occupé par l’ennemi, en plus des
charges indirectes qui
frappaient tous les citoyens de l’empire (péages, douanes, taxes sur la
succession et sur les ventes, etc.) les
provinces payaient le tribut, tributum, à
l’empereur. Avec le
recensement, ou  » cens « , le tribut était
la marque par excellence de la sujétion. Les Juifs haïssaient donc ce tribut,
et les zélotes estimaient qu’il était nécessaire de refuser de payer ce tribut
<![if !supportFootnotes]>[37]<![endif]>.

Mat. 22, 15 :
 » Les pharisiens tinrent conseil pour savoir com
ment ils pourraient
le prendre au piège en le faisant parler par une de ses paroles.

 » Et ils lui envoient leurs
disciples avec des hérodiens, en disant : Rabbi, maître, nous savons que tu es
un homme vrai et que tu enseignes la voie de Dieu dans la vérité, et que tu ne
t’occupes pas de savoir si cela plaît ou
déplaît à quiconque, car tu ne
regardes pas à la figure des hommes.

 » Dis-nous donc, que t’en semble?
Est-il permis de payer le tribut à César, ou non ?

 » Connaissant
leur méchanceté, Ieschoua dit : Pourquoi me mettez-vous à l’épreuve, hypocrites
? Montrez-moi la monnaie du tribut. Ils lui présentèrent un denier. Et il leur
dit : De qui est cette effigie et cette inscription ? Ils disent : De César !
Alors il leur dit : rendez donc les choses qui sont de César à César, et les
choses de Dieu, à Dieu.  » (Cf. Marc, 12, 13; Luc, 20, 21.)

Le piège était le suivant. Si Ieschoua
répondait : Oui, il est permis, religieusement parlant, de payer le tribut à
César, il se rangeait dans le camp des  » collaborateurs « . Il prenait
position contre les zélotes, contre les  » résistants « , qui professaient
qu’il n’est pas religieusement permis à un Juif fidèle de payer le tribut à
César. S’il répondait : Non, — alors il se rangeait dans le camp des zélotes,
et il pouvait être dénoncé par les  » collaborateurs  » comme  »
résistant  » et  » terroriste « .

En fait, nous l’avons
dit, Ieschoua n’était ni  » collaborateur  » ni zélote. Il ne se
situait pas lui-même dans cette problématique. Il estimait que sa fonction
était ailleurs, et autre. La difficulté pour lui était donc de ne pas induire
les auditeurs en erreur, en semblant prendre parti pour l’un des camps ou pour
l’autre.

Comme le souligne le grand savant
allemand Joachim Jérémias, après d’autres d’ailleurs, Ieschoua a écarté de
l’attente messianique les idées nationalistes de vengeance 1. Cela apparaît en particulier dans les récits de la
tentation dans le désert, que nous lirons plus loin, car, écrit Jérémias,
 » les trois versions de ce récit ont pour objet le rejet de l’attente
messianique nationaliste « .

O. Cullmann écrit pour sa part :

 » Il importe de remarquer que
pour exprimer la tâche que Dieu lui avait prescrite, il s’est servi à dessein
de cette notion juive du Fils de l’homme et
non pas de celle du Messie politique. Il n’a, il est vrai, jamais repoussé
directement le titre de Messie, mais il a toujours montré une réserve
catégorique quand on le désignait comme tel. Il ne voulait pas qu’on en parlât
et dès qu’on l’appelait Messie, il imposait le silence… L’ordre de se taire
trouve son explication dans la conception que Jésus avait effectivement de sa
vocation messianique. L’ordre de garder le silence et la réserve manifeste de
Jésus à l’égard du titre de Messie éclairent justement sa conscience
messianique particulière
<![if !supportFootnotes]>[38]<![endif]>.  »

L’expression  » fils de l’homme
 » se lit dans Daniel :

 » Je
contemplais, dans les visions de la nuit.

 » Voici, venant
sur les nuées du ciel,

 » comme un fils
d’homme.

 » Il
s’avança jusqu’à l’Ancien

 » et fut conduit
en sa présence.

 » A lui fut
conféré empire, honneur et royaume,

 » et tous
peuples, nations et langues le servirent.

 » Son empire est
empire à jamais,

 » qui ne passera
point,

 » et son royaume
ne sera pas détruit  » (Daniel, 7, 13).

L’attitude de Ieschoua par rapport à
l’État, à la nation, aux autorités politiques, manifeste constamment qu’il se
situe lui-même dans un autre ordre et dans une autre perspective. Ieschoua ne
condamne pas ces réalités naturelles. Il n’est pas un théoricien de
l’anarchisme. Mais il s’intéresse à autre chose, et il est venu réaliser une
œuvre qui dépasse de toutes les manières le cadre national. Il est venu apporter
à l’humanité entière un enseignement vivificateur. Les tentatives ultérieures
pour intégrer le christianisme, et
l’emprisonner, dans le cadre d’une nation, seront toujours
mortelles
pour le christianisme qui, nous l’avons vu, ne peut pas plus satisfaire le
théoricien du nationalisme intégral que le théoricien de la révolution. Le christianisme est une doctrine qui porte
sur la création de l’humanité et qui s’efforce d’apporter à l’humanité
la
science nécessaire pour s’achever normalement, selon les vues du dessein
créateur. Le cadre du nationalisme est trop petit pour pouvoir contenir cette
perspective à la fois universelle et surnaturelle. Aucun nationalisme, qu’il
soit juif, français ou allemand, ne peut enserrer dans ses liens le ferment
évangélique. Celui-ci fait craquer tous les cadres.

 

XII. LA RELIGION ÉTABLIE

 

 

De même
qu’il manifeste la plus grande liberté à l’égard de ce qu’on appelle les  »
liens du sang « , les relations de parenté biologique, à l’égard de l’État,
et même à l’égard du nationalisme, Ieschoua manifeste aussi une liberté, qui a
scandalisé les hommes  » religieux  » de son temps, à l’égard de ce
qu’on peut appeler  » la religion établie « .

Les anciens prophètes
d’Israël, Amos, Osée, Isaïe, Jérémie, avaient aussi et déjà manifesté la plus
grande liberté à l’égard de la  » religion  » établie de leur temps. Il
faut même dire qu’ils en avaient critiqué
certains aspects, certains rites, certaines représen
tations. Nous avons
vu, dans notre précédent travail, comment les prophètes du VIIIe et
du VIIe siècle font une critique de la pratique des sacrifices
sanglants; comment ils font évoluer la notion
de circoncision, la signification de la circoncision, la signi
fication
du jeûne. Le prophète Osée, nous nous en souvenons, disait, au nom de son dieu :  » Car c’est la piété (hesed) que je veux, et non le sacrifice, la connaissance de Dieu,
plus que les holocaustes  »
(Osée, 6, 6).

Ce que les grands
prophètes d’Israël du VIIIe et VIIe siècle avant notre ère avaient critiqué, c’est, nous
semble-t-il, Une conception
archaïque
de la » religion « . La théologie hébraïque s’est constituée,
nous l’avons vu précédemment, contre des religions, — celles de l’Égypte,
de Babylone, de Canaan. On peut discerner, dans le récitatif sacerdotal de la
création qui ouvre la Bible hébraïque, et
qui date du VIe siècle avant notre ère, un effort de démythisation,
ainsi
que l’a montré avec précision Paul Humbert
<![if !supportFootnotes]>[39]<![endif]>.

Les prophètes d’Israël continuent, me
semble-t-il, l’effort constant de la théologie hébraïque, depuis les origines, pour
se libérer des représentations religieuses, et des rites des religions
voisines. A cet égard ils effectuent, à l’intérieur de la théologie hébraïque,
ce que nous avons cru pouvoir et devoir désigner du terme que le cardinal
Newman a utilisé pour le dogme chrétien : un développement.

Le développement ne consiste pas
seulement à faire croître l’information, cette information qu’est la
révélation, cette connaissance toujours plus profonde de l’Unique absolu, et de
son dessein créateur et divinisateur. Le développement consiste aussi, — et
cela est nécessaire pour que cette information qu’est la révélation croisse, —
à faire tomber des écorces mortes, à écarter des obstacles, des scories, à
nettoyer. Ces obstacles à la croissance de la révélation dans l’humanité, ce
sont d’antiques représentations religieuses qui gênent la prise de conscience
par elle-même de la théologie monothéiste : d’archaïques conceptions du
sacrifice, des sacrifices humains d’abord, pratiqués encore en Israël au VIIe
siècle avant notre ère, puisque Jérémie et Ézéchiel ont dû encore les combattre
violemment; des sacrifices d’animaux ensuite; d’antiques conceptions du sens
accordé à la circoncision, au sabbat, au jeûne, aux tabous alimentaires, etc.

Le rabbi Ieschoua nous semble se
situer justement dans cette tradition des grands prophètes d’Israël, qui font
évoluer la théologie hébraïque, qui la  » développent « . Toute
évolution, tout développement, nous l’avons vu, rencontre une résistance, dans
l’ordre des idées, en science, comme en politique et comme en théologie.

Nous avons noté, dans notre précédent
travail, que c’est autour de cette notion de développement que se situe, à nos yeux, le différend entre le
judaïsme et le christianisme. Le judaïsme professe que la plénitude de la
révélation a été donnée au commencement à Moïse, sur le Mont Sinaï. Il n’y a
pas de développement de la révélation, il n’y a pas croissance d’information au
cours du temps. Selon le christianisme, au contraire, il y a développement. Le
rabbi Ieschoua, explicitement, en donne la formule :

Matthieu, 5, 17 :  » Ne pensez pas
que je sois venu détruire, abolir (katalmaï)
la Torah et les prophètes. Je ne suis pas venu détruire, mais achever,
accomplir (plerôsai). »

Ce que le christianisme considère
comme un développement de la révélation, une meilleure connaissance de Dieu et
de son dessein, une croissance de l’information, — le judaïsme estime que c’est
une hérésie, une destruction de la Torah, de l’Instruction, une corruption.

Là se situe le schisme entre
l’assemblée (qahal), qu’est
Israël, et l’assemblée constituée par les disciples du rabbi Ieschoua, qu’on
appelle les  » chrétiens « , puisqu’ils pensent que Ieschoua est le
 » christ « , l’oint de Dieu attendu par les prophètes.

LE SABBAT

A l’égard de
l’institution du sabbat, par exemple,
Ieschoua manifeste la plus grande liberté. La signification du sabbat a changé
dans l’histoire de la religion des Hébreux. Primitivement, à l’origine, dans
les religions sémitiques anciennes, le sabbat appartenait à un système de jours
fastes et néfastes, qui interdisait le travail pendant certaines périodes,
liées aux phases de la lune. Avec le Deutéronome,
constitué sous l’influence de la pensée des grands prophètes du VIIIe
siècle avant notre ère, le sabbat a pris une signification humaniste, et non
plus superstitieuse :

Deutéronome, 5, 13 :  » Observe le
jour du sabbat pour le sanctifier, selon ce que t’a ordonné Yhwh, ton Dieu. Tu
travailleras six jours et tu feras tout ton travail, mais le septième jour est
le sabbat pour Yhwh, ton Dieu, tu ne feras aucun travail, ni toi, ni ton fils,
ni ta fille, ni ton serviteur, ni ta servante, ni ton bœuf, ni ton âne, ni
aucune de tes bêtes de somme, ni ton hôte qui est dans tes portes, afin que se
reposent comme toi ton serviteur et ta servante, et tu te souviendras que tu as
été esclave au pays d’Égypte, d’où Yhwh, ton Dieu, t’a fait sortir par une main
forte et à bras tendu; c’est pourquoi Yhwh, ton Dieu, t’a ordonné de pratiquer
le jour du sabbat. « 

Le fait est — on peut le vérifier
aujourd’hui plus que jamais — que le sabbat a une signification, une portée,
une fonction profonde et importante pour l’homme. Dans un monde de plus en plus
ravagé par le souci, étouffé par le travail, hanté par la préoccupation de produire des richesses, le sabbat a pour rôle
d’exercer une libé
ration : libération par rapport au métier, au travail,
au souci. Il signifie que l’homme ne vit pas seulement de pain, que le travail
n’est après tout qu’un moyen, et non pas une fin; que la vie contemplative est première; que l’homme a un autre
but que d’amasser des richesses pour survivre. Il fournit le loisir nécessaire
pour que
l’homme puisse penser, se retrouver, et vivre sans être esclave
de sa fonction. Il impose un débrayage. Il est curatif.

Aussi bien le
rabbi Ieschoua ne veut-il pas abolir le sabbat, mais il manifeste à l’égard du
sabbat une liberté qui le délivre des enve
loppements superstitieux dont il pouvait être
prisonnier, et cela lui rend, finalement, sa signification authentique, qui est
humaniste, plus précisément humanisante.

Plusieurs textes attestent la liberté
que Ieschoua prend par rapport à la pratique du sabbat, et montrent la genèse
des conflits avec les autorités religieuses de son temps :

Mat. 12, 9 :  » Ieschoua marchait
un jour de sabbat à travers un champ de blé. Ses disciples eurent faim. Ils
commencèrent à arracher des épis et à manger.

 » Ce que voyant, les pharisiens
lui dirent : vois, tes disciples font ce qu’il n’est pas permis de faire un
jour de sabbat.

 » Alors lui leur répondit :
N’avez-vous pas lu ce qu’a fait David
(I Samuel 21, 7) lorsqu’il eut faim, lui
et ses compagnons ? Comment il est entré
dans la maison de Dieu et comment il mangea les
pains consacrés, qu’il
ne lui était pas permis de manger, ni à ceux qui étaient avec lui, mais
seulement aux prêtres ? Ou bien n’avez-vous pas lu dans la Torah que le jour du
sabbat les prêtres qui sont dans le temple profanent le sabbat et sont
innocents ? Je vous le dis : il y a ici plus grand que le temple. Si vous aviez
connu ce que signifie : je veux la piété (hesed
: la grâce, la compassion) et non le
sacrifice (Osée, 6, 6) vous n’auriez pas condamné les inno
cents. Car
maître du sabbat est le fils de l’homme.  » (Cf. Marc, 2, 23; Luc, 6, 1.)

Mat. 12, 9 :  »
Il vint dans leur synagogue. Et voici un homme qui avait la main sèche. Ils l’interrogèrent en disant : est-il permis,
un jour de sabbat, de guérir ? Cela afin de l’accuser.

 » Lui, il leur dit : quel sera
l’homme parmi vous qui, ayant une unique
brebis, si celle-ci tombait dans une fosse un jour de sabbat,
fie la
saisirait et ne la retirerait ? Combien un homme est piu§ important qu’une
brebis ! En sorte qu’il est permis, un jour de sabbat, de faire du bien.

 » Alors il dit à
l’homme : étends ta main. Et il l’étendit, et elle redevint saine comme l’autre.

 » Les pharisiens
sortirent et tinrent conseil contre lui, pour savoir comment ils pourraient le
perdre.  » (Cf. Marc, 3, i; Luc, 6,6.)

Luc, 13, 10 :  »
Il était en train d’enseigner dans une synagogue un jour de sabbat.

 » Et voici une femme, qui avait
un esprit d’infirmité depuis dix-huit ans, elle était pliée en deux et ne
pouvait pas relever la tête jusqu’au bout.

 » La voyant, Ieschoua l’appela et
lui dit : femme, tu es guérie de ton infirmité, et il lui imposa les mains. Et
aussitôt elle se redressa, et elle glorifiait Dieu.

 » Le chef de la synagogue,
indigné de ce que Ieschoua ait guéri pendant le sabbat, dit au peuple : Il y a
six jours, pendant lesquels il faut travailler. Venez donc ces jours-là, et
faites-vous guérir, mais non pas le jour du sabbat.

 » Le seigneur lui répondit et dit
: comédiens, chacun de vous, le jour du sabbat, ne détache-t-il pas son bœuf ou
son âne de l’étable, et ne le mène-t-il pas boire ? Cette fille d’Abraham, que
le satan a liée voici déjà dix-huit ans, ne fallait-il pas qu’elle soit
délivrée de cette chaîne (de ce lien) le jour du sabbat ? « 

Jean, 5, 1 :  » … Il y eut une
fête des Juifs et Ieschoua monta à Jérusalem.

 » Il y a à Jérusalem, près de la
porte des Brebis, une piscine qui est appelée en hébreu Bethzata. Elle a cinq
portiques. Dans ceux-ci étaient couchés un grand nombre d’infirmes, aveugles,
boiteux, perclus… (…) Il y avait là un homme qui, depuis trente-huit ans,
était dans son infirmité. Ieschoua, le voyant couché, et sachant qu’il était
dans cet état depuis déjà longtemps, lui dit : Tu veux être guéri ? (…)

 » Ieschoua lui dit : Lève-toi,
prends ton grabat, et marche.

 » Et aussitôt l’homme devint
sain, et il prit son grabat, et il marchait.

 » C’était le sabbat en ce
jour-là. Les Juifs dirent donc à celui qui avait été guéri : C’est le sabbat.
Il ne t’est pas permis de porter ton grabat.

 » Lui leur répondit : Celui qui
m’a fait bien portant, celui-là m’a dit : Prends ton grabat et marche.

 » Ils lui demandèrent
: Quel est l’homme qui t’a dit : prends et marche ? ‘

 » Celui qui
avait été guéri ne savait pas qui c’était. Car Ieschoua s’était esquivé, parce
qu’il y avait foule en cet endroit.

 » Après cela, Ieschoua le
retrouve dans le temple, et il lui dit : Vois,
tu es devenu bien portant. Ne fais plus le mal, afin qu’il ne t’arrive pas
quelque chose de pire.

 » L’homme s’en
alla et il dit aux Juifs : C’est Ieschoua qui m’a rendu bien portant.

 » Et c’est
pourquoi les Juifs persécutaient Ieschoua, parce qu’il faisait ces choses
pendant le sabbat.

 » Et lui leur
répondit : Mon père jusqu’à maintenant est à l’œuvre, et moi aussi je suis à
l’œuvre.  » ;]

Cette dernière phrase
fait allusion, nous semble-t-il, à Genèse
II, 2, 2 :  » Et Dieu
acheva le septième jour son œuvre qu’il fit, et il cessa (il se reposa) le
septième jour et il le sanctifia car en lui il se reposa, shabat, de toute son œuvre qu’il créa, lui, Dieu…  » \

Le prophète anonyme du temps de l’Exil
à Babylone, dont les oracles ont été joints à ceux du prophète Isaïe du vine
siècle avant j notre ère, écrivait déjà, peut-être dans une intention critique
à l’égard de ce texte :  » Dieu ne se fatigue ni ne s’épuise  » (Isaïe,
: 40, 28). Et un autre prophète tardif ajoutait, de la part de Dieu :  »
Voici que je crée des cieux nouveaux et une terre nouvelle  » S (Isaïe, 65,
17; 66, 22.)

C’est dire que le
repos, le shabbat de Dieu, n’est pas
absolu, puisque Dieu continue de créer, aujourd’hui encore, et demain. Lorsqu’un
enfant est conçu, à chaque instant, selon la théologie juive et chrétienne,
Dieu opère d’une manière réellement créatrice. La création n’est donc pas
achevée, elle n’était pas achevée lors de la première » semaine ».

C’est, nous
semble-t-il, dans cette perspective que se situe Ieschoua, lorsqu’il dit :
 » Mon père jusqu’à maintenant est à l’œuvre, et moi aussi je suis à
l’œuvre.  »

Dans l’humanité, de
multiples religions, souvent, avaient associé le malheur et la faute, comme si
le malheur comportait nécessairement une cause qui serait coupable. Ieschoua
dissocie cette relation de causalité établie par la conscience humaine entre la
faute et le malheur. L’auteur du livre de Job
avait déjà tenté de dissocier ce lien ressenti entre le malheur et une
faute supposée. A propos d’un aveugle qu’il guérit un jour de sabbat, Ieschoua
se prononce sans ambiguïté à ce propos :

Jean, 9, 1 : « … Il vit un homme
aveugle de naissance. Et ses disciples l’interrogèrent en disant : Rabbi, qui a
péché, lui ou ses parents, pour qu’il soit né aveugle ?

 » Ieschoua répondit : Ni lui ni
ses parents…

 » (…) Il cracha à terre et il
fit de la boue avec la salive, et il appliqua cette boue sur ses yeux, et il
lui dit : Va te laver à la piscine de Schiloah (ce qui en traduction signifie
 » envoyé « ).

 » Il s’en alla donc, et il se
lava, et il revint, voyant.

 » Ses voisins, donc, et ceux qui
l’avaient vu avant, car il était mendiant — disaient : Est-ce que celui-ci
n’est pas celui qui était assis et qui mendiait ? Les uns disaient : C’est lui
! D’autres disaient : Non, mais c’est quelqu’un qui lui ressemble. Quant à lui,
il dit : C’est: moi !

 » Ils lui
disaient donc : Comment se sont ouverts tes yeux ?

 » Et lui répondit : L’homme
appelé Ieschoua a fait de la boue et il a oint mes yeux et m’a dit : Va à
Schiloah et lave-toi.

 » J’y suis allé, je me suis lavé,
et j’ai retrouvé la vue.

 » Ils lui dirent : Où est-il cet
homme ?

 » Il dit : Je ne sais pas.

 » Ils le conduisent vers les
pharisiens, lui qui avait été aveugle. C’était le sabbat, le jour où Ieschoua
avait fait la boue, et lui avait ouvert les yeux.

 » De nouveau donc les pharisiens
l’interrogèrent pour savoir comment il avait retrouvé la vue.

 » Lui, il leur dit : Il a
appliqué de la boue sur mes yeux, et puis je me suis lavé, et je vois.

 » Certains parmi les pharisiens
dirent : Cet homme n’est pas quelqu’un qui vient de Dieu, car il n’observe pas
le sabbat. Mais d’autres disaient : Comment un homme pécheur pourrait-il faire
de tels signes ? Et il y avait désaccord entre eux.

 » Ils disent donc à l’aveugle, de
nouveau : Que dis-tu, toi, à son sujet, puisqu’il t’a ouvert les yeux ?

 » Lui, il dit : C’est un prophète
!

 » Les Juifs ne crurent donc pas à
son sujet qu’il était aveugle et qu’il ait retrouvé la vue, jusqu’à ce qu’ils
aient appelé ses parents, à lui qui avait retrouvé la vue, et ils les
interrogèrent en disant : Est-ce que celui-ci est votre fils, que vous dites
être né aveugle ? Comment donc voit-il maintenant ?

 » Ses parents
répondirent et ils dirent : Nous savons que celui-ci est notre fils, et qu’il
est né aveugle. Comment il voit maintenant, nous ne le savons pas, ou encore
qui lui a ouvert les yeux, nous, nous ne le savons pas. Interrogez-le lui-même,
il a l’âge, lui-même il parlera à son propre sujet.

 » Ses parents dirent cela parce
qu’ils avaient peur des Juifs. Car déjà les Juifs étaient convenus que si
quelqu’un le reconnaissait comme Mescbiach
(oint), il serait exclu de la synagogue. C’est la raison pour laquelle ses
parents disaient : il a l’âge, interrogez-le lui-même.

 » Ils firent
donc appeler l’homme une deuxième fois, — l’homme qui avait été aveugle, et ils
lui dirent : Rends gloire à Dieu ! Nous, nous savons que cet homme est un
pécheur.

 » Il répondit : S’il est pécheur,
je ne sais pas. Je sais une seule chose, c’est que j’étais aveugle et que
maintenant je vois.

 » Ils lui dirent donc : Que
t’a-t-il fait ? Comment t’a-t-il ouvert les yeux ?

 » Il leur répondit : Je vous l’ai
déjà dit, et vous n’avez pas écouté. Qu’est-ce que vous voulez entendre de
nouveau ? Est-ce que vous aussi vous voulez devenir ses disciples ?

 » Alors ils l’injurièrent et ils
dirent : C’est toi qui es son disciple ! Nous, nous sommes disciples de Moïse.
Nous, nous savons qu’à Moïse Dieu a parlé, mais cet individu, nous ne savons
pas d’où il est.

 » L’homme répondit et leur dit :
C’est cela qui est étonnant, que vous, vous ne sachiez pas d’où il est, et
pourtant il m’a ouvert les yeux. Nous savons que Dieu n’écoute pas les
pécheurs, mais si quelqu’un est pieux, et fait sa volonté, c’est celui-là qu’il
écoute.

De toute éternité on n’a jamais
entendu dire que quelqu’un ait ouvert les yeux d’un aveugle de naissance. Si
cet homme ne venait pas de la part de Dieu, il ne pourrait rien faire.

 » Ils répondirent et ils lui
dirent : Dans les péchés, toi, tu es né tout entier, et c’est toi qui nous fais
la leçon ? Et ils le chassèrent dehors. « 

Finalement, c’est
l’Évangile de Marc qui donne la formule, certainement authentique — cela se
reconnaît à la frappe — par laquelle Ieschoua définit sa position par rapport
au sabbat :

Marc, 2, 27 :  » Le sabbat a été
fait pour l’homme et non l’homme pour le sabbat. En sorte que le fils de
l’homme est maître aussi du sabbat. « 

LE JEÛNE

La pratique du jeûne
était, dans le judaïsme, une institution importante. Ieschoua se comporte très
librement à l’égard de cette pratique, et il laisse ses auditeurs-apprentis
libres également.

Ce n’est pas que Ieschoua méprise la
pratique du jeûne. Au contraire, il jeûne lui-même, et souvent, et longtemps,
et il connaît l’importance, l’action, l’efficacité du jeûne, comme d’ailleurs
presque tous les grands spirituels.

S’il y a une chose que le monde
moderne, en Occident du moins, ne comprend plus du tout, c’est bien le jeûne.
Qu’il suffise ici d’indiquer que pour Ieschoua, comme pour tous les grands
spirituels, le jeûne n’est pas d’abord ni principalement une pratique de pénitence, une autopunition. Le jeûne
est une pratique de sagesse, ce qui
est bien autre chose. Aujourd’hui, semble-t-il, on n’a retenu du jeûne que la
fonction pénitentielle, alors que le jeûne était d’abord, chez les
contemplatifs, une technique de sagesse à la fois organique, corporelle, psychologique
et spirituelle. Pour comprendre cela, il faut se situer dans la perspective
d’une anthropologie non dualisée, dans laquelle la désintoxication, par le
jeûne, du « ‘ corps « , est en fait, simultanément, une désintoxication
de  » l’âme « , puisque le corps vivant n’est rien d’autre qu’une âme
vivante qui informe une matière. La désintoxication est simultanément
organique, somatique, et psychique. Un homme intoxiqué organiquement ne peut
pas être psychologiquement équilibré et maître de lui. Les grands spirituels
prétendent que, de plus, le jeûne a une fonction spirituelle. C’est dire
qu’entre l’ordre psychosomatique, et l’ordre spirituel, il n’y a pas non plus
de rupture. Pour parvenir à une vie spirituelle élevée, assurent les maîtres de
la spiritualité, il faut aussi et d’abord être organiquement, et donc
psychologiquement, désintoxiqué. Le jeûne ne porte d’ailleurs pas seulement sur
l’alimentation. Il porte sur toute sorte d’information que l’on peut recevoir
par l’oreille ou par la vue. Il est un jeûne de paroles qui conduit à la
maîtrise de la pensée par elle-même.

Nous ne pouvons pas nous étendre ici
sur ce problème du jeûne et de sa signification. C’est une étude médicale qui
est nécessaire pour établir la vérité, ou la fausseté, du point de vue de
Ieschoua et de tous les grands spirituels, sur la fonction du jeûne, une étude
médicale non seulement physiologique mais encore psychosomatique. C’est aussi
l’expérience des spirituels qu’il faut consulter pour voir ce que donne le
jeûne du point de vue de la vie spirituelle.

Ieschoua estimait, avec beaucoup
d’autres, que le jeûne est thérapeutique,
tant du point de vue physiologique que du point de vue psychologique. Il le
dit, à propos d’un enfant vraisemblablement épileptique (Marc, 9, 14; Mat. 17,
14; Luc, 9, 37) qu’il guérit, alors que ses  » apprentis  » n’étaient
pas parvenus à le guérir. Ses apprentis lui demandent :  » Pourquoi
n’avons-nous pas pu chasser l’esprit muet qui était dans l’enfant ?  »
Ieschoua répond :  » Ce genre ne peut être chassé que par la prière et par
le jeûne  » (Mat. 17, 21.)

A propos du jeûne qui
est, encore une fois, d’abord sagesse, et qui donc n’implique aucune tristesse,
Ieschoua dit :

Mat. 6, 16 :  » Lorsque vous
jeûnez, ne faites pas comme ces comédiens qui prennent un air maussade, qui
assombrissent leur visage afin de faire savoir aux hommes qu’ils jeûnent…
Toi, lorsque tu jeûnes, parfume ta tête et lave ton visage, afin que tu ne
fasses pas savoir aux gens que tu jeûnes… « 

Un jour les disciples de Iohannan,
l’ascète du désert de Juda, vinrent vers Ieschoua pour lui demander pourquoi il
ne faisait pas jeûner ses apprentis :

Mat. 9, 14 :  » Alors s’approchent
de lui les disciples de Jean, disant : pourquoi donc nous, et les Pharisiens,
nous jeûnons, et tes disciples ne jeûnent-ils pas ? Et Ieschoua leur dit :
est-ce que les garçons de noce peuvent être dans le deuil, tant que le jeune
marié est avec eux? Viendront des jours où le marié leur sera enlevé. Alors ils
jeûneront.

 » Personne n’ajoute une pièce
d’étoffe non foulée à un vieil habit. Car la pièce neuve ajoutée arrache une
partie de l’habit, et il en résulte une déchirure qui est pire qu’avant.

 » On ne verse pas non plus du vin
nouveau dans de vieilles outres. Si on le fait, les outres éclatent, le vin se
répand, et les outres sont perdues.

 » Mais on verse le vin nouveau
dans des outres neuves, et les deux, le vin et l’outre, sont conservés
ensemble.  » (Cf. Marc, 2, 18; Luc, 5, 33.)

Bien entendu l’allusion aux noces et
au  » jeune marié « , a une signification qui était claire pour les
auditeurs, connaisseurs de la Bible hébraïque : chez les prophètes, Osée, Amos,
Isaïe, Jérémie, Ézéchiel, et puis dans le Cantique des Cantiques, le »
jeune marié « , c’est Dieu lui-même, et l’épousée, la jeune mariée, c’est
la vierge Israël, la bien-aimée.

 » Tant que le jeune marié est là
 » : Ieschoua s’applique donc à lui-même ce thème prophétique. Il est »
le jeune marié « , présent, et c’est maintenant l’heure des noces. Ce n’est
pas le moment de pleurer de s’affliger et de jeûner. Lorsque le Bien-Aimé du
Cantique sera parti, alors les amis de la Noce pourront jeûner, faire
pénitence, s’affliger, ce qu’ils font en effet jusqu’aujourd’hui, à travers des
siècles de vie monastique.

Ieschoua s’identifie donc, semble-t-il,
à Celui qui, chez les prophètes, se présente comme le Marié, le Bien-Aimé :
Dieu lui-même, Yhwh.

Ce texte atteste la liberté que
Ieschoua prend par rapport à une pratique religieuse importante dans le
judaïsme. Il atteste aussi la conscience qu’avait Ieschoua de ce qu’il est dans
l’économie de la vision biblique de la création. Il atteste enfin la conscience
qu’a le rabbi de la nouveauté de son enseignement.

LES PURIFICATIONS
RITUELLES

Les purifications
rituelles jouaient un rôle important dans le judaïsme au temps de Ieschoua. Ieschoua,
sur ce point encore, les textes nous l’attestent, manifeste la plus grande
liberté, qui correspond chez lui à une conception nouvelle de la pureté et de
l’impureté.

Marc, 7, i :  » Se rassemblent
auprès de lui les pharisiens et quelques-uns des scribes venus de Jérusalem, et
ils voient quelques-uns de ses disciples, qu’ils mangent les pains avec des
mains  » communes « , c’est-à-dire non lavées. — En effet, les
pharisiens et tous les Juifs, s’ils ne se sont pas lavés les mains, ils ne
mangent pas, car ils sont attachés à la tradition des anciens… (…)

 » Les pharisiens et les scribes
l’interrogent : pourquoi est-ce qu’ils ne marchent pas, tes disciples, selon la
tradition des anciens, mais ils mangent le pain avec des mains  » communes
 » ? « 

Mat. 15, I :  » … Vinrent vers
Ieschoua, de Jérusalem, des pharisiens et des scribes, qui lui disent :
pourquoi tes disciples transgressent-ils la tradition des anciens ? En effet,
ils ne se purifient pas les mains lorsqu’ils mangent leur pain.  » (Cf. Marc,
7, I.)

LE CŒUR DE L’HOMME

Ieschoua explique sa
conception personnelle de la pureté et de l’impureté. Ce qui souille l’homme,
ce n’est pas de manger ceci ou cela, de toucher ceci ou cela. Ieschoua élimine
une conception archaïque et magique de l’impureté. Ce qui souille l’homme, ce
n’est pas ce qui vient du dehors — car tout est pur dans la création — mais ce
qui vient du dedans, du cœur de l’homme, c’est-à-dire de sa liberté :

Marc, 7,14 :  » Ayant appelé de
nouveau la foule, il leur disait : Écoutez-moi, tous, et comprenez. Il n’y a
rien d’extérieur à l’homme qui, entrant en lui, puisse le souiller. Mais ce qui
sort de l’homme, c’est cela qui souille l’homme.

 » Lorsqu’il entra dans la maison,
loin de la foule, ses disciples l’interrogèrent au sujet du mâschâl, de la comparaison.

 » Il leur dit : Ainsi vous aussi
vous êtes sans intelligence ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui, du dehors,
pénètre dans l’homme, ne peut pas le souiller, parce que cela n’entre pas dans
son cœur, mais dans le ventre, et puis c’est rejeté dans la fosse. (…)

 » Il disait : ce qui sort de
l’homme, c’est cela qui souille l’homme. Car du dedans, du cœur des hommes,
sortent les pensées mauvaises, les débauches, les vols, les crimes, les
adultères, les convoitises, les méchancetés, la tromperie, l’impudicité, l’œil
mauvais, le blasphème, l’orgueil, la folie. « 

Mat. 15, 10 :  » Alors il
s’adressa à la foule, il invita la foule à l’écouter et il leur dit : Écoutez,
et comprenez. Ce n’est pas ce qui entre dans la bouche qui souille l’homme,
mais c’est ce qui sort de la bouche, c’est cela qui souille l’homme.

 » Alors ses disciples
s’approchèrent de lui, et lui dirent : sais-tu que les pharisiens qui ont
entendu ce que tu viens de dire, se sont achoppes ?

 » Pierre lui dit : explique-nous
cette parabole, cette comparaison. Ieschoua dit : jusqu’à maintenant vous aussi
vous êtes sans intelligence ? Ne comprenez-vous pas que tout ce qui entre dans
la bouche, cela va dans le ventre et puis est rejeté dans la fosse ? Mais ce
qui sort de la bouche, cela vient du cœur, et c’est cela qui souille l’homme.
Car c’est du cœur que proviennent les pensées mauvaises, les meurtres, les
adultères, les débauches, les vols, les faux témoignages, les blasphèmes. C’est
cela qui souille l’homme. Mais le fait de manger sans s’être lavé les mains,
cela ne souille pas l’homme. « 

Outre une critique de la doctrine
traditionnelle de la pureté et de l’impureté, le rabbi Ieschoua propose dans
cet enseignement une doctrine concernant le cœur de l’homme. Cette doctrine est
traditionnelle dans la Bible hébraïque. Le théologien que la critique biblique
appelle  » le Yahwiste  » écrit, Gen. 6, 5 :  » Et Yhwh vit qu’il
était nombreux le mal de l’homme (haadam)
sur la terre, et que toute la fabrication (ietzer) des pensées de son cœur,
rien
que du mal, tout le jour. « 

De même, Gen. 8, 21 :  » … à
cause de l’homme (haadam), car la
fabrication (ietzer) du cœur de
l’homme, c’est le mal, depuis sa jeunesse.
« 

Dans la pensée biblique, le cœur, leb, n’est pas, comme dans notre univers
culturel occidental moderne, l’organe ou le lieu de l’affectivité, du
sentiment, — par opposition à la raison. Le cœur, dans la Bible, est l’organe
ou le lieu, le centre, le foyer où s’élaborent les options fondamentales, le
lieu d’où jaillit la liberté, et où s’origine l’acte de l’intelligence. La
liberté et l’intelligence, dans la pensée biblique, sont indissociables, en ce
sens que l’acte d’intelligence est un acte dont nous sommes responsables, et
c’est pourquoi il est méritoire. De l’inintelligence aussi nous sommes
responsables.

Ce que la Bible appelle  » le cœur
 » correspond aussi, pour une part, avec  » les reins « , à ce que,
dans la psychologie moderne on appelle » l’inconscient « . En effet,
dans l’anthropologie biblique, ces options fondamentales qui s’élaborent dans
le  » cœur  » et dans les  » reins  » sont des options si
profondes, si radicales, tellement initiales, qu’elles sont cachées dans
l’obscurité de l’être humain. C’est pourquoi seul Dieu peut sonder les secrets
du cœur :

 » Le cœur est rusé plus que toute
chose, et corrompu; qui le connaîtra ? Moi, Yhwh, qui sonde les cœurs et
éprouve les reins  » (Jér. 17, 9).  » Yhwh sonde les reins et les cœurs
 » (Jér. 11, 20; 20, 12). Le psalmiste demande à Dieu :  » Passe au
creuset mes reins et mon cœur…  » (Ps. 26, 2). Car » Dieu connaît les
secrets du cœur  » (Ps. 44, 22).

Selon le langage hébraïque, les
pensées  » montent au cœur  » (cf. par ex. Éz. 38, 10; Jér. 19, 5; 7,
31; Is. 65, 17).

Le cœur est la source responsable,
l’origine libre des pensées qui s’élèvent dans la conscience de l’homme. De nos
pensées, nous sommes responsables.

Le rabbi Ieschoua développe cet
enseignement. C’est dans le secret du cœur de l’homme que sont élaborés les
desseins qu’il va réaliser, les crimes, adultères, etc. De tout cela, bien
entendu, nous sommes responsables. Tout cela se fait, se conçoit, naît d’abord
dans notre cœur.

L’énumération de Marc se termine par :
 » l’orgueil, et la folie « . Est-ce
que cela signifie que de la folie aussi nous sommes respon
sables, pour
une part au moins ? Quel rapport existe-t-il entre les pensées mauvaises, et les divers crimes énumérés, puis finalement l’orgueil
et la folie ? Quel est le rapport entre la folie et le mal que l’homme commet
ou qu’il voudrait commettre ? C’est là un problème
dont nous laissons l’examen aux psychologues, aux psycha
nalystes et aux
psychiatres, qui seront sans doute partagés sur le rapport qui existe entre le mal dans l’homme et la folie, c’est-à-dire sur
le problème de la responsabilité engagée dans la folie elle-même.

Cette responsabilité
fondamentale par rapport à nos  » productions
« , aussi bien nos a£tes et nos paroles que nos pensées, Ieschoua
l’enseigne
en comparant l’homme et ses productions, à l’arbre et ses fruits :

Mat. 12, 33 :  »
Ou bien faites l’arbre bon, et son fruit sera bon, ou bien faites l’arbre
mauvais et son fruit sera mauvais.

 » Car c’est à partir de son fruit
que l’arbre sera connu.

 » Race de vipères, comment
pouvez-vous dire de bonnes choses, alors que vous êtes mauvais ?

 » Car c’est de la surabondance du
cœur que parle la bouche.

 » L’homme qui est bon, de son
trésor qui est bon, tire de bonnes choses.

 » L’homme mauvais, de son mauvais
trésor, tire des choses mauvaises.

 » Je vous le dis :
toute parole stérile que parleront les hommes, — ils en rendront compte au jour
du jugement.

 » Car à partir de tes paroles tu
seras justifié, et à partir de tes paroles tu seras condamné. « 

Luc, 6, 43 :  » Car il n’est pas
d’arbre bon qui produise du fruit mauvais et il n’y a pas d’arbre mauvais qui
produise du fruit bon.

« 
Car chaque arbre est connu à partir de son propre fruit.

 » Car ce n’est pas dans les
buissons d’épines que l’on cueille des figues,

 » Et ce n’est pas dans les ronces
que l’on récolte la grappe de raisin.

 » L’homme qui est bon, à partir
du bon trésor de son coeur, produit ce qui est bon,

 » Et l’homme mauvais, à partir du
mauvais (trésor de son cœur) produit le mauvais.

 » Car c’est de la surabondance du
cœur que parle sa bouche. « 

On voit peut-être mieux ce que
Ieschoua veut dire, et de quelle pureté il veut parler, lorsqu’il enseigne :

Mat. 5,8 : « Heureux ceux qui sont purs de cœur, car ce sont
eux
qui verront Dieu. »

LA CRITIQUE DE L’HOMME RELIGIEUX

On peut lire, dans
les Évangiles de Matthieu et de Luc, des tirades, terribles, contre les  »
pharisiens « , les  » scribes « , les  » docteurs de la loi
« . Nous n’entrerons pas ici dans l’examen du problème critique posé par
ces tirades, dont l’Évangile de Marc n’a gardé ou connu qu’un très bref
extrait. Dans quelle mesure et de quelle
manière ces tirades remontent-elles à Ieschoua lui-même ?
Dans quelle mesure et de quelle manière ces
tirades, telles que nous
les lisons,
dans les Évangiles grecs de Matthieu et de Luc, ont-elles
été développées, amplifiées par les communautés
chrétiennes primi
tives, surtout celle dans laquelle s’est élaboré
l’Évangile dit de Matthieu ? Ce sont là des questions qui relèvent de la
compétence du critique. Le lecteur trouvera dans les commentaires savants des
Évangiles des informations et des discussions sur ces questions
<![if !supportFootnotes]>[40]<![endif]>.

Ce qui est
certain, c’est que Ieschoua est entré en conflit avec les
autorités religieuses
du judaïsme de son temps, et que ce conflit a été très violent. Il portait à
vrai dire, nous semble-t-il, sur la manière de comprendre la relation de
l’homme avec Dieu. Il nous semble très vraisemblable que pour l’essentiel ces
charges que nous allons lire, du rabbi Ieschoua contre les théologiens de son
temps, sont authentiques. Cela se reconnaît, encore une fois, à la frappe, à la
fermeté de la phrase. On reconnaît la terrible main du rabbi.

Mat. 23 :  »
Alors Ieschoua parla aux foules et à ses disciples en disant :

 » Sur la chaire
de Moïse se sont assis les scribes et les pharisiens.

 » Tout ce que, donc, ils vous
disent, faites-le et gardez-le, mais ne faites pas selon leurs actes.

 » Car ils disent (ils parlent),
mais ils ne font pas.

 » Ils lient de lourds fardeaux,
et les posent sur les épaules des hommes,

 » mais eux, du
bout du doigt, ils ne veulent pas même les remuer.

 » Toutes leurs œuvres, ils les
font pour être regardés par les hommes.

 » Car ils
élargissent leurs phylactères et ils agrandissent leurs franges.

 » Ils aiment la première place
dans les repas, et les premiers sièges dans les synagogues, et les salutations
sur les places publiques, et ils aiment être appelés par les hommes : rabbi, maître !

 » Vous, ne Vous faites pas
appeler rabbi. Car unique est votre
maître, et vous vous êtes tous frères…

 » et n’appelez personne père sur la terre. Car unique est votre
père du ciel… « 

Mat. 23, 13 :  » Malheur à vous,
scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous verrouillez, vous fermez avec
une clef, le royaume des cieux devant les hommes.

 » Vous-mêmes, vous n’entrez pas,
et vous ne laissez pas entrer ceux qui voudraient entrer.

 » Malheur à vous, scribes et
pharisiens hypocrites, parce que vous parcourez la mer et la terre sèche pour
faire un seul prosélyte, et lorsqu’il l’est devenu, vous en faites un fils de
la géhenne deux fois plus que vous.

(…)

 » Malheur à vous, scribes et
pharisiens hypocrites, parce que vous acquittez la dîme de la menthe, du
fenouil et du cumin, et vous avez laissé tomber les préceptes de la Torah qui ont plus de poids : le
jugement, et la compassion et la foi (hemounah
: la fidélité).

 » C’est cela qu’il fallait faire,
et ne pas négliger les préceptes précédents.

 » Guides aveugles, vous prenez un
filtre pour retenir le moustique, et vous avalez le chameau !

 » Malheur à
vous, scribes et pharisiens hypocrites, parce que vous purifiez l’extérieur de
la coupe et du plat; mais à l’intérieur, ils sont remplis de rapacité et
d’intempérance.

 » Pharisien aveugle, purifie
d’abord l’intérieur de la coupe, afin que l’extérieur devienne pur.

 » Malheur à vous, scribes et
pharisiens hypocrites, parce que vous ressemblez à des tombeaux blanchis à la
chaux, qui, du dehors, paraissent convenables, mais à l’intérieur sont remplis
d’os de morts et de toute sorte de pourriture.

 » Ainsi vous aussi, du dehors
vous paraissez aux hommes être justes, mais à l’intérieur vous êtes pleins
d’hypocrisie et d’injustice.

 » Malheur à vous, scribes et
pharisiens hypocrites, parce que vous construisez les tombeaux des prophètes,
et ornez les monuments funéraires des justes, et vous dites : si nous avions
vécu aux jours de nos pères, nous n’aurions pas pris part avec eux au
(versement du) sang des prophètes… « 

Luc, II,
39 :  » Vous, les pharisiens, vous purifiez l’extérieur de la coupe
et du plat, mais votre intérieur est rempli de rapacité et de méchanceté.

 » Insensés,
est-ce que celui qui a fait l’extérieur n’a pas fait aussi l’intérieur ?

 » (Mais) donnez
ce qu’il y a dedans en aumône, et voici toutes choses sont pures pour vous.

 » Mais malheur à vous les
pharisiens, parce que vous payez la dîme de la menthe, de la rue et de tous les
légumes, et vous négligez le jugement et l’amour de Dieu. C’est cela qu’il
fallait faire, et ne pas omettre les préceptes précédents.

 » Malheur à vous les pharisiens,
parce que vous aimez les premiers sièges dans les synagogues et les salutations
sur les places publiques.

 » Malheur à vous, parce que vous
êtes comme les tombeaux qui ne sont pas visibles, et les hommes qui marchent
par-dessus ne le savent pas.

 » Alors un docteur de la Loi
répondit en disant : Rabbi, en disant cela, tu nous outrages, nous aussi.

 » Et lui il dit : A vous aussi,
les docteurs de la Loi, malheur ! parce que vous chargez les hommes de charges
dures à porter, mais vous, d’un seul de vos doigts vous ne touchez pas à ces
fardeaux.

 » Malheur à vous, parce que vous
bâtissez les tombeaux des prophètes, mais ce sont vos pères qui les ont tués…

 » Malheur à vous, docteurs de la
Loi, parce que vous avez pris la clef de la connaissance. Vous-mêmes vous
n’êtes pas entrés, et vous avez empêché ceux qui entraient… « 

Il faut remarquer et souligner, nous
semble-t-il, que ces terribles charges adressées aux autorités religieuses du
temps de Ieschoua ne sont pas limitées, réservées, aux seuls théologiens du
temps de Ieschoua. Ieschoua fait un portrait de l’homme religieux de tous les
temps, dans la mesure où l’homme religieux a tendance à verser dans ces vices
que dénonce le rabbi Ieschoua en considérant ses contemporains. Les pharisiens
et les docteurs de la Loi du temps de Ieschoua n’étaient vraisemblablement ni
pires ni meilleurs, en tant qu’hommes religieux, que les théologiens d’autres
temps et d’autres religions. Il faut se garder ici de la tentation, de la
facilité, d’un racisme enfantin, qui consisterait à rejeter sur les pharisiens
du temps de Ieschoua clés péchés et des défauts dont nous serions exempts. Le
portrait que trace Ieschoua de l’homme religieux de son temps est valable, nous
semble-t-il, pour tous les temps. C’est
une analyse de caractère,
comme lorsque Molière analyse l’avare, le
misanthrope, le séducteur ou l’imposteur religieux. Elle est importante
justement parce qu’elle est valable pour tous les temps et pour tous les
milieux, aussi bien chrétiens que juifs.

JUDAÏSME ET CHRISTIANISME

On présente souvent,
dans les manuels et ailleurs, le christianisme comme un adoucissement du
judaïsme. On oppose le christianisme au judaïsme comme la religion de la
charité et du pardon à la religion de la rigueur et de la justice. On va même
jusqu’à opposer Jésus et le Dieu du Nouveau Testament, au Dieu d’Israël, à
Yhwh, le Dieu des armées, le Dieu des Juifs. — Cette opposition remonte à
Marcion. Elle a été développée, nourrie, exploitée par Mani et les manichéens,
par les priscillianistes, par les cathares. Elle est liée à une conception
dualiste du monde : deux principes éternels
et incréés, l’un bon et l’autre mauvais, seraient responsables
et
créateurs, l’un des esprits, des âmes, l’autre de la matière, du monde
physique, des corps. Le principe mauvais, créateur du monde physique, de la
matière et des corps, ce serait le dieu de l’Ancien Testament, le dieu
d’Abraham, de Moïse et des prophètes. Le principe bon, le dieu bon, ce serait
le Dieu de Jésus, créateur des âmes.

Cette opposition,
violente, entre le judaïsme et le christianisme, se retrouve, orchestrée
différemment, chez Luther. La doctrine luthérienne de la  » Loi  »
juive, opposée à la  » grâce « chrétienne, repose sur une
méconnaissance de ce qu’est la Torah dans
le judaïsme. Plus tard, avec Kant, avec Fichte, avec Hegel, l’opposition entre judaïsme et christianisme va prendre
une forme philo
sophique.

Cette opposition
entre judaïsme et christianisme qui se développe depuis les théoriciens du
dualisme, dans les premiers siècles de l’ère
chrétienne, jusqu’aux théologiens et
philosophes allemands qui ont voulu  »
déjudaïser  » le christianisme, est fausse, scientifique
ment, de
plusieurs manières. D’abord, elle repose sur une méconnaissance du contenu, de la grandeur, de la richesse, de l’excellence, de la tradition hébraïque, de la Torah et des prophètes. A vrai dire, elle
repose surtout sur une haine instinctive, congénitale, de tout ce qui est
hébreu. Elle repose ensuite sur une erreur concernant l’enseignement de Jésus.
Elle aboutit enfin à une erreur en ce qui concerne les relations entre Jésus et
le judaïsme, entre le christianisme et le judaïsme. L’entreprise visait à
séparer, violemment, et à opposer, comme
hétérogènes, judaïsme et christianisme. L’entre
prise est, du point de
vue scientifique, aussi dénuée de tout fondement que, par ailleurs, dans un
autre domaine, celui de l’anthropologie, l’entreprise qui consistait à vouloir
justifier scientifiquement le racisme.

Le christianisme, en
fait, — c’est la pensée de Ieschoua, et c’est la
pensée de la Qehila, l’assemblée de
ceux qui ont reçu et qui
continuent de recevoir l’information qui vient
de lui, — le christianisme continue, organiquement, le judaïsme. Il
n’est pas possible
de séparer, encore moins d’opposer, judaïsme et
christianisme, car toute une part, fondamentale, du contenu de la doctrine
chrétienne, — la doctrine de Dieu, de la création, etc. — est commune au judaïsme et au christianisme.
Le judaïsme est le tronc commun aux trois grandes religions monothéistes
actuellement vivantes dans le monde.

Il y a un désaccord
entre le judaïsme et le christianisme au sujet de ce que le rabbi Ieschoua a
apporté de nouveau, au sujet du complément d’information que le rabbi Ieschoua
a apporté. Les disciples de Ieschoua pensent que c’est l’achèvement de la
révélation. Ceux qui sont juifs et ne sont pas disciples de Ieschoua pensent
que c’est une hérésie. Mais les uns et les autres reconnaissent qu’ils ont en
commun une théologie fondamentale : Je crois en un seul Dieu, créateur du ciel
et de la terre, de toutes les choses visibles et invisibles…

On oppose donc, très souvent, dans
l’enseignement et dans les manuels, l’enseignement de Jésus, l’enseignement des
Évangiles, au judaïsme, en présentant l’enseignement de Jésus comme un
adoucissement du judaïsme. Le Dieu de Jésus serait un Dieu doux, et le Dieu de
l’Ancien Testament un Dieu terrible. Le Dieu du Nouveau Testament un Dieu de
pardon, le Dieu de l’Ancien Testament un Dieu de rigueur et de dureté.

Nous soutenons au contraire la thèse
suivante : Ieschoua est le plus terrible des rabbis. Aucune doctrine n’est plus
redoutable, plus exigeante que la doctrine chrétienne. Le christianisme
continue le judaïsme et l’achève, non pas en l’adoucissant, en l’émasculant, en le lénifiant, mais au contraire en augmentant, en poussant à
l’extrême, l’exigence, les exigences contenues
en germe dans la Torah et dans les
prophètes.

C’est ce que nous développerons petit
à petit, et que nous montrerons en particulier lorsque nous parlerons de la
doctrine de Ieschoua concernant le risque, la possibilité de perdition.

Nous avons déjà lu le texte capital de
Matthieu, 5, 17 : « Ne pensez pas que je sois venu détruire la Torah ou les prophètes. Je ne suis pas
venu détruire, mais accomplir, achever, plêrôsai.

Le rabbi ajoute :  » Je vous le
dis : si elle ne surabonde pas, votre justice, votre tsedaka, plus que celle des scribes et des pharisiens, vous
n’entrerez pas dans le royaume des cieux.  » (Mat. 5, 20.)

C’est clair : non pas moins, mais
plus. Plus d’exigence. Une exigence augmentée.

Ieschoua développe ce thème :

Mat. 5, 21 :  » Vous avez entendu
qu’il a été dit aux anciens : tu ne tueras pas; celui qui tuera sera passible
du tribunal. — Et moi je vous dis que tout homme qui se met en colère contre
son frère sera passible du jugement… « 

La Torah
portait le commandement :  » Tu ne tueras pas… « 

Le rabbi Ieschoua ajoute à ce commandement. Non seulement tuer en fait, commettre un
meurtre, est un crime. Mais déjà, celui qui
a intérieurement envie de tuer, celui
qui désire tuer son compa
gnon d’existence, efî meurtrier. Du point de vue de la vérité, du point de vue de
l’être, du point de vue de Dieu qui voit les secrets des cœurs, l’homme qui désire
tuer, et qui n’a pas accompli le meurtre (soit parce qu’il n’en a pas la
possibilité pratique, soit parce qu’il
craint les conséquences fâcheuses pour lui de son meur
tre), du point de
vue de la vérité, cet homme efî meurtrier.
Ce qui intéresse Ieschoua, c’est l’être, dans
le fond, dans le secret des cœurs. L’homme
qui vit cette colère qui est désir de tuer, est meurtrier; Ieschoua porte son
analyse à ce niveau. Il porte l’exigence à
cette profondeur. Non
seulement, comme le prescrivait la Torah,
tu ne tueras pas, mais, de plus, commandement de Ieschoua, tu ne désireras
pas tuer, tu ne souhaiteras pas la mort, tu ne voudras pas la mort de ton
compagnon d’existence. L’exigence de la Torah
portait sur les actes, sur les faits. L’exigence de Ieschoua porte non
seulement sur les actes, mais aussi sur les secrets desseins des cœurs. L’homme
est responsable, selon Ieschoua, nous l’avons vu,
non seulement de ses actes, non seulement de ses paroles, mais
aussi de ses pensées et de ses désirs. L’exigence
de Ieschoua va jusque-là, jusqu’à la racine de l’être, jusqu’à ce que nos
modernes
psychologues appellent  » l’inconscient « , et que la
Bible appelle  » les secrets du cœur « , le lieu, la source de l’option
fondamentale.

On le voit, il ne s’agit pas d’une
diminution de l’exigence, par rapport à la Torah,
mais d’une augmentation.

Un vouloir peut être mauvais, un être
peut être mauvais, et secrètement criminel, sans qu’il ait eu l’occasion ou la
possibilité de manifester le crime dont il
est capable. Ieschoua porte la lumière
sur cette région obscure de
l’être. Il étend l’exigence de la Torah jusqu’aux
intentions.

Si le nazisme n’avait
pas historiquement triomphé en Allemagne, à la suite de circonstances qui
comportent leur part de contingence, il y aurait eu cependant, parmi les  »
braves gens « , fonctionnaires appliqués ou commerçants rangés, des hommes
capables de faire Auschwitz et Dachau.

Mat. 5, 27 :  »
Vous avez entendu qu’il a été dit : tu ne commettras pas d’adultère. — Et moi
je vous dis que tout homme qui regarde une femme pour la désirer a déjà commis
l’adultère avec elle dans son cœur. « 

Comme dans le cas
précédent, Ieschoua porte l’analyse et la lumière
sur le fond de l’être. Ce qui l’intéresse, ce n’est pas seule
ment
l’acte, connu publiquement, mais aussi et d’abord le fond de l’être. Ce qu’il
vise, c’est l’être des êtres. Son enseignement est bien une ontologie, et non
pas seulement une doctrine des moeurs. Ce qui le préoccupe ce n’est pas d’abord
le bon ordre de la société (les mœurs, objet de la  » morale « , ou
 » éthique « ), mais l’être des hommes, à l’intérieur, et en vérité.

Le rabbi Ieschoua
manifeste une liberté et une autorité remarquables à propos de certaines
législations, ou jurisprudences, par exemple concernant le divorce.

Le livre du Deutéronome, au chapitre 24, indique les règles à suivre lorsqu’un
homme répudie la femme qu’il a épousée. Le livre du Deutêronome, au temps de Ieschoua, passait pour avoir Moïse,
l’autorité suprême, pour auteur. Ieschoua n’en corrige pas moins ce que cette
législation lui paraît avoir de critiquable, il considère cette législation
comme un moindre mal, et il en appelle à un ordre antérieur, l’ordre du dessein
créateur de Dieu, selon lequel un homme et une femme qui s’aiment et qui
s’unissent ne font plus qu’un seul être. La séparation n’est pas quelque chose
de normal. Elle n’est pas conforme à la norme créatrice originelle, et
actuellement originelle. Sur ce point, donc, Ieschoua se permet de corriger ce
qui passait pour une ordonnance de Moïse :

Mat. 19, 3 :  » Les pharisiens
s’approchèrent de lui pour le mettre à l’épreuve et lui dirent :  » S’il
est permis de répudier sa femme pour n’importe quelle raison ? « 

 » Lui, il répondit : N’avez-vous
pas lu que le créateur au commencement  » les a faits homme et femme
? » Et il a dit : C’est pourquoi l’homme quittera son père et sa mère et il
s’attachera à sa femme, et ils seront, eux deux, une seule chair.

 » En sorte qu’ils ne sont plus
deux, mais une chair unique. Donc, ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare
pas.

 » Ils (les pharisiens) lui disent
: Pourquoi donc Moïse a-t-il prescrit de donner un certificat de répudiation et
de répudier (Deut. 24, 1) ?

 » Il leur
dit : Parce que Moïse à cause de la dureté de vos cœurs
vous a permis de
répudier vos femmes.

 » Mais au commencement il n’en
était pas ainsi. « 

LE PLUS GRAND COMMANDEMENT

Lorsque les théologiens
juifs demandent au rabbi Ieschoua quel est le commandement le plus grand dans
la Torah, le rabbi répond en citant deux
textes : Deutéronome 6,5 et Lévitique 19,18.

Les deux commandements, selon Ieschoua,
sont en relation interne l’un avec l’autre :

Mat. 22, 34 :
 » Les pharisiens apprirent qu’il avait imposé silence
aux sadducéens, se
groupèrent autour de lui. Et l’un d’entre eux, qui était docteur de la Torah, l’interrogea, le mettant à
l’épreuve : Rabbi, quel commandement est grand dans la Torah ? Lui, il lui dit :  » Tu aimeras Yhwh (Adonai) ton Dieu
de tout ton cœur (de toute ton intelligence et de toute ta liberté) et de toute
ton âme et de toute ta pensée  » (Deut.
6, 5). Voilà le grand et le premier
commandement.

 » Un deuxième lui est semblable :  » Tu aimeras ton compagnon comme toi-même  »
(Lévitique, 19, 18).

 » A ces deux commandements, toute la Toràh est accrochée, et aussi les prophètes. « 

S’il était vrai que le christianisme
se réduisait au précepte :  » tu aimeras le prochain comme toi-même  »
alors il n’y aurait rien d’original dans le christianisme, car ce précepte est
inscrit, on le voit, dans le Lévitique, 19, 18. C’eSt déjà un précepte du
judaïsme.

Qu’est-ce que c’est qu’aimer ?
Qu’est-ce que c’est qu’aimer un être, un
homme ou une femme ? Qu’est-ce que c’est qu’aimer Dieu,
que nul ici sur
notre planète n’a vu ? Il faut demander aux psychologues, aux philosophes, aux
théologiens, aux théologiens mystiques de nous le dire. Rien n’est plus
difficile, semble-t-il, que de le définir.

Ce qui semble
certain, c’est que l’agapê telle que
l’entend la
théologie hébraïque et chrétienne, n’est pas une affaire de sentiment ni
d’affectivité, C’est quelque chose qui relève bien plutôt de l’ordre de
l’ontologie, plus précisément de l’ontologie d’une création inachevée et en
genèse, c’eSt-à-dire de l’ontogenèse. Aimer, pour l’homme, c’est prendre part à
l’action créatrice de Dieu.

Il faudrait élaborer
une ontologie de l’agapê, puisque,
selon la théologie hébraïque, l’agapê créatrice de l’Unique est la cause
efficiente, efficace, de l’existence des êtres innombrables qui
consti
tuent l’univers. L’existence des êtres multiples, selon la
théologie hébraïque, n’est pas la conséquence d’une catastrophe ni d’une chute, comme dans les théologies orphiques et plus
tard gnostiques.
L’existence des êtres multiples n’est pas une
apparence, une illusion, comme l’enseignent
les Upanishad. L’existence des êtres
mul
tiples n’est pas la conséquence
d’une procession éternelle et nécessaire, inhérente à la nature et à l’essence
de l’Un, une apostasis qui
est
un éloignement et en même temps une dégradation : ce qui est la doctrine de
Plotin reprise par Avicenne, puis par Averroès. L’existence des êtres multiples
n’est pas l’effet d’une modification de l’unique Substance, ni d’une aliénation de la Substance divine. Selon la théologie et l’ontologie hébraïques,
l’existence des êtres multiples est l’effet d’un acte créateur libre,
conscient, voulu, et
aimant… Le fondement de l’être visible, la raison
même de l’être visible, sa cause, l’explication ultime, c’est l’agapê créatrice libre de celui dont un
disciple de Ieschoua, Iohannan bar Zabdaï (Jean fils de Zébédée…) a dit qu’il
est agapê, par essence.

Nous atteignons évidemment là la clef
de voûte de l’ontologie commune au judaïsme et au christianisme, ontologie
originale, très originale, que les philosophes ultérieurs ont rarement comprise
et exploitée, et dont Laberthonnière a eu raison de souligner qu’elle constitue
le fondement original d’une métaphysique qui est la  » métaphysique du
christianisme « .

Dans cette ontologie, si le principe
de l’être, la cause de l’existence des êtres multiples et visibles qui
constituent notre création, est l’agapê créatrice
de l’Unique invisible, alors on peut entrevoir, sinon dans les ténèbres du
moins dans un clair-obscur difficile à pénétrer, que le but de cette création
soit de susciter des êtres capables d’entrer librement dans l’économie de cette
création dont la raison d’être est l’agapê
créatrice. Si l’agapê créatrice
est principe de l’être des êtres, on comprend mieux, on comprend un peu,
pourquoi tuer, détruire, un être créé, est un acte qui va à l’envers de l’agapê créatrice et contre elle. En
somme, tout ce qui détruit la création, tout ce qui l’empêche de se poursuivre,
de s’accomplir, de s’achever, est crime contre Vagapê créatrice, inversion ontologique par rapport au sens de l’acte
créateur. Si l’agapê créatrice
attache du prix à ces êtres qu’elle a créés, il est compréhensible qu’elle
déteste l’acte qui les détruit :  » tu ne tueras pas… « 

Aimer les êtres qui constituent la
création existante, c’est rendre hommage à l’agapê créatrice. Au contraire, les détruire, les abîmer, les
avilir, c’est mépriser l’œuvre de Dieu. En ce sens, on aperçoit, dans le
clair-obscur toujours, comment l’amour pour Dieu et l’amour pour les êtres sont
des actes que Ieschoua peut considérer comme semblables, analogues.

LES LIEUX DE CULTE

Le quatrième
Évangile, attribué à un certain  » Jean « , nous rapporte un dialogue
du rabbi Ieschoua avec une femme de Samarie.

Ce
dialogue est riche en enseignement au sujet de i’idée que Ieschoua avait de
l’adoration, et là encore on peut relever la liberté que Ieschoua prend par
rapport aux questions religieuses, celles qui concernent les lieux de culte.
Manifestement Ieschoua estime que ces questions sont dépourvues de toute
importance et de tout intérêt :

Jean, 4, 3 :  » … Il quitta la
Judée et il s’en alla de nouveau en Galilée. Il fallait qu’il passe à travers
la Samarie. Il arrive donc à une ville de la Samarie appelée Sychar, près du
champ que Jacob avait donné à Joseph son fils. Là se trouvait la source de
Jacob.

 » Ieschoua donc, fatigué par le
voyage, était assis ainsi sur le puits de la source. C’était environ la sixième
heure (= midi).

 » Arrive une femme de la Samarie
pour puiser de l’eau.

 » Ieschoua lui dit : Donne-moi à
boire.

 » Car ses disciples étaient
partis à la ville pour acheter à manger.

 » La femme samaritaine lui dit
donc : Comment toi qui es Juif me demandes-tu à boire à moi qui suis une femme
samaritaine ?

(Car les Juifs ne fréquentent pas les
Samaritains.)

 » Ieschoua répondit et lui dit :
Si tu connaissais le don de Dieu, et qui est celui qui te dit : donne-moi à
boire, — c’est toi qui lui aurais demandé et il t’aurait donné de l’eau
vivante.

 » Elle lui dit : Seigneur, tu
n’as même pas de seau pour puiser, et le puits est profond. Comment peux-tu
donc avoir l’eau vivante ? Est-ce que toi tu es plus grand que notre père
Jacob, qui nous a donné le puits, et lui-même a bu de ce puits, et ses fils, et
ses troupeaux ?

 » Ieschoua répondit et lui dit :
Tout homme qui boit de cette eau aura soif de nouveau.

 » Mais celui qui boira de l’eau
que moi je lui donnerai, celui-là n’aura plus soif pour la durée éternelle.

 » Mais l’eau que je lui donnerai
deviendra en lui une source jaillissante dans la vie éternelle.

 » La femme lui dit : Seigneur,
donne-moi de cette eau-là, afin que je n’aie plus soif et que je ne vienne plus
ici pour puiser.

 » Il lui dit : Va, appelle ton
homme, et viens ici.

 » La femme répondit et dit : Je
n’ai pas d’homme.

 » Ieschoua lui dit : Tu as bien
fait de dire : je n’ai pas d’homme. Car tu as eu cinq hommes, et maintenant,
celui que tu as, n’est pas ton homme. En cela tu as dit vrai !

 » La femme lui dit : Seigneur, je
vois que tu es prophète, toi. Nos pères adoraient sur cette montagne, et vous
vous dites que c’est à Jérusalem qu’est l’endroit (le lieu) où il faut adorer.

 » Ieschoua lui dit : Crois-moi,
femme, l’heure vient où ce ne sera ni sur cette montagne ni à Jérusalem que
vous adorerez le père.

 » Vous, vous adorez ce que vous
ne connaissez pas ; nous, nous adorons
ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs.

 » Mais l’heure vient, et c’est
maintenant, où les vrais adorateurs adoreront le père en esprit et en vérité.

 » Car le père recherche ceux-là
comme adorateurs.

 » Dieu est esprit, et ceux qui
adorent doivent adorer en esprit et en vérité. « 

LA PRIÈRE

On sait que, dans de
nombreuses religions, les fidèles multiplient les prières, allongent les
prières, afin, semble-t-il, d’être mieux entendus. Il est remarquable que,
lorsque le rabbi Ieschoua enseigne une prière à ses auditeurs-apprentis, il
leur enseigne une prière très brève. Sur ce point encore, le rabbi exerce une action
libératrice :

Mat. 6, 7 :  » Lorsque vous priez,
ne multipliez pas les paroles inutiles, comme les païens. Ils s’imaginent
qu’ils seront entendus à cause de la multiplicité de leurs paroles. Ne leur
soyez pas semblables. Car Dieu votre père sait ce dont vous avez besoin, avant
que vous le lui ayez demandé. Vous donc, priez ainsi : Avouna di buchemaila…

Notre Père qui est
dans les cieux

Qu’il soit sanctifié, ton nom !

Qu’il vienne, ton
royaume !

Qu’elle soit faite, ta volonté,

comme dans le ciel
ainsi sur la terre.

Notre pain du jour qui vient, donne-le
nous aujourd’hui !

Et remets-nous nos dettes,

comme nous remettons à ceux qui nous
doivent.

Et ne nous fais pas venir dans
l’épreuve

mais délivre-nous du mauvais.  »

 

Luc, II,
2 :  » Lorsque vous priez, dites : Abba, Père

que ton nom soit sanctifié

que ton royaume vienne

notre pain du jour venant, donne-le
nous chaque jour

et remets-nous nos péchés,

car nous-mêmes nous remettons à tout
homme qui nous doit

et ne nous introduis pas en épreuve,
« 

Par ces quelques
exemples, nous espérons avoir donné au lecteur le moyen d’entrevoir quelle
était l’attitude du rabbi Ieschoua par rapport à la religion établie de son
temps, par rapport au judaïsme de son temps. Pour l’essentiel, pour le fond des
choses, il conserve bien entendu, il maintient, il suppose connu,
l’enseignement fondamental de la théologie biblique. Il ne revient pas sur ce
qui est connu de tous en son milieu et en son temps. Il n’est pas venu, comme
il le dit lui-même, détruire ni abolir cet enseignement fondamental contenu
dans la Torah et dans les prophètes.
Il est venu compléter, achever, apporter la plénitude de l’enseignement qui
vient de Dieu.

En ce qui concerne les rites, en ce
qui concerne les pratiques religieuses, le mot qui est revenu constamment, et
par la force des choses, dans notre exposé, c’est le mot : liberté. Ieschoua
est libre, et il enseigne la liberté par rapport aux rites et aux pratiques. Il
ne méconnaît pas l’importance, la valeur, du sabbat, du jeûne, et de toutes les
pratiques religieuses. Il s’y soumet. Il se soumet au baptême de Jean. Mais il
montre aussi, par l’action et par l’enseignement, que ces rites et ces
pratiques ne sont que des moyens. Le sabbat est fait pour l’homme, pour
humaniser l’homme, pour le libérer. L’homme n’est pas fait pour le sabbat et
l’homme ne doit pas devenir l’esclave d’une pratique qui a pour but la liberté.

L’attitude et la pensée de Ieschoua en
ce qui concerne les multiples prescriptions rituelles de la Torab nous semblent se situer dans le
prolongement des grands prophètes du VIIIe et du VIIe
siècle avant notre ère. Ieschoua, pour sa part, a estimé que sa mission devait s’effectuer à l’intérieur d’Israël.
Il ne se reconnaît pas
la vocation d’aller vers les nations autres
qu’Israël. Il se soumet donc à la Torab complètement,
quoique avec la liberté que nous avons
observée. C’est Schaoul de Tarse, le rabbin pharisien converti
à la doctrine
de Ieschoua, qui va faire la théorie de l’expansion du monothéisme hébreu issu
d’Abraham, aux nations païennes. Pour que cette expansion soit possible,
Schaoul-Paul montrera qu’il faut laisser tomber certaines pratiques rituelles,
comme par exemple la circoncision, les
observances alimentaires. Le mono
théisme hébreu ne se serait pas étendu
aux nations païennes, il serait resté
enfermé en Israël et parmi quelques convertis exception
nels, si le
christianisme avait maintenu la nécessité d’observer toutes les pratiques
rituelles du judaïsme. Parce que les autorités religieuses du judaïsme n’ont pas reçu la doctrine du rabbi Ieschoua, l’enseignement
de celui-ci s’est étendu, spontanément, parmi les païens, sans que ceux-ci se voient astreints à observer la Loi du judaïsme.
Ainsi, dit Paul, — si nous l’avons bien compris, — le refus du judaïsme de suivre Ieschoua a permis aux nations païennes d’entrer
dans l’économie du monothéisme issu d’Abraham. L’endurcissement, provisoire,
des uns, a été le salut d’une multitude.

 

XIII. LA « MORALE »

 

 

Nous
avons vu, jusqu’à présent, les libertés, ou la liberté, que Ieschoua prend, sans
hésiter, sans tâtonner, avec une autorité souveraine, par rapport aux idées
reçues, aux valeurs régnantes, aux mentalités instituées, en ce qui concerne
les liens du sang, les liens de parenté, l’État et le sentiment national, la
religion établie. Partout, le paradoxe, une certaine rupture, et, il faut bien
le dire, le scandale, pour ceux aux yeux de qui ces normes reçues concernant la
patrie, la famille, la religion, sont des absolus sacrés. Ieschoua en fait la
critique, par la parole et par le geste. Il les bouscule. Il les désacralise.
Unique est l’Absolu.

En ce qui concerne ce qu’on appelle «
la morale «, il en va de même. C’est pourquoi c’était une erreur de réduire
l’enseignement évangélique à une « morale ». D’abord, parce qu’il est bien
autre chose que cela : il porte sur les lois ontologiques de la genèse d’une
création nouvelle. Ensuite parce que Ieschoua prend ses distances par rapport
aux normes de la morale reçue. Il ne se gêne pas pour bouleverser les habitudes
et les mentalités à cet égard. Il n’a rien d’un puriste ni d’un puritain. Ce
que Ieschoua n’est certainement pas, c’est un puritain. Le purisme et le
puritanisme sont non seulement aussi étrangers que possible à sa psychologie et
à son enseignement mais en fait justement contraires. C’est en cela et sur ce
point que la  » morale  » kantienne nous paraît fondamentalement
étrangère à l’esprit évangélique, et, pour le fond, pour l’esprit, exactement
opposée.

Ieschoua fréquente des gens et des
milieux dont on dit qu’ils sont  » de mauvaise vie « , les pécheurs
publics, les gens de moralité douteuse. C’est l’un des traits qui caractérisent
l’esprit évangélique et qui le distinguent du moralisme puritain. Si Ieschoua
fréquente les gens de moralité douteuse, ce n’est pas en curieux ni en touriste,
mais, exactement comme lorsqu’il fréquente les malades, en
thérapeute. Il va là où cela est
nécessaire pour soigner et pour guérir. Il va pour régénérer et pour recréer.

Ceux que le texte grec des Évangiles appelle les têlônai,
en latin les publicani, en français
les puhlicains, c’étaient des percep
teurs d’impôts:

 » Les publicani étaient
les fermiers de l’impôt… Le terme conve
nait plutôt aux chefs d’entreprise qu’aux agents
inférieurs… Mais Lévi — comme Zachée — n’était pas… un de ces employés très
subalternes qui étaient souvent des esclaves. Les têlônai avaient fort
mauvaise réputation dans le monde grec, et on n’est pas autorisé à dire que
c’est comme agents des Romains qu’ils étaient méprisés des Juifs
<![if !supportFootnotes]>[41]<![endif]>. » Lagrange cite
Aristophane, le comique Xénon et Lucien,
qui associait les têlônai aux  » tauliers « , aux tenan
ciers
de maisons de prostitution.

« Le telônion est le
bureau où l’on percevait le portorium, com
prenant à la fois la douane, l’o&roi et le
péage. Les employés enregistrent les marchandises et font payer à l’entrée et à
la sortie d’une circonscription distincte, ordinairement un état, ou une
ville… Il y avait un telonium à Capharnaüm parce que cette ville était
à la limite des états d’Hérode Antipas qui voisinait là avec son frère Philippe… Comme les autres impôts,
celui du portorium entrait dans les caisses du tétrarque Hérode, et non
dans celles des
romains. L’impôt n’était pas perçu directement par des
fonctionnaires royaux. Il était affermé par
le trésor à des compagnies qui se
chargeaient
de percevoir les taxes… Les employés des fermiers
généraux étaient les
agents de ces vexations et mal vus du peuple, d’autant qu’ils étaient chargés
de dénoncer les fraudes
<![if !supportFootnotes]>[42]<![endif]>. »

Marc, 2, 13: « En
passant, il vit Lévi, fils d’Alphée, assis au bureau de la douane, et il lui
dit: Suis-moi. Il se leva et le suivit.

« Et il arriva qu’il
se mit à table dans sa maison, et beaucoup de
fonctionnaires percepteurs et de pécheurs prenaient place avec
Ieschoua et ses disciples. Car ils étaient
nombreux, et ils le suivaient.

« Les scribes et les pharisiens voyant qu’il mange avec les pécheurs et les percepteurs d’impôts,
dirent à ses disciples: Il mange avec les percepteurs et les pécheurs ?

« Ieschoua entendit et il leur dit: ce ne sont pas les
bien-portants qui ont besoin du médecin, mais ceux qui se portent mal. Je ne
suis pas venu appeler les justes, mais les pécheurs. » (Cf. Mat. 9, 9; Luc, 5,
27.)

Mat. 9, 9: « Sortant
de là, Ieschoua vit un homme assis au bureau des impôts. Son nom était
Matthieu. Il lui dit: suis-moi ! Il se leva et le suivit.

« Et il arriva que,
cet homme étant à table dans sa maison, voici que beaucoup d’employés de
perception et des gens peu fréquentables (des gens de mauvaise vie) vinrent et
se mirent à table avec Ieschoua et avec ses disciples. Ce que voyant, les
pharisiens disaient à ses disciples: Pourquoi donc votre rabbi mange-t-il avec
les percepteurs d’impôts et avec les gens coupables ? Ieschoua les entendit et
dit: Ceux qui se portent bien n’ont pas besoin de médecin, mais ceux qui se
portent mal. Allez donc apprendre ce que signifie: « Je veux la miséricorde et
non le sacrifice » (Osée, 6, 6). Car je ne suis pas venu chercher les justes,
mais ceux qui font le mal. »

Luc, 19, 2: « Voici
un homme, dont le nom était Zachée. Il était chef des publicains, et il était
riche. Et il cherchait à voir Ieschoua, (pour savoir) qui c’est, et il n’y
arrivait pas, à cause de la foule, car il était petit de taille. Alors il
courut en avant et il monta dans un sycomore, afin de le voir, car il devait passer
par-là.

« Quand il arriva à
cet endroit, Ieschoua leva les yeux et lui dit: Zachée, dépêche-toi de
descendre. Car aujourd’hui il faut que je demeure dans ta maison.

« Zachée se hâta de
descendre, et il le reçut avec joie.

« Et tous les gens
le voyaient, et ils murmuraient en disant: Il est entré chez un homme de
mauvaise vie. »

Ieschoua enseigne
que, de la part du Créateur, le souci est grand de sauver chacun des êtres en
particulier, et de n’en laisser perdre aucun. C’est pourquoi Ieschoua va en mission
dans les milieux mal famés. Son point de vue est donc très différent de celui
de « la morale ». La morale s’occupe d’établir des règles universelles de
conduite qui permettent à une société de survivre. Ieschoua, lui, s’occupe de
régénérer des êtres, tous les êtres, et d’abord ceux qui en ont le plus besoin.
C’est le point de vue du Créateur:

Luc, 15, 1: « Il y
avait tous les publicains et les gens de mauvaise vie qui s’approchaient de lui
pour l’entendre.

« Les pharisiens et
les scribes murmuraient contre lui, en disant: cet homme accueille les gens de
mauvaise vie, et il mange avec eux.

« Il dit à leur
intention cette comparaison: Quel est l’homme, parmi vous, qui ayant cent
brebis et ayant perdu l’une d’entre elles, ne laisse pas les quatre-vingt-dix-neuf
autres dans le désert, pour aller à la recherche de celle qui est perdue,
jusqu’à ce qu’il la trouve ? Et lorsqu’il l’a trouvée, il la met sur ses
épaules, plein de joie, et lorsqu’il arrive dans sa maison, il appelle ses amis
et ses voisins, et il leur dit: Réjouissez-vous avec moi, parce que j’ai trouvé
ma brebis qui était perdue.

« Je vous le dis:
ainsi il y aura de la joie dans le ciel pour un seul homme de mauvaise vie qui
se change (qui se renouvelle) l’esprit (qui se fait un cœur nouveau),

« plus que pour les
quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. »

Luc, 15, 8: « Ou
encore: quelle femme, possédant dix drachmes, si elle perd une seule drachme,
n’allume-t-elle pas la lampe, ne balaie-t-elle pas la maison ? et elle cherche
soigneusement jusqu’à ce qu’elle ait retrouvé (sa drachme). Lorsqu’elle l’a
retrouvée, elle appelle ses amis et ses voisines, en disant: réjouissez-vous
avec moi, parce que j’ai retrouvé la drachme que j’avais perdue. »

Luc, 15, 11: « Un
homme avait deux fils.

« Le plus jeune dit
à son père: père, donne-moi la part qui me revient de la fortune. Et lui, (le
père), leur partagea son bien.

« Après peu de
jours, ramassant tout ce qui lui revenait, le plus jeune fils partit en voyage
vers un pays lointain, et là, il dissipa sa fortune, menant une vie de
débauche.

« Lorsqu’il eut tout
dépensé, survint une grande famine dans ce pays-là, et lui, le jeune homme,
commença à être dans le besoin.

« Il alla et
s’attacha à l’un des citoyens de ce pays-là, et celui-ci l’envoya dans ses
champs pour faire paître les porcs.

« Et il désirait
remplir son ventre avec les caroubes dont se nourrissaient les porcs, mais
personne ne lui en donnait.

« Il rentra en
lui-même et se dit: Combien de salariés de mon père ont des pains en trop, et
moi ici je meurs de faim. Je me lèverai,
j’irai vers mon père et je lui
dirai: père, j’ai péché contre le ciel (contre Dieu) et contre toi, je ne suis
plus digne d’être appelé ton fils. Traite-moi comme l’un de tes employés.

« Il se leva, et
alla vers son père.

« Alors qu’il était
encore loin, son père le vit et il fut pris de compassion. Il courut, il se
jeta à son cou et il l’embrassa.

« Le fils lui dit: Père, j’ai péché contre le ciel et contre
toi, je ne suis plus digne d’être appelé ton fils.

« Le père dit à ses
serviteurs: Vite, apportez la plus belle robe et mettez-la lui, donnez un
anneau pour sa main, et des sandales pour ses pieds, et apportez le veau
engraissé. Tuez-le, et mangeons, réjouissons-nous, car ce fils à moi était
mort, et il vit de nouveau, il était perdu, et il est retrouvé.

« Et ils
commencèrent à se réjouir.

« Son fils aîné
était aux champs. Lorsque, en rentrant, il s’approcha de la maison, il entendit
la musique et les chœurs. Il appela un des gamins et lui demanda: qu’est-ce que
c’est ?

« Et lui il dit: Ton
frère est arrivé, et ton père a tué le veau gras, parce qu’il l’a retrouvé sain
et sauf.

« Le frère aîné se
mit en colère et il ne voulait pas entrer. Alors son père sortit et l’appela.
Mais lui, répondit et dit à son père: Voilà tant d’années que je te sers, et je
n’ai jamais transgressé un des ordres, et à moi tu n’as jamais donné un
chevreau pour que je me réjouisse avec mes amis. Mais lorsque ton fils que
voici, qui a mangé ton bien avec les prostituées, arrive, tu as sacrifié pour
lui le veau gras.

« Le père lui dit:
mon enfant, toi tu es toujours avec moi, et tout ce qui m’appartient
t’appartient. Il fallait bien se réjouir et faire la fête, parce que ton frère
que voici était mort, et il est revenu à la vie; il était perdu, et il est
retrouvé. »

A quel point
Ieschoua n’était ni puriste ni puritain, à quel point le puritanisme et le
légalisme sont foncièrement opposés à l’esprit évangélique, c’est ce que montre
la scène, certainement historique, — où l’on voit une femme « de mauvaise vie »
qui verse du parfum sur les pieds du rabbi, qui les inonde de larmes, et qui
les essuie avec ses cheveux. La conclusion du rabbi, caractéristique de
l’esprit évangélique, est aux antipodes du légalisme puritain:

Luc, 7, 36: « Un
pharisien lui demanda de venir manger avec

lui. Il entra dans
la maison du pharisien, et il s’étendit sur un lit de table.

« Et voici une
femme, qui, dans la ville, était pécheresse. Elle avait appris qu’il était à
table dans la maison du pharisien. Elle avait apporté un vase d’albâtre rempli
d’huile parfumée. Elle se tenait en arrière, près de ses pieds, en pleurant, et
avec ses larmes elle commença à mouiller ses
pieds, et avec les cheveux
de sa tête elle les essuyait, et elle baisait
ses pieds et les oignait d’huile parfumée.

« Ce que voyant, le
pharisien qui l’avait invité se dit en lui-même: Cet homme, s’il était
prophète, il saurait qui, et quelle est la
femme qui le touche. Il saurait que c’est une pécheresse.

« En réponse,
Ieschoua lui dit: Simon, j’ai quelque chose à te dire.

« Et lui: Rabbi,
dit-il, parle.

« Un usurier prêteur
avait deux débiteurs. L’un devait cinq cents deniers, et l’autre cinquante.
Comme ils n’avaient pas de quoi lui rendre,
il fit grâce (cadeau) de leur dette à tous les deux. Lequel
des deux
l’aimera le plus ?

« Simon répondit en
disant: Je suppose que c’est celui auquel il a été fait grâce de la plus grosse
dette.

« Et lui, il lui
dit: tu as jugé droitement.

« Et il se tourna
vers la femme, et dit à Simon: Vois-tu cette femme ? Je suis entré dans ta
maison, tu ne m’as pas donné d’eau pour verser sur mes pieds. Elle, c’est avec
ses larmes qu’elle a mouillé mes pieds, et c’est avec ses cheveux qu’elle les a
essuyés. Tu ne m’as pas donné de baiser. Elle, depuis que je suis entré, elle n’a
pas cessé de baiser mes pieds. — Tu n’as pas oint ma tête avec de l’huile.
Elle, c’est avec du parfum qu’elle a oint mes pieds.

« C’est pourquoi, je
te le dis, sont remis ses péchés, qui sont nombreux, parce qu’elle a aimé
beaucoup. »

A quel point les préoccupations
de Ieschoua ne se situent pas sur le même plan ni dans le même ordre que ce
qu’on est convenu d’appeler la « morale », c’est ce que montre bien l’histoire
qu’il raconta un jour, d’un administrateur de biens qui se fait des amis avec
les richesses de son patron. Ieschoua dit que c’est ainsi qu’il faut faire !

Luc, 16, I: « Il était un homme riche qui avait un administrateur, et celui-ci
lui fut dénoncé
comme dissipant ses biens.

« Il l’appela et lui
dit: qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends-moi compte de ton
administration. Car tu ne peux pas continuer à gérer mes affaires.

« Alors
l’administrateur de biens se dit en lui-même: Que ferai-je, puisque mon maître
me retire l’administration de ses biens, la gestion de ses biens ? Travailler
la terre ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’en aurais honte. Je sais ce que
je vais faire, afin que, lorsque j’aurai été relevé de ma gestion, les gens me
reçoivent dans leurs maisons.

« Il convoqua chacun
des débiteurs de son maître, et il dit au premier: Combien dois-tu à mon maître?
L’autre dit: cent barils d’huile. Alors il lui dit: Prends ton billet,
assieds-toi, écris vite: cinquante. Ensuite, il dit à un autre: et toi, combien
dois-tu ? Il dit: cent mesures de blé. Il lui dit: Prends ton billet écris:
quatre-vingts.

« Et le maître loua
l’intendant injuste (malhonnête), parce qu’il avait agi astucieusement;

« Car les enfants de
cette durée-ci (de ce monde-ci) sont plus astucieux que les enfants de la
lumière (… ).

« Et moi je vous le
dis: faites-vous à vous-mêmes des amis, avec l’argent de l’injustice, afin que,
lorsqu’il fera défaut, ils vous reçoivent dans les tentes éternelles. »

On voit bien que,
s’il s’agissait d’un cours de « morale », cette histoire que nous venons de
lire serait très scabreuse, puisque le maître félicite son gredin d’intendant
de s’être fait des amis avec des biens qui ne lui appartiennent pas. Il ne
s’agit aucunement d’un cours de morale, mais d’un enseignement qui porte sur la
genèse et la formation de ce que Ieschoua appelle le royaume de Dieu.

Aux grands prêtres
et aux anciens du peuple, Ieschoua déclara un jour: « Vrai, je vous le dis, les
publicains et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu » (Mat.
21, 31).

La justice, dans le
sens biblique de ce terme, la tsedaka, nous l’avons noté déjà, n’a pas
seulement ni d’abord un sens juridique.

Elle a un sens et
une portée d’abord ontologiques. Il s’agit de la justice de l’être d’un vivant,
de sa vérité intérieure, de sa plénitude d’être et de vie, de sa sainteté qui
est vie. « Justice »
dans le
langage hébreu, correspond à peu près à ce que nous appelons sainteté, en
prenant garde de ne pas trop faire dériver le sens de ce terme du côté de la
morale. Il s’agit de quelque chose de plus important que la moralité. Il s’agit
de l’être des êtres, de leur vitalité.

Ce que le Nouveau
Testament appelle la « justification », dans ces conditions, correspond à peu
près à ce que nous appelons la sanctification et la vivification. Elle porte
sur l’être, avant de porter sur la conduite. On peut avoir une conduite
moralement droite et juridiquement irréprochable, et être cependant loin, très
loin, de la « justice » au sens biblique, laquelle n’est pas dissociable de la
vie divine en nous, car elle est vie.

Ieschoua enseigne
qu’entre un homme parfaitement moral et vertueux, mais plein de lui-même, et
satisfait, et un homme coupable de fautes, mais qui le sait, et qui se
reconnaît manquant, la « justice », au sens biblique, vient plutôt habiter en
ce dernier:

Luc, 18, 10: « Deux
hommes montèrent au temple pour prier. L’un était pharisien, et l’autre
publicain.

« Le Pharisien,
debout, faisait en lui-même cette prière: O Dieu, je te rends grâce parce que
je ne suis pas comme le reste des hommes, rapaces, injustes, adultères, ou même
comme ce publicain que voici. Je jeûne deux fois par semaine, je paie la dîme
sur tout ce que je gagne.

« Le publicain, lui,
se tenait à distance. Il n’osait même pas lever les yeux vers le ciel, mais il
se frappait la poitrine en disant: apaise ta colère à mon égard, moi qui suis
un pécheur.

« Je vous le dis:
celui-ci descendit dans sa maison justifié, plutôt que l’autre. »

Le génial disciple
de Ieschoua, Schaoul de Tarse, Paul de son surnom romain, ira encore plus loin
dans cette même direction. Il écrira aux chrétiens de la communauté de Corinthe
une lettre, dans laquelle il dira que, « même si je parle les langues des
hommes et des anges, si je n’ai pas l’agapê, je suis un airain qui
résonne et une cymbale qui retentit; si je possède la prophétie et si je
connais tous les mystères et toute la science, même si j’ai toute la foi en
sorte que je déplace les montagnes, si je n’ai pas l’agapê, je ne suis
rien. Et si
je distribue tous mes biens en
aumônes, et si je livre mon corps pour être brûlé, si je n’ai pas l’agapê, cela
ne sert à rien… »
(I Cor. 13).

On voit à quel point
nous sommes loin avec la pensée de Ieschoua et celle de son disciple Schaoul,
de la perspective d’un légalisme ou d’un moralisme. L’opposition est complète:
un homme peut être en règle avec les Lois, avec la loi morale, être « vertueux
» et ne pas être
justifié au sens biblique de ce terme. Un
homme ou une femme peuvent être des « pécheurs », et être cependant estimés «
justifiés » par Ieschoua, s’ils se reconnaissent comme tels.
C’est dire que la
justice, au sens où l’entendent Ieschoua
et Schaoul, n’est pas la simple conformité, soumission ou obéissance aux « lois
» morales. Elle est une vie, et cette vie, à vrai dire, ne peut être donnée que
par Dieu, qui est l’unique Créateur de l’être et de la vie.

Bien plus, celui qui
s’imagine qu’il va trouver la « justice », au sens théologique du terme, par la
moralité, par le respect de la loi morale dont parle Kant, celui qui est
content de lui parce qu’il a satisfait à l’impératif catégorique, celui-là est
aussi loin que possible de la justice au sens évangélique, et, comme le dit
Ieschoua, les prostituées et les pécheurs sont plus près de la justice, qui est
vie, que lui.

 

Là réside le
paradoxe de la doctrine de la justification dans la pensée de Ieschoua et de Schaoul
<![if !supportFootnotes]>[43]<![endif]>.

C’est pourquoi
ramener le contenu de l’enseignement évangélique à une morale ou à un
moralisme, est non seulement une erreur concernant la nature de cet
enseignement, l’omission de ce qui constitue le principal de cet enseignement,
mais, bien plus, une inversion et une véritable trahison. Car l’Évangile
enseigne justement, — et Paul développe ce thème, — que la vie divine et la
sainteté qui est ce qu’ils appellent la « justice », n’est pas donnée à l’homme
en fonction de sa soumission à la loi morale, mais en fonction d’autres
valeurs, qui sont beaucoup plus vitales, qui appartiennent à l’ordre de la vie.

Des psychologues
contemporains ont montré qu’il existe des fausses vertus et des vraies vertus.
Ils ont montré que certains
êtres, qui
pratiquent apparemment le sacrifice et l’austérité, qui
respectent scrupuleusement les
impératifs de la loi morale, telle qu’ils l’entendent, qui manifestent des
« » vertus » admirables, sont, en fait,
et au fond d’eux-mêmes, secs, comme des plantes dans les
quelles ne passe plus la sève. Il n’y a plus de
vie en eux. Ils n’aiment
pas. Ils sont vertueux, ils se donnent la
satisfaction de leur vertu et du devoir accompli. Justement, ce qu’enseignent
l’Évangile et Paul, c’est que la vie, la vie
véritable en l’homme, ce n’est pas cela.
C’est pourquoi la femme de mauvaise vie qui baignait les pieds du rabbi avec ses larmes et qui les essuyait avec ses
cheveux était plus
près de la vie, parce qu’elle avait beaucoup aimé,
que l’homme vertueux, austère et satisfait
de lui-même parce qu’il observe la loi
morale, — l’homme kantien. La
morale kantienne représente, nous semble-t-il, exactement le contraire, le
point de vue inverse, de l’esprit évangélique. Elle est une satisfaction dans
le respect de la loi morale qui laisse échapper ce qui, pour l’Évangile, est le
principal. Elle cherche la justification
dans le respect de la loi. Elle
est aux antipodes de la doctrine
chrétienne de la grâce.

Un texte qu’on ne
peut lire que dans certains manuscrits du quatrième Évangile, rapporte une
scène qui, nous semble-t-il, peut difficilement avoir été inventée par la
communauté chrétienne primitive, et qui,
par conséquent, nous paraît avoir de fortes chances d’être historique. C’est la
scène de la femme prise en fla
grant délit d’adultère, et que l’on
conduit au rabbi Ieschoua, pour voir quelle va être sa sentence:

Jean, 8, 2: « Dès le
point du jour il se trouvait de nouveau au temple, et tout le peuple venait
près de lui, et lui, s’asseyant, il les enseignait.

« Les scribes et les pharisiens lui amènent une femme prise en adultère.
Ils la placent au milieu et lui disent: Rabbi, cette femme a
été surprise en flagrant délit
d’adultère. Dans la Torah, Moïse nous a ordonné de lapider de telles
femmes. Toi donc, que dis-tu ?

« Ils disaient cela
pour l’éprouver, afin d’avoir de quoi l’accuser.

« Ieschoua, s’étant
incliné, avec le doigt écrivait sur la terre.

« Et comme ils
restaient là à l’interroger, il se releva et leur dit:

Celui qui est sans
péché parmi vous, qu’il jette le premier sur elle une pierre.

« Et s’étant de
nouveau incliné, il écrivait sur la terre.

Eux, l’ayant entendu, se retirèrent un à un,
en commençant par les plus âgés, et il
demeura seul, et la femme était là, au milieu.

« Ieschoua se releva et lui dit: Femme, où sont-ils ? Personne ne t’a-t-il condamnée ?

« Elle dit:
Personne, Seigneur.

« Ieschoua dit: Moi non plus je ne te condamne pas. Va, à partir de maintenant ne pèche plus. »

Le comble, du point
de vue de l’éthique, de la « morale » reçue, du point de vue de la « raison
pure pratique », c’est que l’une des rares personnes à qui Ieschoua ait promis
formellement l’entrée au « paradis » ce n’est pas une personne vertueuse,
respectueuse
de l’impératif catégorique pur,
ni de la loi morale. Non, c’est une canaille
qui avait été clouée sur la croix à côté de lui, un condamné
de droit
commun:

Luc, 23, 39: « L’un
des malfaiteurs pendus l’insultait: » N’es-tu pas le Maschiach, l’oint ?
Sauve-toi toi-même et nous aussi.

« Mais l’autre
répondit, en lui faisant reproche, et dit: Tu ne crains pas même Dieu, toi, parce que tu es sous le coup de la même condamnation
? Pour nous, c’est juste, nous payons pour ce que nous avons fait; mais lui, il
n’a rien fait d’anormal.

« Et il dit:
Ieschoua, souviens-toi de moi lorsque tu entreras dans ton royaume.

« Et il (Ieschoua)
lui dit: Vrai, je te le dis, aujourd’hui avec moi tu seras dans le paradis. »

On peut aimer,
encore une fois, ou ne pas aimer, les paradoxes évangéliques. C’est une
question de goût. C’est une question d’esprit. Il y a là une connaturalité
entre celui qui entend, qui reçoit le message évangélique, et l’esprit du
texte. Les uns aiment, les autres détestent ce renversement constant de toutes
les valeurs
reçues dans les sociétés
humaines. Ce qu’on ne peut pas nier, c’est que l’enseignement évangélique ne
soit constitué de paradoxes, et de paradoxes violents. Ceux qui ont des
intérêts dans l’ordre des idées reçues et des valeurs admises dans nos sociétés
ne peuvent que haïr ce vagabond, sans feu ni lieu, ce faiseur de paraboles
subversives qui fréquente les crapules et qui prétend que les putains entrent
dans le royaume de Dieu avant les autorités religieuses les plus respectables
et les gens vertueux.

Ceux qui ne sont
attachés à rien, ceux qui n’ont pas spécialement des intérêts placés dans le
système des valeurs régnantes dans les sociétés humaines, concernant le
travail, la famille, la patrie, la religion, l’état, la morale, ceux-là,
évidemment, les gens de moeurs douteuses, les canailles, – les prostituées,
ceux qui n’ont rien à perdre, entrent peut-être plus facilement dans le «
royaume » dont parle le rabbi. Il y a un petit vent d’anarchie qui souffle à
travers les récits évangéliques… Charles Maurras, le théoricien de « l’ordre
établi », ne s’y est pas trompé.

 

XIV. «NE JUGEZ PAS »

 

 

Mat. 7, I: «Ne jugez, pas, afin que vous ne soyez pas jugés; car dans le jugement même dans lequel
vous jugez, vous serez jugés, et dans la
mesure même avec laquelle vous mesurez, avec elle vous
serez mesurés. »

C’est encore l’un des traits caractéristiques de l’enseignement, de
l’esprit évangélique. L’homme évangélique se distingue de l’homme
de l’éthique et de la vertu, en
ce qu’il sait qu’il ne doit pas, qu’il ne peut pas juger.

Ce n’est pas là, une
fois de plus, un précepte de « morale », ni une recommandation d’indulgence. Il
s’agit de bien autre chose que de cela. Il s’agit d’un précepte et d’un
commandement qui résulte d’une vérité ontologique. Celui qui juge un autre,
présuppose par là même qu’il le connaît exhaustivement. Première erreur. Dieu
seul, le Créateur qui sonde les reins et les cœurs, connaît un être d’une
manière exhaustive, jusque dans ses secrets les
plus cachés. Si on ne connaît pas un être d’une manière exhaus
tive, on
ne peut pas le juger.

Deuxièmement, celui
qui juge un être, présuppose par là même que cet être qu’il juge est fixé,
Stable, achevé, non évolutif, figé en son être. Celui qui juge un être le
transforme en chose, ou du moins fait comme si l’être qu’il juge était une
chose sans devenir. Il le fige, il le fixe,
il le pétrifie, par la pensée. Le jugement pré
suppose un fixisme.
Seconde erreur. Dans la durée présente, tous les
êtres sont en régime de genèse, de création. Aucun n’est achevé
ni figé.
Chacun se meut et se débat dans des possibilités diverses et contradictoires.
Chacun de nous est
capable de faire plusieurs choses
contraires. Le jugement présuppose une fixité qui n’existe pas. Il pétrifie ce
qui est mobile. Il constitue une erreur contre la Création inachevée. Il consiste à désespérer des possibilités d’avenir et
de transformation de l’être jugé. Il arrête le temps. Il nie le
temps. Le jugement, la condamnation, finalement, sont un arrêt de mort,
puisqu’ils feignent de considérer que l’être jugé est et restera toujours,
irrévocablement, ce que nous avons jugé qu’il est. Nous l’immobilisons, nous le
paralysons en le jugeant. Nous ne pouvons
pas juger ce qui est inachevé et en régime de gestation.

Un être vivant, un
homme, peut se repentir et se faire, comme dit
la Bible, un cœur nouveau. La métanoia dont parle le Nouveau
Testament grec, c’est le changement de nous, le
renouvellement de
ce qui est le plus profond en nous, l’intelligence et
la liberté conjointes. Un homme peut devenir un autre. Un homme qui était
menteur, d’abord ne l’était pas complètement, ni sous tous les rapports, ni en
tous les domaines. Et, de plus, il peut cesser d’être menteur. Il peut se faire nouveau, et devenir véridique. Un homme qui
était tueur, ne l’était pas de toutes manières. Car il y avait des êtres qu’il
aimait et qu’il protégeait. C’était donc déjà une erreur que de juger: Un tel
est un assassin. Car, en fait, cet homme, s’il avait tué, n’était pas que cela. Il était par ailleurs bien autre chose
que
cela. Il ne se réduisait pas à
cela. Il y avait en lui des richesses, des
tendresses, qui n’entraient
pas dans la catégorie, dans le schème sous lequel je l’avais enfermé par mon
jugement. Et puis, il peut cesser d’être
assassin. Il peut devenir autre. Je ne suis pas à la place
du
Créateur qui, avec n’importe qui — il l’a prouvé dans l’histoire — peut faire un saint et avec des pierres des enfants d’Abraham.
Le jugement est une erreur ontologique.

Et c’est une erreur
qui me juge moi-même, une erreur par laquelle
je me condamne moi-même. Car ce jugement que je porte,
durement, sur un
être dont j’ignore l’histoire secrète, les difficultés intérieures, le poids
des atavismes qu’il a à assumer, les luttes qu’il a eu à mener, ce jugement par
lequel je solidifie, j’immobilise, je fixe,
je pétrifie, ce qui est encore en régime de création
inachevée,
finalement il atteste la dureté de mon cœur, et mon inintelligence de ce qu’est
la création, ici la création de l’homme, mon manque de tendresse et de
compassion pour cette humanité inachevée, embryonnaire, tâtonnante, qui apprend
maladroitement à exister. En jugeant, je
suis comme le mauvais jardinier qui coupe
les fleurs fatiguées au lieu de s’efforcer de les ranimer, ou le mauvais
pédagogue qui condamne l’enfant malhabile au lieu de l’aider à se développer.
C’est pourquoi le rabbi Ieschoua disait: « la
mesure dont vous vous serez servis pour juger, par elle vous serez jugés. » Car si cette mesure est étroite,
mesquine, sévère, nous découvrons par là même qui nous sommes, et à quel point
nous ne comprenons pas le mystère de la création.

Schaoul de Tarse
écrira un jour (vers l’an 52) aux disciples de Ieschoua qui vivaient à Corinthe
(I Cor. 4, 3); « Je ne me juge
pas moi-même »
. — L’homme intelligent, celui qui a compris le mystère de la
création, sait bien qu’il ne peut ni juger les autres, ni se juger soi-même,
car chacun, pour soi-même, est aussi mystérieux que l’autre. En moi-même aussi
je discerne ces forces contradictoires, et cette source en travail, cet effort
d’une création inachevée. Me juger est aussi sot que de juger un autre. Car, en
me jugeant, je me pétrifie aussi, je fais de moi un être fixé et stabilisé,
c’est-à-dire une chose. Je méconnais toutes les transformations qui peuvent
s’effectuer en moi, avec mon concours. Je méconnais que je peux naître nouveau,
et devenir, comme dit Paul, une créature nouvelle, κάίνή
κτίσις. (2. Cor. 5, 17; Gal. 6, 15.)

 

XV. LA GENÈSE DU ROYAUME DE DIEU

 

 

Dans les « paraboles » — meschalim — concernant le « royaume de Dieu
», la malkouta di schemaiia, le rabbi Ieschoua enseigne les
lois et l’économie de la genèse,
du développement et de la croissance de ce qu’il appelle « le royaume de Dieu
», c’est-à-dire, si nous l’avons bien compris, l’humanité achevée, adulte,
pénétrée à tel point par la vie et la pensée divines, unie à tel point à la vie
de l’Incréé, qu’elle est elle-même réellement, et sans confusion, divinisée, comme le diront les Pères grecs et latins.

L’enseignement que fournit le rabbi par ces comparaisons et ces analogies, est théorique,
spéculatif. C’est une connaissance, une science qu’il nous communique. Bien
entendu cette connaissance comporte des
conséquences pratiques, pour l’action, mais elle est
d’abord une
connaissance théorique de ce qui est en train de se faire et de la manière dont
cela se forme. A cet égard et sur ce point, on voit combien sont fausses les
assertions d’historiens comme Émile Bréhier qui écrivait, nous nous en
souvenons, que le christianisme à ses débuts « n’est aucunement spéculatif » et
qu’il ne contient « aucun exposé doctrinal et raisonné ». Au contraire, le rabbi
Ieschoua lui-même, puis son disciple Schaoul, et puis l’auteur quel qu’il soit du quatrième Évangile, sont des théologiens, des théoriciens, des hommes qui
communiquent une science,
une gnose au sens propre du terme, une
connaissance spéculative et théorique, — laquelle comporte, encore une fois,
des conséquences pratiques. Mais l’action,
dans la pensée chrétienne originelle, n’est pas dissociée de la connaissance et
de la contemplation. Les modalités de l’action résultent de la connaissance de
ce qui est et de ce qui est en train de se faire. C’est cela qu’enseigne
Ieschoua. La connaissance est première. Ieschoua commence par communi
quer
une connaissance.

Le rabbi Ieschoua a enseigné lui-même comment se communique l’information, ou l’enseignement, qui constitue le fondement, le germe, de
cet organisme qu’il crée, la qehila, l’ensemble des hommes et des femmes
qui sont nés nouveaux à cette vie et à cette pensée que Ieschoua a
communiquées. L’enseignement qu’il a semé est vraiment le principe, le point de
départ, le logos spermatikos de ce Corps qui est l’Église, lequel
jusqu’aujourd’hui et jusqu’à la fin des temps est informé par celui que les
chrétiens considèrent comme la Parole créatrice et incréée de Dieu lui-même.

Le rabbi Ieschoua a
enseigné comment, dans quelles conditions, selon quelles modalités, s’opère la
communication de l’information dont il est la source et le principe. Nous avons
essayé, brièvement, dans notre précédent travail, consacré au problème de la
révélation, de réfléchir sur ce problème de la communication de l’information,
à propos du prophétisme hébreu
<![if !supportFootnotes]>[44]<![endif]>. Pour enseigner les lois de la
communication de l’information, Ieschoua prend la meilleure comparaison
possible, celle de la graine.

Une graine, une
semence, nous le savons aujourd’hui, contient en elle-même des molécules
géantes qui sont comme un long rouleau, lequel contient les informations
nécessaires, les instructions requises, les renseignements ou les plans, pour
construire l’organisme adulte. L’organisme adulte n’est pas contenu sous une
forme microscopique dans la semence, dans la graine ou dans le spermatozoïde.
Il n’y a pas préformation. Mais la semence, la graine, le spermatozoïde,
contiennent les informations nécessaires pour commander à la construction de
l’organisme. Il y a épigenèse.

Pour qu’une semence,
un germe, une graine ou un spermatozoïde, se développent, il faut qu’ils
trouvent un terrain approprié. La graine doit trouver une terre adaptée
au développement de la graine. Le spermatozoïde doit trouver un ovule. En médecine,
on sait que le virus, qui contient aussi une information génétique, et la
bactérie, ne peuvent se développer que sur un terrain approprié. Une épidémie
d’une maladie contagieuse quelconque atteint les uns, et, apparemment, ne
touche pas aux autres. Ce n’est pas que le virus ou le microbe n’aient pas
atteint tous les individus d’une population donnée. C’est que certains, par le
terrain qu’ils offraient au virus ou à la bactérie, ont permis le
développement, la multiplication des germes
ensemencés. D’autres individus, au contraire,
en vertu de leur terrain
physiologique propre, ont résisté, et finalement rejeté les germes qu’ils
avaient reçus.

La dialectique du
germe et du terrain se retrouve donc dans des domaines variés.

Tous ceux qui
enseignent savent bien, que, lorsqu’ils ont communiqué une information,
celle-ci est reçue de différentes manières selon les « terrains » que
constituent les divers auditeurs. Les uns n’écoutent pas, les autres s’ennuient
et écoutent parfois, d’autres écoutent attentivement mais ne comprennent rien
ou comprennent de travers, d’autres enfin entendent et reçoivent l’information
communiquée. Ils comprennent. Ils peuvent se contenter de comprendre, et s’en
tenir là. Ce sont de « bons élèves ». Ils peuvent aussi comprendre et
développer l’information reçue. Ils peuvent faire fructifier le germe qu’on
leur a communiqué, et aller plus loin, faire à leur tour des découvertes. Ce
sont les disciples de génie. On voit que, pour parler de ce qui se passe dans
le processus de l’enseignement, nous sommes spontanément entraînés à parler de
germes, de terrain et de développement.

Le rabbi Ieschoua a justement pris la semence, la graine, comme élément de comparaison, pour
enseigner de quelle manière se communique l’information dont il est, lui, la
source. Pour que l’enseignement qu’il communique, lui le rabbi Ieschoua, soit
reçu et se développe, il ne suffit pas que l’enseignement soit donné, par la
parole ou par l’écrit. Encore faut-il qu’il rencontre un terrain approprié, qui
permette à la semence — ici à l’enseignement — de se développer. Il y a
plusieurs terrains possibles, et plusieurs cas se présentent. C’est ce
qu’enseigne Ieschoua:

Mat. 13, 3: « Voici,
le semeur est sorti pour semer. Et pendant qu’il semait, les unes, parmi les
graines, tombèrent le long du chemin. Les
oiseaux vinrent et les mangèrent. Les autres tombèrent
parmi les
cailloux, là où il n’y avait pas beaucoup de terre. Elles levèrent aussitôt,
parce qu’il n’y avait pas profondeur de terre. Le soleil se leva, et elles furent
brûlées, et parce qu’elles n’avaient pas de racine, elles se desséchèrent.

« D’autres graines
tombèrent parmi les buissons d’épines. Les buissons d’épines grandirent et
étouffèrent les graines.

« D’autres graines tombèrent sur la terre qui est belle et
bonne, et elles donnèrent du fruit, l’une cent pour un, l’autre soixante,
l’autre trente. — Que celui qui a des oreilles entende. » (Cf. Marc, 4, 3; Luc,
8, 4.)

Le mâschâl, la
comparaison, l’analogie, la « parabole » comporte, nous l’avons vu, deux termes:
l’un est un terme sensible, une réalité empirique, que chacun peut voir,
toucher, sur laquelle chacun peut réfléchir, sans avoir été à l’université.
Tout paysan dans le monde peut méditer sur les conditions du développement des
graines. L’autre terme, qui est visé, n’est pas visible ni sensible. Ce qu’il
s’agit d’enseigner et de faire connaître, c’est justement l’autre terme, ici
les conditions du développement du « royaume de Dieu », et, plus
particulièrement, les conditions de la communication de l’enseignement qui
vient du rabbi Ieschoua, enseignement qui constitue l’information nécessaire
pour la genèse du « royaume de Dieu », c’est-à-dire de l’Église, c’est-à-dire
du corps de l’humanité en régime de divinisation.

Pour comprendre le mâschâl,
pour en avoir l’intelligence, il faut donc partir de la réalité sensible et
empirique connue et méditée. Mais rien ne peut dispenser l’homme de l’acte par
lequel il passe de la réalité sensible et empirique à l’autre terme,
celui qui est visé, l’autre tête de pont, si l’on peut dire: ce qu’il s’agit
d’enseigner et de faire connaître, et qui n’est pas encore manifesté ni
visible. Cet acte, l’acte d’intelligence, il appelle et il exige une
coopération active du sujet qui entend le mâschâl. Car s’il n’y a
pas cet acte d’intelligence, le mâschâl, la comparaison, en reste à son
terme sensible. Le pont n’est pas construit, qui conduit sur l’autre rive, la
relation n’est pas établie qui porte vers la réalité non sensible. Pour
certains, les paraboles des Évangiles ne sont que des histoires; ils
n’en aperçoivent pas la signification, c’est-à-dire qu’ils ne savent pas
discerner dans l’histoire la connaissance qui y est incluse. Ils ne
savent pas construire le pont, jeter un pont au-dessus du fleuve, et apercevoir
la réalité visée par la comparaison.

 

 

Mat. 13, 10: « Les
disciples s’approchèrent et lui dirent: pourquoi leurs parles-tu en te servant
de comparaisons ?

« Et lui, il leur
répondit et leur dit: parce qu’à vous il vous a été donné de connaître les
secrets du royaume des cieux, mais à ceux-ci cela n’a pas été donné.

« Car celui qui a, à
celui-là il sera donné et il sera dans la surabondance.

« Mais celui qui n’a
pas, même ce qu’il a lui sera enlevé.

« C’est la raison
pour laquelle je leur parle par comparaisons, parce que voyant ils ne voient
pas et entendant ils n’entendent pas ni ne comprennent. »

Marc, 4, 11: « A
vous le mystère est donné du royaume de Dieu. A ceux-ci qui sont dehors, c’est
en comparaisons que tout se passe. « 

Nous lisons ce
texte, ici, dans une traduction française, d’une traduction grecque, d’un
enseignement oral araméen. Les conjonctions de subordination qui indiquent la
causalité et la finalité, sont-elles exactement traduites ?

Le rabbi Ieschoua
veut-il dire qu’il enseigne par des comparaisons, des meschâlim, afin que ceux
du dehors ne comprennent pas, pour ne pas être compris de ceux du dehors
? — Nous ne le pensons pas. Nous comprenons les choses de la manière suivante:
les mystères du royaume de Dieu en genèse, de ce royaume de vie qui n’est pas
encore manifesté mais qui est en train de se faire, ne peuvent être enseignés
aux hommes tels que nous sommes, qu’à partir d’analogies dont l’un des termes
est nécessairement une réalité sensible et expérimentale. C’est-à-dire qu’il
n’existe pas d’autre méthode pour enseigner ce qui est encore invisible, que de
se servir du visible comme terme de comparaison, comme point de départ, comme
tête de pont.

Certains sont
capables de cet acte d’intelligence qui les font passer de la réalité visible
et sensible exposée, à la réalité invisible et encore mystérieuse qui est
visée. Ce sont ceux qui comprennent les paraboles.

D’autres ne sont pas
capables de cet acte. Il n’y
a pas en eux la force nécessaire
pour jeter le pont au-delà du sensible immédiat. Ils en restent au premier
terme de la comparaison.

Ce n’est pas que
Ieschoua s’en réjouisse, ni qu’il le souhaite. Au contraire, il le déplore.
Mais il le constate comme un fait. De ce fait, il faudra chercher
l’explication.

A celui qui a
la capacité d’opérer cet acte d’intelligence —
il est:
donné en surabondance la connaissance des secrets du royaume de Dieu en
formation. Mais à celui qui n’a pas cette capacité en lui, tout est ôté.
Non seulement il n’accède pas à la connaissance des secrets du royaume en
gestation, mais il perd même rapidement la lettre de l’enseignement qui lui est
communiqué. Il est le terrain caillouteux sur lequel les graines ne peuvent pas
germer. Il ne peut pas s’intéresser à ces histoires du rabbi Ieschoua dont il
ne perçoit pas la signification, et donc l’intérêt.

Ieschoua, — ou la
première communauté chrétienne ? les critiques en discutent — a donné une
interprétation qu’on peut presque appeler scolaire de la parabole que nous
venons de lire:

Mat. 13, 18: « Vous,
donc, entendez (dans les deux sens du mot entendre) la comparaison du semeur.

« Tout homme qui
entend la parole du royaume, et qui ne la comprend pas, le mauvais vient, et
arrache ce qui avait été semé dans son cœur. Celui-là, c’est celui qui a été
ensemencé le long du chemin.

« Celui qui a été
ensemencé dans les cailloux, c’est celui qui entend la parole. Il la reçoit
aussitôt avec joie. Mais il n’a pas de racine en lui. Il est futile. Lorsque
vient la tribulation ou la persécution, à cause de la parole, aussitôt il bute
et tombe.

« Celui qui a été
ensemencé dans les épines, c’est celui qui entend la parole, mais le souci pour
les choses du monde présent et la séduction de la richesse étouffent la parole,
— et il ne porte pas de fruit.

« Celui qui est
ensemencé sur la belle et bonne terre, c’est celui qui entend la parole et qui
la comprend (suniemi, comprendre mais aussi concevoir, au double sens de
concevoir: recevoir l’information et être fécondé par elle pour enfanter).
Celui-là porte fruit et il produit, l’un cent pour un, l’autre soixante,
l’autre trente. » (Cf. Marc, 4, 14; Luc, 8, 11.)

 

 

Le rabbi Ieschoua a
enseigné ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire en ce qui concerne
le développement des semences, c’est-à-dire de l’enseignement, qu’il a semées.
Elles vont croître, selon les terrains, mais cet enseignement va se trouver
mêlé d’éléments hétérogènes, de doctrines diverses, qui vont faire du champ une bigarrure constituée de plantes multiples.
C’est ce que l’histoire
du développement de la doctrine chrétienne
confirme. Tout, en effet, est mêlé dans ce
champ. Il y aura du christianisme platonicien,
du christianisme Stoïcien, du christianisme aristotélicien, puis du christianisme
hegélianisant, du christianisme indianisant, du christianisme marxisant,
heideggerien, et ainsi de suite jusqu’à la
fin des temps. Le christianisme va se trouver mêlé, au cours de
l’histoire,
à quantité de doctrines et de théories. En chacun de nous, d’ailleurs, il est
mêlé.

Faut-il tout
arracher ? Faut-il du moins tenter d’arracher les plantes exotiques qui se trouvent là au milieu du champ chrétien ? Faut-il
essayer de déraciner ce qu’il y a de platonicien chez un tel, d’aristotélicien
chez tel autre, de hégélien chez un troisième, de païen chez chacun de nous ? Faut-il passer son temps à éplucher, à
faire le tri ? Ce qu’il y a de chrétien et de non chrétien dans la pensée et
dans l’action, dans l’existence des êtres et des sociétés qui se disent
chrétiennes, faut-il tenter constamment de le départager ? Faut-il arracher les
herbes étrangères ?

Le rabbi Ieschoua ne
le pense pas:

Mat. 13, 24: « Le royaume des cieux est comparable à un homme qui a semé une belle et bonne
semence dans son champ.

« Pendant que ses
hommes dormaient, son ennemi vint, et il sema de la mauvaise herbe au milieu du
blé, et puis il s’en alla. Quand la plante eût germé et qu’elle eut produit du
fruit, alors apparut aussi la mauvaise herbe.

« Les serviteurs du
maître de maison vinrent et lui dirent: maître, est-ce que tu n’as pas semé de
la bonne semence dans ton champ ? Comment se fait-il qu’il soit plein de
mauvaise herbe ? Le maître de maison leur dit: c’est un ennemi qui a fait cela.
Les serviteurs lui dirent: veux-tu que nous allions ramasser les mauvaises
herbes ?

Le maître dit: Non,
parce que vous risqueriez en ramassant les mauvaises
herbes de déraciner aussi en même temps le blé. Laissez-
les croître ensemble jusqu’à la moisson. Au temps de la moisson, je dirai
aux moissonneurs: ramassez d’abord les mauvaises herbes et liez-les en bottes
pour les brûler. Quant au blé, rassemblez-le dans mon grenier. »

 

 

Le rabbi enseigne —
Marc seul nous a conservé ce propos — qu’au cours de l’histoire, jour et nuit,
le royaume va croître, de toutes les manières, les plus imprévues. C’est ce que
confirme en effet l’histoire depuis bientôt vingt siècles:

Marc, 4, 26: « Il
disait: Ainsi est le royaume de Dieu, comme un homme (qui) a jeté la semence
sur la terre. Qu’il dorme et qu’il se réveille, la nuit et le jour, la semence
pousse et grandit, il ne sait pas lui-même comment. D’elle-même la terre
produit, d’abord la jeune plante, puis l’épi, puis du blé plein l’épi… »

 

 

Le principe, le
point de départ, du « royaume de Dieu » que Ieschoua est en train de créer,
c’est un enseignement, une doctrine, communiquée à une poignée d’hommes, très
modestes, dans un pays qui n’était pas illustre. Ieschoua enseigne, dans les
années trente de notre ère, que cet enseignement donné sur les routes et dans
les champs, aux carrefours et dans les villes, va croître et se développer au
cours du temps. A partir de commencements minuscules, le royaume, comme un
arbre, va devenir immense. Prophétie accomplie. Nous avions remarqué, dans
notre précédent travail
<![if !supportFootnotes]>[45]<![endif]>, en méditant sur le fait Israël,
que là déjà, cette loi du développement à partir de commencements infimes se
vérifiait: à partir d’une poignée de nomades araméens, vers le XVIIIe
siècle avant notre ère, une mutation se produit, et ce qui est extraordinaire
c’est que le mutant, ce petit peuple qu’était Israël, a eu conscience, très
tôt, de porter, pour l’humanité entière, l’avenir, de contenir l’information
qui allait un jour transformer l’humanité entière. De même ici, une poignée de
galiléens bientôt persécutés a la certitude de porter un enseignement qui va se
développer et recouvrir la terre entière:

Marc, 4, 30: « Il
disait: à quoi pourrions-nous comparer le règne de Dieu et en quelle
comparaison le mettrons-nous ?

« C’est comme un
grain de moutarde noire: lorsqu’il a été semé
sur la
terre, il est la plus petite de toutes les graines qui sont sur la terre, et
lorsqu’il a été semé, il grandit il monte et devient plus grand que tous les
légumes, et il fait de grandes branches, en sorte que, sous son ombre, les
oiseaux du ciel viennent s’établir. »

Mat. 13, 31: « Le royaume des cieux est semblable à une graine de sénevé qu’un homme a prise et
a semée dans son champ. C’est la plus petite de toutes les semences mais
lorsqu’elle s’est développée, elle est plus
grande que les légumes et elle devient un arbre, en sorte que les oiseaux du
ciel viennent et s’établissent dans
ses branches. » (Cf. Luc, 13, 18.)

 

 

Le rabbi Ieschoua enseigne que son enseignement, communiqué à l’humanité, dans la Palestine
occupée par l’armée romaine du temps de Tibère, opère d’une manière que, dans
notre langage philosophique, nous appellerions « immanente », c’est-à-dire du
dedans, et non d’une manière extrinsèque. Comme le rabbi ne parlait pas la
langue exquise de nos philosophes, il s’est exprimé autrement pour dire ce
qu’il avait à dire à ce sujet. Il a dit que son enseignement était comme un levain
qui informe du dedans la pâte humaine:

Mat. 13, 33: « Le royaume des cieux est semblable à du levain qu’une femme a pris et qu’elle a
caché dans trois mesures de farine jusqu’à ce que le tout ait levé. »

 

 

Ce que le rabbi
appelle « le royaume de Dieu », c’est, disions-nous, et si nous avons bien
compris sa pensée, l’humanité en train d’être informée progressivement par la
pensée et la vie de Dieu, l’Esprit de Dieu, et sa Parole, son Enseignement,
l’humanité en régime de divinisation
progressive, travaillée qu’elle est du dedans
par le Verbe créateur qui
enseigne sur les routes. Dans l’économie de
cette humanité en régime de divinisation, les hommes, au cours
de l’histoire, entreront les uns après
les autres, et les peuples, les races aussi entreront les uns après les autres
au cours du temps. Dans une même période, les uns entrent tôt, dès leur enfance, les
autres dans leur âge mûr, les autres dans leur vieillesse. Est-ce qu’il y
aura finalement une différence dans la condition de tous ces hommes et de
toutes ces femmes qui sont entrés à des époques et à des âges différents dans
l’économie du royaume qui est le corps du Christ ? — Non, répond le rabbi. Ceux
qui entrent, quelle que soit l’heure à laquelle ils entrent, y sont à part
entière, même celui qui monte dans le train (si nous osons faire une parabole
qui n’est pas biblique) alors que le train est déjà en marche:

Mat. 20, 1: « Le
royaume des cieux est semblable à un homme, un maître de maison, qui sortit au
point du jour pour engager des ouvriers pour sa vigne.

« Il se mit d’accord
avec les ouvriers pour la somme de un denier par jour, et il les envoya dans sa
vigne.

« Il sortit vers la
troisième heure du jour (environ 9 h), il vit d’autres ouvriers qui se tenaient
sur la place, sans travail. 11 leur dit: allez, vous aussi, dans ma vigne, et
ce qui sera juste, je vous le donnerai. — Ils y allèrent.

« Il sortit de
nouveau vers la sixième et la neuvième heure, il fit de même.

« Vers la onzième
heure du jour, étant sorti, il trouva encore d’autres ouvriers qui se tenaient
là, et il leur dit: pourquoi vous tenez-vous ici toute la journée sans travail
? Ils lui disent: Parce que personne ne nous a embauchés.

« Il leur dit: allez
vous aussi dans ma vigne.

« Le soir vint, et
le maître de la vigne dit à son intendant: appelle les ouvriers et donne-leur
le salaire qui leur est dû, en commençant par les derniers, jusqu’aux premiers.

« Vinrent ceux qui
avaient été embauchés vers la onzième heure et ils reçurent chacun un denier.

« Lorsqu’ils
vinrent, les premiers pensaient qu’ils recevraient davantage. Et ils reçurent
chacun un denier, eux aussi.

« En le prenant, ils
murmuraient contre le maître de maison, disant: ceux-ci, arrivés les derniers,
n’ont fait qu’une seule heure, et tu les as faits égaux à nous, nous qui avons
porté le poids du jour et la chaleur brûlante.

« Lui répondit à
l’un d’entre eux en ces termes: ami, je ne commets pas d’injustice à ton égard.
Est-ce que tu ne t’es pas mis d’accord
avec
moi pour un denier ? Prends
ce qui t’appartient,
et va-t’en. Je veux, à celui-ci
qui est arrivé le dernier, donner comme à
toi. Est-ce qu’il ne m’est pas permis de faire ce que je veux
avec ce
qui m’appartient ? Ou bien est-ce que ton œil est mauvais parce que je suis bon

 

 

Nous avons vu, dans notre précédent travail, que l’enseignement des prophètes d’Israël rencontre
une résistance violente. Nous avons vu ici déjà que Ieschoua connaissait cette
loi de l’existence prophétique, et il l’a enseignée à ses apprentis.
L’enseignement que communique le rabbi Ieschoua, c’est une invitation à entrer
dans l’économie du Corps de l’humanité en régime de divinisation, pénétrée de
la vie divine qui est pensée. Nul n’est obligé d’accepter une invitation, même
royale. Ieschoua enseigne — c’est la doctrine du souci — que beaucoup de gens
qui sont invités, au cours de l’histoire, vont refuser, car ils ont,
pensent-ils, mieux à faire, ou autre chose
à faire: ils ont, précisément, leurs « affaires »,
leur commerce, leurs
soucis, leurs préoccupations. Bref, ils refusent. Ils n’écoutent pas
l’enseignement qui leur est proposé. Cet enseignement ne les intéresse pas.
Ils sont le terrain dont parle la parabole précédente, celui sur lequel la
graine ne peut pas prendre racine, ou celui dans lequel les ronces sont trop
envahissantes et empêchent la semence évangélique de se développer. Le rabbi
annonce les persécutions pour ceux qui vont essayer de communiquer l’information, l’heureuse information, — l’Évangile
— du
royaume de Dieu. Certains se feront tuer, comme les prophètes:

Mat. 22, 2: « Le royaume de Dieu est comparable à un homme, un roi, qui fit des noces pour
son fils.

« Il envoya ses
serviteurs pour appeler les invités aux noces, et ils ne voulurent pas venir.

« Il envoya de
nouveau d’autres serviteurs, en disant: dites aux invités: voici que j’ai
préparé mon repas, mes taureaux et mes bêtes
engraissées ont été sacrifiés, et tout est prêt. Venez aux noces.

« Mais eux, sans se
soucier de cette invitation, s’en allèrent, l’un dans son propre champ, l’autre
à son commerce.

« Les autres
s’emparèrent de ses serviteurs, les traitèrent avec violence et les tuèrent.

« Le roi, en
colère, envoya ses armées et il fit périr ces meurtriers
et il fit incendier leur ville.

« Alors il dit à ses
serviteurs: le banquet de noces est prêt, mais ceux qui ont été invités
n’étaient pas dignes. Allez donc aux issues des routes, et tous ceux que vous
trouverez, appelez-les aux noces.

« Ses serviteurs
sortirent sur les routes, ils ramassèrent tous ceux qu’ils trouvèrent, les
mauvais et les bons, et la salle de noces fut remplie de convives.

« Le roi entra pour
regarder les convives, et il vit là un homme qui n’était pas revêtu du vêtement
de noces. Il lui dit: ami, comment es-tu entré ici sans avoir un vêtement de
noces ? Et l’autre se taisait. Alors le roi dit aux serviteurs: liez-lui pieds
et mains et jetez-le dans la ténèbre extérieure. Là seront le pleur et le
grincement de dents. Car beaucoup sont appelés, mais peu sont élus. »

Luc, 14, 16: « Un
homme fit un grand repas, et il invita beaucoup de gens, et il envoya son
serviteur à l’heure du repas dire aux invités: venez, car c’est déjà prêt. Et
tous commencèrent, comme un seul homme, à s’excuser.

« Le premier lui
dit: j’ai acheté un champ, et je suis obligé d’aller le voir. Je t’en prie,
tiens-moi pour excusé. L’autre dit: j’ai
acheté cinq paires de bœufs, et je vais les essayer. Je t’en prie,
tiens-moi
pour excusé. — Un autre dit: j’ai épousé une femme, et c’est pourquoi je ne
peux venir.

« Et le serviteur,
étant revenu, annonça tout cela à son maître.

« Alors le maître de maison se mit en colère et dit à son serviteur: Sors vite
sur les places et dans les rues de la ville, et les mendiants, les estropiés,
les aveugles et les boiteux, conduis-les ici.

« Le serviteur dit:
Seigneur, il a été fait comme tu as ordonné, et il y a encore de la place.

« Alors le maître
dit au serviteur: sors sur les chemins, va vers les clôtures, et contrains à entrer, afin que ma maison soit pleine. »

 

 

La découverte de la
connaissance du « royaume de Dieu » est si
précieuse, que l’homme intelligent, celui qui a conscience de son
intérêt
bien compris, vend tout ce qu’il a pour l’acquérir.

Nous avons déjà vu
cela à propos de la doctrine de la pauvreté volontaire:

Mat. 13, 44: « Le
royaume des deux est semblable à un trésor caché
dans un champ. Un homme l’a trouvé, l’a caché (de nouveau)
et dans sa
joie il va, il vend tout ce qu’il possède et il achète ce champ. »

Mat. 13, 45: « Le royaume des cieux, c’est comme un marchand qui cherche de belles perles. Il
trouve une perle très précieuse. Il s’en va. Il vend tout ce qu’il a, et il
l’achète. »

 

 

Le rabbi enseigne
que le « royaume » va se développer au cours de l’histoire, comme un arbre à
partir d’une minuscule semence. Celui qui est intelligent pourra discerner, en
méditant sur cet arbre en régime de croissance, et sur l’histoire humaine dans
laquelle cet arbre est planté, si les temps de l’achèvement approchent. Car le rabbi Ieschoua, comme les anciens
prophètes d’Israël, ne pense pas que l’histoire humaine soit une série
indéfinie et sans
limite, encore moins un processus cyclique. Il pense,
il enseigne, que l’histoire humaine, c’est-à-dire la création de l’homme, aura
une fin, un terme, et parviendra finalement à maturité. L’approche de cette maturation peut être discernée par l’analyse
de l’histoire humaine et de l’Église qui est en elle comme l’axe, la partie
vive,
celle qui contient la sève, celle qui contient la science de
l’avenir humain, celle qui contient l’information créatrice pour l’humanité qui
est en train de se former:

Marc, 13, 28: « Du figuier, recevez l’enseignement du mâschâl, de la
comparaison. Lorsque déjà ses branches sont devenues tendres
et qu’ont poussé les feuilles,
vous connaissez que l’été est proche.

« Ainsi, vous aussi,
lorsque vous verrez arriver ces choses, connaissez que c’est proche, aux
portes. »

 

 

Le « royaume de Dieu », dans la pensée du rabbi, n’est pas quelque chose qui survient et qui
tombe du dehors, d’une manière extérieure et accidentelle, comme un aérolithe,
ou comme une
catastrophe.
C’est une réalité qui est en train de se former au-dedans
de l’humanité, en vertu de
l’enseignement, de l’information créatrice que le rabbi Ieschoua lui a
communiqué. Cette information agit, nous
l’avons vu, comme le levain dans la pâte. Elle est comme
une semence
dans la terre. Le royaume de Dieu n’est pas, comme veulent le faire croire les
caricatures, simplement un « au-delà », un « arrière monde ». Il est déjà, en
ce moment, en train de croître et de se développer en nous, au milieu de nous:

Luc, 17, 20: « Il fut
interrogé par les pharisiens: Quand vient le royaume de Dieu ? Il leur répondit
et leur dit: Le royaume de Dieu ne vient pas d’une manière spectaculaire, et
l’on ne dira pas: « tenez, il est ici », ou: « là ! ». Car voici, le royaume de
Dieu est à l’intérieur de vous. »

 

 

A ses
auditeurs-apprentis, Ieschoua demande s’ils ont compris le sens et le contenu
de ce qu’il a enseigné par les analogies qu’il a proposées. Ce qu’il attend de
ses apprentis, c’est d’abord l’intelligence. Ce qu’il leur reproche, souvent,
c’est de ne pas comprendre, de ne pas avoir l’intelligence:

Mat. 13, 51: «
Est-ce que vous avez compris ces choses ? Ils lui disent: Oui ! »

 

 

L’enseignement du
rabbi, nous l’avons vu, continue et achève l’enseignement des anciens prophètes
d’Israël et de la Torah:

Mat. 13, 52: « Il
leur dit: C’est pourquoi tout scribe instruit dans la science du royaume de
Dieu est semblable à un homme maître de
maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des
choses
anciennes. »

 

XVI. LA LOI ONTOLOGÉNÉTIQUE FONDAMENTALE

 

 

A plusieurs reprises, le rabbi Ieschoua enseigne une loi qui est, nous semble-t-il, l’une des lois
génétiques fondamentales ou peut-être même la plus essentielle des lois qui
caractérisent l’économie de cette réalité
qui est en train de se former et que le rabbi désigne
par l’expression «
royaume de Dieu ». Cette loi résume, pensons-nous, tous les paradoxes que nous
venons de lire. Elle les récapitule tous. Elle fournit le « geste » fondamental
qui caractérise, à nos yeux, l’essentiel de l’enseignement évangélique:

Marc, 8, 34: « Si
quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même et qu’il porte sa
croix et qu’il me suive.

« Car celui qui
voudra sauver son âme (sa vie
<![if !supportFootnotes]>[46]<![endif]>), la perdra.

« Celui qui perdra
son âme (sa vie) à cause de moi et de l’heureuse annonce, la sauvera.

« Car à quoi sert
pour un homme de gagner le monde entier et de perdre son âme ?

« Car que donnerait
l’homme en échange de son âme ? »

Mat. 10, 39: « Celui
qui trouve son âme (sa vie) la perdra et celui qui a perdu son âme (sa vie) à
cause de moi la trouvera. »

Mat. 16, 24: « Alors
Ieschoua dit à ses disciples: Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il se
renonce à soi-même, qu’il prenne sa croix et qu’il me suive.

« Car celui qui
voudra sauver son âme (sa vie), la perdra. Et celui qui perdra son âme (sa vie)
à cause de moi, la trouvera.

« A quoi cela
servira-t-il, pour un homme, qu’il gagne le monde entier, s’il endommage (s’il
perd) son âme ? Ou encore: que donnera un homme en échange de son âme ? »

Luc, 9, 23: «Il
disait à tous: si quelqu’un veut venir derrière moi, qu’il se renonce et qu’il
se charge de sa croix chaque jour, et qu’il me suive.

« Car celui qui
voudra sauver son âme la perdra. Celui qui perdra son âme à cause de moi,
celui-là la sauvera.

« Car à quoi sert à
un homme s’il a gagné le monde entier, mais s’il s’est perdu soi-même, ou s’il
s’est causé du dommage ? »

C’est une loi
ontologique, une loi existentielle, une loi ontogénétique, que le rabbi
enseigne là, car elle porte sur les conditions de l’acquisition de la vie.

Cette loi qui
récapitule, disions-nous, l’ensemble des paradoxes qui caractérisent l’enseignement évangélique, ce
renversement constant des valeurs que nous avons remarqué à propos de chaque
domaine de l’existence, cette loi est-elle vérifiable ?

Elle l’est, nous
semble-t-il, dans tous les domaines de l’existence. C’est une loi
expérimentale, dont nous pouvons vérifier le bien-fondé.

Le quatrième
Évangile enseigne la même loi, en s’appuyant sur l’analogie du grain de blé:

Jean, 12, 24: «
Vrai, je vous le dis, si le grain de blé tombant dans la terre ne meurt pas,
lui il reste seul. S’il meurt, il porte beaucoup de fruit.

« Celui qui aime son
âme la perd, et celui qui hait son âme dans ce monde-ci la gardera pour la vie
éternelle. »

Cette loi ontogénétique
fondamentale, qui est théorique, mais qui comporte bien entendu une application
pratique, des conséquences en ce qui concerne l’action, n’est pas fondée sur
rien. Elle ne demande pas à être admise sans être vérifiée. Elle est fondée sur
l’expérience constante et universelle. C’est une loi de l’être et de la genèse
de l’être. Les conséquences qu’elle implique pour l’action ne nous font pas
déboucher sur le vide. Comme tous les préceptes constituant l’enseignement
évangélique, qui ont tous un fondement ontologique et sont tous susceptibles de
vérification expérimentale, celui-ci ne débouche pas non plus sur le vide et
sur le néant. Il débouche au contraire sur l’être, sur le plus être, sur la
vie. Il enseigne les conditions d’accès à la vie. Il est une initiation à la
vie. Il ne demande pas le sacrifice pour le sacrifice. Comme tous les préceptes évangéliques, il
fait appel, non pas au masochisme
autodestructeur, mais à l’intérêt
bien compris. Il est une loi de l’être et de la vie, non de la mort.

Cet intérêt bien
entendu, c’est à lui que constamment Ieschoua fait
appel pour décider de la bonne méthode à suivre dans la gestion
de l’existence. Une fois de plus, nous le
constatons, nous ne sommes
pas dans
le domaine de la « » morale », et encore moins d’une morale sacrificielle,
et surtout pas de la morale kantienne, mais dans le
domaine de la vie et
des lois concrètes, expérimentales de la vie:

Luc, 14, 28: « Car
qui d’entre vous, voulant construire une tour, ne commence par s’asseoir pour
calculer la dépense, savoir s’il a de quoi l’achever ? Pour éviter que, ayant
posé le fondement de la tour, et n’ayant plus la possibilité de l’achever, tous
les gens qui le voient ne commencent à se
moquer de lui, en disant: « Regar
dez-moi cet homme: il a commencé à construire,
et il n’est pas capable d’achever ! »

« Ou bien encore:
quel roi, parti pour combattre un autre roi à la guerre, ne s’assied d’abord et
ne commence par délibérer pour savoir s’il
est capable, avec dix mille hommes, de marcher à la
rencontre de celui
qui vient contre lui avec vingt mille ? S’il ne s’en juge pas capable, pendant que son ennemi est encore loin, il envoie
une ambassade, et il demande à faire la paix. »

 

XVII. L’EXIGENCE DE FRUCTIFICATION

 

 

Celui qui veut
sauver sa vie la perdra, et celui qui consent à la perdre, qui court le risque
de la perdre, celui-là la retrouvera plus pleine
et plus entière, multipliée au centuple: cette loi est vérifiable,
déjà,
dans le domaine des « affaires »
<![if !supportFootnotes]>[47]<![endif]>. Celui qui se cramponne
avec avarice et angoisse à la somme d’argent qu’il a, avec peur de la perdre,
celui-là perdra même ce qu’il a. Celui qui engage son argent, qui consent à
courir le risque de l’aventure, celui-là retrouvera son argent centuplé…
C’est une loi, non pas de « » morale, mais de vie. Les biologistes nous le
disent déjà: les espèces qui ont couru les plus grands risques, ce sont
celles-là qui ont obtenu les plus grands succès. Celles qui ont recherché le
confort, la tranquillité, celles qui ont eu
peur du risque, celles-là se sont repliées
sur elles-mêmes, dans une
existence diminuée parasitaire et se sont transformées en fossiles vivants. Une
loi de l’existence, une loi de la vie, c’est cette proportionnalité entre le
risque encouru, l’aventure tentée, et le succès obtenu. La vie n’est pas avarice,
repli sur soi. Elle est communication, invention, découverte de l’inconnu, et
toute invention vitale constitue un risque. Toute fécondité implique cette
sortie de soi qui constitue un risque et un don.

Le rabbi Ieschoua,
bien loin d’enseigner une morale répressive, une morale négative, constituée
par des interdits: « Tu ne feras pas
ceci… tu ne feras pas cela… », enseigne principalement quelles
sont
les lois de la fécondité et ce qu’il demande, ce qu’il exige, conformément au
commandement inscrit dès la première page de
la Bible hébraïque, c’est la fécondité, la coopération active de
l’homme
à l’oeuvre de la création. L’exigence de fructification est sans doute
l’exigence fondamentale de ce qu’on pourra appeler,
si l’on y tient absolument, « la morale » de l’Évangile. Il s’agit en fait
de bien autre chose que d’une morale. Il s’agit de vie.

Cette exigence de
fructification est enseignée par le rabbi dans la parabole des « talents  »
(un talent était une monnaie qui valait environ 6 000 francs-or). Cette parabole des talents, comme celle, que
nous avons lue, de l’intendant crapule félicité par son patron parce qu’il distribue les richesses du patron
pour se faire des amis, n’est certainement pas de celles qui peuvent entrer
dans le système
de références, dans le cadre, de ce qu’on appelle « la
morale ». On ne voit pas comment Kant aurait pu les intégrer dans la Critique de la Raison pratique… Pour l’homme de l’éthique, pour l’homme qui
en est resté, comme disait Kierkegaard, au « stade éthique », ces paraboles sont même franchement immorales et
scandaleuses.
Mais aussi bien ne
portent-elles pas sur les mœurs, dans une société
qui veut maintenir son
ordre établi. Elles contiennent un enseignement qui porte sur la vie et les
conditions d’entrée dans la vie:

Mat. 25, 14: « Un
homme qui partait en voyage appela ses propres
serviteurs, et leur remit ce qu’il possédait. A l’un d’entre eux
il
donna cinq talents, à un autre, deux, à un autre, un seul talent, à chacun
selon sa propre capacité, et puis il s’en alla en voyage.

« Aussitôt, il alla,
celui qui avait reçu cinq talents, et il fit des affaires avec ces talents, et il gagna cinq autres talents.

« De même, celui qui
avait deux talents en gagna deux autres.

« Mais celui qui
n’avait reçu qu’un seul talent, il s’en alla, creusa la terre, et cacha
l’argent de son maître.

« Après un long
temps, revient le maître de ces serviteurs, et il règle ses comptes avec eux.

« S’avança celui qui
avait reçu les cinq talents, et il apporta cinq autres talents en disant: Maître,
tu m’as donné cinq talents. Voici, j’ai gagné cinq autres talents.

« Son maître lui
dit: Bien, serviteur bon et fidèle, tu as été fidèle en peu de choses, je
t’établirai sur beaucoup. Entre dans la joie de ton maître.

« S’avança celui qui
avait reçu deux talents, et il dit: Maître, tu m’as donné deux talents. Voici,
j’ai gagné deux autres talents. Son maître lui dit: Bien, serviteur bon et
fidèle, tu fus fidèle dans peu de choses, je t’établirai sur beaucoup. Entre
dans la joie de ton maître.

« S’avança celui qui
avait reçu un seul talent, et il dit: Maître, je savais que tu es un homme dur,
qui moissonnes ce que tu n’as pas semé, et qui ramasses là où tu n’as pas
dispersé. J’ai eu peur, je suis allé et j’ai caché ton talent dans la terre.
Voici, tu as ce qui est à toi.

« Le maître lui
répondit et lui dit: Serviteur mauvais et paresseux, tu savais que je récolte là où je n’ai pas semé, et que je rassemble là où je n’ai pas dispersé. Il te fallait
donc placer mon argent
chez les banquiers. A mon retour, j’aurais repris
ce qui est à moi avec intérêt.

« Enlevez donc à
celui-ci le talent et donnez-le à celui qui a dix talents. Car à celui qui a,
il sera donné, et il sera dans la surabondance; mais de celui qui n’a pas, même
ce qu’il a sera retiré.»

La loi enseignée en
conclusion se retrouve dans Luc, 8, 18:

« Celui qui a, il
lui sera donné. Et celui qui n’a pas, même ce qu’il
semble avoir lui sera ôté », et dans Mat. 13, 12, et Marc, 4, 25.

L’homme de la «
morale » protestera, en disant: Après tout, du point de vue de la morale, celui qui a rangé soigneusement l’argent qui
lui avait été confié (c’est un des exemples que prend Kant…) et qui rend au
maître l’argent confié, lorsque celui-ci revient, celui-là est parfaitement «
moral ». Il n’a rien à se reprocher. Il a agi conformément aux exigences de
l’impératif catégorique qui commande de ne pas dissiper un bien qui ne vous
appartient pas et de le rendre intact. Il est même beaucoup plus « moral » que
les autres, qui ont couru le risque de placer de l’argent qui n’était pas à
eux, et par conséquent de le perdre. On ne voit pas du tout, du point de vue de
la morale, ce que le maître peut reprocher à ce serviteur fidèle qui rend
purement et simplement ce qu’on lui a confié. A moins de supposer que le maître
de l’histoire ne soit un trafiquant intéressé, qui ne pense qu’au profit.

Cette histoire est
franchement immorale.

La conclusion est plus immorale que tout. Ceux qui ont trafiqué, fait des
affaires ou joué à la Bourse, ceux-là reçoivent une récom
pense parce qu’ils ont gagné de
l’argent. Celui qui, fidèlement, a remis au propriétaire ce qui lui avait été
confié, celui-là est sanctionné. On lui enlève ce qu’il al

Nous sommes en pleine immoralité.

Ainsi parlera
l’homme de « la morale », et il sera, sincèrement, choqué, scandalisé. Il
butera sur l’enseignement évangélique, et s’en éloignera. Cet enseignement ne
lui convient pas.

En effet, nous ne cessons de le répéter depuis le commencement de ce travail, nous ne sommes
pas, avec l’enseignement du rabbi Ieschoua
de Nazareth, dans le cadre, ou dans le système de réfé
rences de ce qu’on
appelle communément « la morale ». Si l’on prend les histoires que raconte
Ieschoua dans ce système de référence qu’est « la morale », alors on obtient
des résultats surprenants, scandaleux et subversifs.

Mais, encore une fois, ces histoires et l’enseignement qu’elles contiennent ne portent pas sur ce
que, dans nos sociétés, et dans les temps modernes, on appelle d’ordinaire « la
morale ». Elles portent sur les lois génétiques de la création et de la vie.
Placées dans le système de référence de « la morale », elles sont scandaleuses.
Mais elles veulent enseigner des lois de vie. Dans l’ordre de la vie, elles
prennent un sens, elles découvrent leur sens.

Le fait est que,
dans l’ordre de la vie, celui qui garde avec avarice, ou avec peur, comme
l’homme prudent de l’histoire, les dons qu’il a reçus, celui qui ne les
exploite pas, celui qui ne les fait pas fructifier,
celui-là reste un arbre sec. Il se dessèche. Pensons à une
semence qui
voudrait se garder pour elle-même et ne pas se communiquer. Elle resterait
seule, comme dit la parabole du grain de blé, et elle ne porterait pas de
fruit.

Le maître de la
parabole, c’est Dieu lui-même, le Créateur, qui a fait l’homme non pas pour
avoir sous ses pieds un être obéissant et servile (qu’en ferait-il ?), mais un
vis-à-vis, à son image et à sa ressemblance,
et donc un créateur, capable de faire fructifier d’une manière originale et
neuve les dons qui lui ont été confiés. Non pas
l’obéissance passive, de type militaire. Mais l’obéissance créatrice, de
type vital, cette obéissance qui fait croître l’information reçue. La vie tout entière est exigence de
fructification, de développement
et d’invention créatrice.

Ce que le rabbi exige de l’homme, c’est une coopération active, créatrice, à la création
inachevée. L’homme, tout homme, en naissant,
reçoit des dons, des capacités, qui sont seulement germi
nales. L’homme a le devoir de faire fructifier
ces dons, de les exploi
ter, de faire fleurir la création, de la faire
fructifier. C’est, encore
une fois, le premier commandement
inscrit dans la première page de la Genèse qui ouvre les Bibles hébraïques: «
Dieu dit: faisons de l’homme (adam, sans article) à notre image et selon
notre ressemblance, et qu’ils dominent sur le poisson de la mer et sur l’oiseau
des cieux et sur le quadrupède et sur toute la terre et sur tout rampant qui
rampe sur la terre. Et Dieu créa l’homme à son image. A l’image de Dieu il le
créa, mâle et femelle il les créa. Et il les bénit, Dieu, et il leur dit, Dieu:
Portez fruit, et multipliez-vous, et remplissez la terre… » (Genèse,
I, 26.)

Nous avons été
stérilisés, en Occident, par des morales de l’interdit. La pensée hébraïque, au
contraire, a proposé ce qu’il conviendrait beaucoup plus d’appeler une dynamique
ou une normative de vie, qu’une morale. Les commandements en
apparence négatifs de la Torah: « Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas… »
portent en fait sur le respect de la vie. La valeur suprême, dans cette
tradition de pensée, c’est la vie. Dieu est compris comme le Vivant par
excellence, qui communique, par don, l’être à des vivants actifs. Ce qu’il
demande, ce qui l’intéresse, ce n’est pas d’avoir des poupées ou des animaux
serviles soumis à ses pieds. Ce qui l’intéresse, apparemment, d’après les
textes bibliques, c’est de créer des êtres qui soient à son image et à sa
ressemblance, c’est-à-dire des créateurs.

C’est juste ce
qu’enseigne le rabbi dans la parabole des talents. Notre devoir fondamental
c’est de faire fructifier les capacités que nous avons reçues, c’est-à-dire de
créer, activement, d’inventer des formes d’êtres, de créer de l’information.

L’homme de l’éthique
exige que celui qui a reçu en dépôt une somme d’argent, un trésor, le rende à
celui qui le lui a confié. L’homme qui enseigne la vie exige que celui qui a
reçu fasse valoir, fasse fructifier, développe, accroisse, multiplie, ce qu’il
a reçu. Voilà la différence — l’une des différences — entre les deux points de
vue. L’homme de l’éthique se place dans une perspective fixiste. Ce qui
l’intéresse, c’est de maintenir « l’ordre établi ». Pour que l’ordre établi
soit maintenu, il faut poser en maxime universelle et en loi morale que celui
qui reçoit un dépôt doit le rendre intact. L’homme de la vie enseigne comment
faire croître la création. Il enseigne que l’homme a le devoir non pas
seulement de conserver et de rendre intact mais de développer, d’inventer et de
créer.

 

 

 

L’homme créé à
l’image et à la ressemblance du Créateur, ne peut se contenter de recevoir
d’une manière passive le don de la création. S’il procédait ainsi, il ne serait
jamais qu’une chose. Il doit, pour devenir un être, un vivant, un homme,
coopérer activement à la création, coopérer d’une manière créatrice
<![if !supportFootnotes]>[48]<![endif]>.

On n’entre pas dans
la vie en respectant seulement les règles d’une morale, en se soumettant à des
commandements d’une loi morale. Les lois de la vie sont autres que les lois de
la « morale ». Les lois de la vie exigent autre chose que la soumission et le
respect, autre chose que la peur. Elles exigent l’activité créatrice et
l’invention.

 

 

L’exigence de
fructification est enseignée par le rabbi en plusieurs autres circonstances, par exemple avec le mâschâl du
figuier
qui ne portait pas de fruit:

Luc, 13, 6: « Il leur dit ce mâschâl, cette comparaison: Quelqu’un avait
un figuier planté dans sa vigne, et il vint pour y chercher
du fruit en
lui, et il n’en trouva pas. Alors il dit au vigneron: Voici
trois ans que je viens chercher
du fruit sur ce figuier, et je n’en trouve pas. Arrache-le. Pourquoi occupe-t-il
la terre inutilement ? Le vigneron
répondit: Maître, laisse-le encore cette année, jusqu’à
ce que je creuse
tout autour et que j’y mette du fumier. Peut-être produira-t-il du fruit l’an
prochain. Sinon, tu l’arracheras. »

 

 

Le rabbi Ieschoua,
dans un enseignement rapporté seulement par le quatrième Évangile, expose
quelles sont les conditions de
la fructification, à quelles
conditions l’homme peut porter fruit:

Jean, 15: « »
Moi je suis la vigne la véritable, et mon père est le vigneron.

« Tout sarment en
moi qui ne porte pas de fruit, il l’enlève, et tout sarment qui porte fruit, il
l’émonde afin qu’il porte davantage de fruit (…).

« Demeurez en moi,
et moi en vous. De même que le sarment ne peut porter du fruit de lui-même,
s’il ne demeure pas dans la vigne, ainsi vous non plus, si vous ne restez pas
en moi.

« Moi je suis la
vigne, vous, vous êtes les branches.

« Celui qui reste en
moi, et moi en lui, celui-là porte beaucoup de fruits, car sans moi vous ne
pouvez rien faire.

« Si quelqu’un ne
demeure pas en moi, il est jeté dehors comme le sarment, il se dessèche; puis
on les ramasse et on les jette au feu, et ils brûlent.

« Si vous demeurez
en moi, et si mes paroles demeurent en vous, ce que vous voulez, demandez-le,
et cela sera fait pour vous.

« En cela est
glorifié mon père: que vous portiez beaucoup de fruits… »

Ieschoua est celui
qui communique l’information créatrice. Il est la source de l’information
créatrice. Que le « royaume de Dieu « soit comparé à un arbre, ou à un corps
vivant, dans les deux cas celui qui fait partie de cet ensemble vivant, qui est
l’arbre ou l’organisme, ne peut vivre, ne peut se développer, ne peut porter
fruit, que s’il reste dans le corps, — ou dans l’arbre — parce que c’est le
corps, ou l’arbre vivant tout entier, qui est porteur de l’information
créatrice. Celui qui se sépare du Corps, de l’organisme vivant, celui-là ne
reçoit plus l’information créatrice qui vient du Germe. Ieschoua est ce Germe,
tsemach
<![if !supportFootnotes]>[49]<![endif]>.

On voit, par cet
exposé sur les conditions de la fructification, que quitter cet Ensemble
organique, comparé par Ieschoua à un arbre ou à une vigne, comme le firent le prophète
Isaïe (Is. 5. I), le prophète Jérémie (Jér. 2, 21) et le prophète Osée (10, I),
— ou à un Corps, comme le fera Schaoul-Paul (Rom. 12, 5;
I Cor. 10, 17; 12, 13, 20, 27; Éph.
1, 23; 4, 4; 4, 12, 16; 5, 30; Col. 1, 18), —
cela n’a biologiquement aucun sens. Quitter
l’Organisme qui est porteur
de l’information créatrice, c’est se condamner soi-même à la mort, et
d’abord à la stérilité. Le réalisme ontologique de la doctrine de l’Église,
Corps dont Ieschoua est le principe d’information, la Pensée informatrice, est
inscrit dans ces textes. On ne peut bien comprendre ce réalisme ontologique que
par analogie avec l’ordre biologique. Et c’est pourquoi Ieschoua prend presque
toutes ses analogies, pour enseigner l’ontologie et l’ontogenèse du royaume de
Dieu, dans l’ordre biologique. L’inintelligence, ou la méconnaissance, du
réalisme de l’ontologie du royaume de Dieu en formation, qui est l’Église, provient,
en partie, d’une ignorance de ce que sont les lois de la vie. On s’imagine
parfois que l’Église est une réalité d’ordre juridique, ou conventionnel. On
traite par exemple des problèmes d’autorité dans l’Église et d’obéissance comme
s’il s’agissait de questions d’ordre juridique. On n’a pas compris qu’il s’agit
de bien autre chose. Il s’agit d’une réalité qui a un statut ontologique
propre, et la meilleure analogie pour comprendre les problèmes posés par cette
réalité nouvelle qu’est l’Église, c’est encore l’ordre biologique qui la
fournit, surtout aujourd’hui avec la meilleure connaissance que nous avons de
ce qu’est l’information génétique.

 

XVIII. ÉLECTION ET SÉLECTION LE RISQUE DE PERDITION

 

 

Nous avons déjà eu
l’occasion de constater précédemment que, contrairement à ce qu’on dit ou à ce
qu’on écrit souvent, le christianisme ne
représente pas un adoucissement par rapport au
judaïsme. Les exigences
enseignées par Ieschoua ne sont pas moindres
que les exigences enseignées par la Torah et les prophètes.
Elles
sont, au contraire, les mêmes exigences poussées jusqu’au bout de leur logique
interne. L’exigence est augmentée, et non diminuée, étendue et non restreinte.

Nous abordons
maintenant l’une des doctrines caractéristiques de l’enseignement évangélique, et l’une des plus terribles: le risque de perdition enseigné formellement par le rabbi
Ieschoua, et le fait
d’une sélection.

Nous n’avons pas à
nous occuper ici de la question de savoir si cet enseignement est populaire ou
non, agréable ou non à la mentalité contemporaine. Nous nous sommes proposé la
tâche d’exposer le contenu de l’enseignement du rabbi Ieschoua de Nazareth. Or,
le fait est qu’il enseigne, à plusieurs reprises, la possibilité d’une
perdition, et la réalité d’une sélection étroite et rigoureuse.

Si le sens de la création est de susciter des êtres créateurs à leur tour, à l’image et à la
ressemblance de l’Unique incréé et créateur, si le devoir des êtres créés est
de porter fruit, si, comme les paraboles précédentes nous l’ont appris, Ieschoua
condamne celui ou ceux qui refusent de faire fructifier le prêt qui leur a été
confié, les dons qui leur ont été accordés,
on comprend qu’il y ait, pour les êtres créés et appelés à coopérer à la
création, un risque de perdition, car ils peuvent, comme l’homme peureux de la
parabole des
talents, cacher en
terre ce qu’ils ont reçu, et ne pas le faire fructifier.
Ils peuvent
arrêter la création.

Le rabbi Ieschoua
enseigne que l’entrée dans son royaume, qui est la vie même de Dieu, n’est pas
automatique. Elle ne va pas de soi. Elle
comporte, elle implique des exigences auxquelles il faut
satisfaire. Il
y aura une élimination de ceux qui n’auront pas satisfait à ces exigences:

Mat. 13, 47: « Le
royaume des cieux, c’est comme un grand filet
de pêcheur jeté dans la mer. Il ramasse des poissons de toutes
sortes.
Lorsqu’il est rempli, les marins le tirent sur le rivage, et puis ils s’assoient, ils rassemblent les bons
poissons dans des cor
beilles, et ils rejettent les mauvais dehors. »

L’entrée dans la vie
n’est pas quelque chose de facile, ni de conforme à la tendance générale:

Mat. 7, 13: « Entrez
par la porte étroite. Car large est la porte, et spacieuse la route qui conduit
à la perdition, et nombreux sont ceux qui entrent par elle.

« Car étroite est la
porte, et serrée la voie qui conduit à la vie, et peu nombreux sont ceux qui la
trouvent, »

Luc, 13, 23: «
Quelqu’un lui dit: Seigneur, est-ce qu’ils seront peu nombreux ceux qui seront
sauvés?

« Lui leur dit:
Luttez pour entrer par la porte étroite, car nombreux, je vous le dis, sont
ceux qui chercheront à entrer, et qui ne le pourront pas. »

L’entrée dans l’économie de la vie, est une question d’être. Il ne suffit donc
pas d’invoquer le rabbi, ni même d’enseigner sa doctrine.
Il faut être ontologiquement
transformé, en sa pensée, son être et son agir:

Mat. 7, 19: « Tout
arbre qui ne produit pas de bon fruit est coupé et il est jeté au feu…

« Ce n’est pas tout
homme qui me dit: « Seigneur, Seigneur… » qui
entrera dans le royaume des cieux, mais celui qui fait la volonté
de mon
père qui est dans les cieux.

« Beaucoup me diront
en ce jour-là: Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas prophétisé en ton nom, en
ton nom n’avons-nous pas chassé les démons, et en ton nom n’avons-nous pas fait
de nombreux prodiges ?

« Et alors je leur déclarerai: » Je ne vous ai jamais connus; éloignez-vous de moi, vous qui
faites le mal. »

Il n’y a pas, à
notre connaissance, de doctrine plus redoutable,
de doctrine
plus tragique. Dans une philosophie qui professe, comme certaines religions de
l’Inde ou l’Orphisme, l’éternel retour, et la possibilité des réincarnations
multiples, un homme qui a été injuste pendant une vie, et qui doit se
réincarner, peut se purifier progressivement, et parvenir finalement, à travers
des réincarnations multiples, à la paix. Rien n’est définitif.

Ici, avec la vision
hébraïque du monde et avec l’enseignement du rabbi Ieschoua, la vie est unique.
Il n’y a pas de réincarnation. Il n’y a pas
d’éternel retour. L’histoire est un processus unique et irré
versible qui
tend et qui se hâte vers son terme. Il n’y aura pas de recommencement. Si
l’histoire humaine est la durée accordée pour que l’humanité fasse son
apprentissage, pour que l’homme fasse son apprentissage de dieu, pour chacun de
nous, au terme de cet apprentissage, il y a un résultat acquis, positif ou
négatif, un bilan. Nous sommes aptes à entrer dans l’économie de la vie divine,
ou bien nous n’y sommes pas aptes. Il ne s’agit pas de sanction extrinsèque. Il ne s’agit pas de punition. Nous ne sommes pas
au jardin d’enfants. Il s’agit d’un problème d’ontologie. N’importe qui,
n’importe comment, n’est pas apte à prendre part à la vie divine, à supporter
ce feu dévorant qu’est la vie divine, car pour y prendre part, il faut y
consentir activement et d’une manière créatrice.
Si l’on est un arbre stérile ou une branche sèche, on est coupé et jeté au feu,
car on ne sert à rien. On est inutilisable.
C’est un problème d’être,
encore une fois, et non de morale. Personne ne peut éluder les conditions de
l’être. Ieschoua est venu enseigner quelles sont les conditions définitives de
l’être et de la vie. Nul n’est obligé, contraint, d’écouter cet enseignement ni
de l’accepter ni de s’y conformer. Les
conséquences, les sanctions,
sont ontologiques et non juridiques, Il
n’est pas nécessaire de rassembler un tribunal ni un juge pour constater qu’une
branche sèche, dans laquelle la sève ne circule plus, est morte. C’est une
question de fait, et non de droit.

Enseigner, comme le
fait Ieschoua, ce risque de perdition inhérent à notre condition de créature
inachevée, et qui doit coopérer à sa propre création pour se réaliser, ce n’est
pas méchanceté. C’est au contraire un acte
d’amour. Dissimuler les exigences redou
tables et les conditions
ontologiques de la genèse d’un être divinisable, c’est au contraire haïr cet
être et lui rendre le plus mauvais
des services. C’est lui nuire au
plus haut point. La possibilité de la perdition est inhérente à la grandeur du
don proposé et à l’ambition du Créateur sur l’homme sa créature. Elle est simplement
le revers de cette destinée qui lui est proposée, et qui ne peut se réaliser
qu’avec le consentement actif de l’être créé, car nul être ne peut être divinisé malgré lui; cela n’aurait
aucun sens. Enseigner
cette possibilité négative de perdition, c’est
encore enseigner quelque chose de positif, et d’une manière suprêmement
aimante. Si un homme gravit une montagne élevée, sur une route dangereuse, ce
n’est pas l’aimer et ce n’est pas lui rendre service que de lui dissimuler les risques que comportent les
précipices qu’il côtoie
et qu’il frôle. Il faut au contraire
l’enseigner, pour son bien.

Laisser ignorer ce
risque de perdition, ou le minimiser, c’est faire
comme si le salut pour l’homme était automatique, comme si, quoi qu’il fasse,
quoi qu’il pense, qu’il dise, quoi qu’il soit, l’homme
entrera
finalement dans le royaume du rabbi, le royaume de Dieu. C’est faire comme si
le royaume était un lieu, un vaste restaurant dans lequel on parvient toujours
à entrer, sous le regard indulgent du bon vieux patron. Or, le royaume de Dieu,
selon Ieschoua, n’est pas un lieu. C’est de l’être, c’est de la vie, c’est la vie
divine elle-même. Et l’être, la vie, la vie divine, comportent des exigences et
des conditions qui sont inéluctables. Aucune indulgence, aucun
pardon ne
peut faire que celui qui est sec et mort puisse prendre part à la vie de celui
qui est Vie. Il ne s’agit pas, encore une fois, d’un jugement d’ordre juridique
ou moral. Il s’agit d’un problème d’être. Dieu peut redonner la vie à celui qui
l’a perdue, mais dans ce cas-là, on le voit, ce n’est pas son indulgence qui
rend l’être capable d’entrer dans le
royaume de Dieu. Ce n’est pas simplement
le pardon. C’est une
nouvelle création.

C’est pourquoi la
doctrine luthérienne de la justification nous paraît
absolument étrangère à la perspective évangélique, et complè
tement en
dehors du problème réel. Luther traite la question d’un point de vue juridique.
Dieu, selon lui, pardonne à l’homme son péché. L’homme est justifié parce que
Dieu lui pardonne, par voie de non
imputation (remisit
per suam non-imputationem ex misericordia, Commentaire
de l’Épître aux Romains).
Le mal subsiste, mais il n’est pas compté comme péché.
Le chrétien est juste et saint d’une sainteté
étrangère ou extrinsèque; il est juste par la miséricorde et
la grâce
de Dieu. Cette miséricorde et cette grâce n’est
pas dans
l’homme. Ce n’est pas un habitus ou une qualité dans le
cœur… Elle consiste tout entière dans une indulgence étrangère à nous.
Le péché n’est pas formellement aboli. Il ne l’est que de façon réputative ou
imputative. Ainsi nous sommes réputés justes, mais cependant de telle
sorte que nous sommes établis dans des biens étrangers. En 1536,
Mélanchton demandait à Luther s’il estimait que l’homme est justifié par un
renouvellement intérieur, comme Augustin (après Paul… ) paraît l’admettre; ou
au contraire par une imputation gratuite, extérieure à nous. Luther répondit: «
Je suis intimement persuadé et certain que c’est uniquement par une imputation
gratuite que nous sommes justes auprès de Dieu. » La formule de Concorde s’exprime
en ces termes: « Notre justice tout entière est en dehors de nous; elle réside
uniquement en Jésus-Christ. »

Le problème
ontologique n’est pas vu. Luther se situe dans l’ordre juridique. Or il s’agit
d’un problème d’être et de vie. Ieschoua enseigne quelles sont les conditions
requises pour que l’homme entre dans la vie divine, pour qu’il vive. Ce n’est
pas une question de droit ni de morale. La justice et la justification, dans le
langage biblique, nous l’avons noté, c’est la vie même. Si Dieu nous revivifie,
en faisant de nous une nouvelle créature, alors nous vivrons. Et c’est ce
qu’enseignent les prophètes (Jérémie, Ézéchiel) et le rabbi Schaoul. Mais
parler d’une justice exclusivement imputée du dehors, et extrinsèque, cela n’a
pas de sens, du point de vue des problèmes de l’être. A quoi sert à un homme
d’être pardonné, s’il a perdu la vie et la possibilité ontologique de vivre ?

Ieschoua est venu,
si l’on en croit son enseignement, revivifier une humanité malade, la guérir,
et l’achever, en lui apportant une information créatrice nouvelle.
Vivification, sanctification, justification, sont synonymes, dans la
perspective biblique. Une imputation extrinsèque ne vivifie pas. Il s’agit de
faire des hommes réellement des saints, il s’agit de sanctifier et donc de
vivifier réellement l’humanité, et non pas seulement de pardonner, du dehors, à
une humanité malade et corrompue. Ieschoua est réellement guérisseur et
re-créateur de l’humanité qu’il achève, dans tous les ordres de l’existence
humaine: somatique, psychologique, spirituel, intellectuel, politique. Ce qu’on
appelle en théologie la « rédemption », mot dont la plupart des gens en France
ne peuvent plus comprendre le sens, parce que c’est un terme emprunté à un milieu ethnique qui nous est étranger, ce qu’on
appelle la « rédemp
tion » c’est tout cela: la guérison, la libération,
la re-création et l’achèvement, la divinisation de l’humanité. On voit qu’il
s’agit de bien autre chose que d’un problème d’ordre juridique ou moral. Il
s’agit d’ontologie, il s’agit d’un problème d’être et de vie.

 

 

Dans la tragédie
païenne, le tragique, c’est la mort et le destin, la fatalité. Du point de vue
juif et chrétien, la mort empirique, la mort physiologique, n’est pas le mal
absolu, et il n’y a pas de destin, pas de fatalité. A cet égard, il n’y a donc
pas de tragédie. La mort empirique, c’est l’âme vivante qui cesse d’informer
une matière avec laquelle elle constituait un corps vivant ou une chair animée.
Personne ne peut affirmer que l’âme vivante, nephesch haiia, cesse
d’exister, sous prétexte qu’elle cesse d’informer une matière pour constituer
un corps vivant. Ce serait une pétition de principe que de le dire. Nombre de
philosophes commettent cette pétition de principe et affirment sans savoir.
Quant au « destin » et à la « fatalité », — ce sont des termes qui présupposent
que tout est écrit, là-haut, et que nous ne faisons que « recopier » une
existence toute tracée, et prédéterminée. C’est encore une forme du préformationnisme.
En fait, nul ne peut affirmer, ici non plus, que nous ne faisons qu’exécuter
des décisions qui ont été prises
antérieurement à nous, par les dieux. La vie, dans son histoire,
se
présente bien plutôt à nous comme une improvisation géniale, où les êtres semblent de plus en plus aptes à
apporter d’eux-mêmes des inventions nouvelles. L’homme est, sans doute, un être
capable
d’apporter une information nouvelle, c’est-à-dire de créer.

De ce côté-là, donc
il n’y a pas de tragédie, il n’y a plus de tragédie.

L’échec, du point de
vue chrétien, subit une transmutation. Ce
qui, dans le système des valeurs admises en général dans l’huma
nité,
apparaissait comme un échec, Ieschoua enseigne justement que ce n’est pas
forcément un échec. La pauvreté, qui semble un échec à la plupart des gens, n’est pas forcément un mal. Au contraire,
ce peut être une chance. Le succès subit aussi une révision, dans la
perspective chrétienne. Ce qui semblait succès et réussite, ne l’est pas
forcément. La richesse peut constituer un obstacle redoutable.

Donc, là encore, la
tragédie est repensée, modifiée. La pauvreté n’est pas forcément tragique, ni
la condition de celui qui est persécuté pour la justice. Ieschoua enseigne au
contraire qu’ils sont heureux, les pauvres et les persécutés pour la justice.

Mourir n’est pas
nécessairement une tragédie, ni même un mal. Schaoul-Paul écrira aux chrétiens
de la communauté de Philippes: « J’ai le désir d’être résolu, délié (analusaï)
et d’être avec le Christ » (Phil. I, 23). Si le grain de blé ne tombe pas
en terre et ne meurt pas, il reste seul et ne porte pas de fruit.

Nul ne peut dire,
dans une existence concrète, ce qui est vraiment réussite et ce qui est
absolument échec, du point de vue chrétien. Personne ne peut en juger.

Le seul échec véritable,
la seule tragédie, du point de vue chrétien, c’est, si elle a lieu, cette
perdition ultime et définitive d’un être appelé à prendre part à la vie de Dieu
et qui ne le peut plus. C’est cela la mort véritable, la seule mort, la deuxième
mort
dont parle l’Apocalypse (2, 11; 20, 14; 20, 6). Cette mort-là
n’est pas la mort dont parle le biologiste, celle que l’on constate lorsque le
principe d’information, l’âme vivante, est disparue hors du champ de notre
expérience, et qu’il ne reste sous nos yeux qu’une matière qui a été informée,
et qui maintenant ne l’est plus, elle se décompose. La «seconde mort » est la
mort en un sens ontologique.

 

 

Ieschoua est
extrêmement ferme, presque dur dans le rappel des exigences requises pour que
l’homme entre dans l’économie de la vie divine. Il s’exprime comme un
chirurgien:

Mat. 18, 8: « Si ta
main ou ton pied constituent pour toi une pierre d’achoppement qui risque de te
faire tomber, coupe-le et jette-le loin de toi. Car il est meilleur pour toi
d’entrer dans la vie manchot ou boiteux, plutôt que, ayant deux mains et deux
pieds, d’être jeté dans le feu éternel.

« Et si ton œil
constitue pour toi un obstacle pour te faire tomber {skandalizein), arrache-le
et jette-le loin de toi.

« Car il est
meilleur pour toi d’entrer avec un seul œil dans la vie, plutôt que, ayant deux yeux, d’être jeté dans la «
géhenne »<![if !supportFootnotes]>[50]<![endif]> du feu. »

 

 

Cette dureté, encore
une fois, n’est pas méchanceté. Elle est la
fermeté de l’exigence de l’amour créateur divin. C’est la mollesse,
en ce domaine, et la complaisance, la faiblesse,
qui serait criminelle.
L’amour créateur comporte des exigences. La
fermeté de ces exigences ne dépend pas de l’arbitraire du créateur, mais des
conditions ontologiques de la création.

 

 

Ieschoua, comme
toujours, fait appel non pas à un esprit de sacrifice
qui déboucherait sur le vide, mais à l’intérêt bien compris.
Il
s’adresse à des paysans, à des hommes qui ont l’habitude de travailler avec
leurs mains, à des ouvriers:

Mat. 7, 24: « Tout homme donc qui entend ces paroles miennes, et qui les fait, sera semblable à
un homme sage, qui a construit sa maison sur la pierre.

« L’averse est
tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont précipités
sur cette maison, et elle ne s’est pas effondrée, car elle était fondée sur la
pierre.

« Et tout homme qui
écoute ces paroles miennes, et qui ne les met pas en pratique, il sera comparé
à un homme stupide qui a bâti sa maison sur le sable. L’averse est tombée, les
torrents sont venus, les vents ont soufflé, et ils se sont jetés sur cette
maison, et elle s’est effondrée, et sa chute a été grande. »

 

 

Ieschoua enseigne
que, si la création d’êtres capables d’entrer dans l’économie de la vie divine
(le royaume de Dieu) comporte des exigences ontologiques inéluctables, et qu’il
faut connaître, la volonté du Créateur est que tous les êtres créés parviennent
à
leur achèvement normal, à leur terme, visé par le dessein
créateur. Dans le cas de l’homme, la difficulté provient de ce que cette fin ne
peut être atteinte sans le consentement et la coopération active et créatrice
de l’être créé:

Mat. 18, 12: « Que
vous en semble ? Si un homme a cent brebis, et que l’une d’entre elles s’égare,
est-ce qu’il ne laissera pas les quatre-vingt-dix-neuf sur les montagnes ? Il
part et cherche celle qui est égarée. Et s’il a la chance de la retrouver,
vrai, je vous le dis, il se réjouit pour cette brebis plus que pour les
quatre-vingt-dix-neuf qui ne sont pas perdues.

« De même, ce n’est
pas la volonté devant la face de votre père qui est dans les deux, que se perde
un seul de ces petits. »

 

 

Il existe bien une
indulgence évangélique, pour certains « péchés ». Nous l’avons vu, le rabbi
Ieschoua fréquente les gens dits de « mauvaise vie ». Il est indulgent à
l’égard de la femme adultère. Sur ce point, il est vrai de dire, que par
rapport à la législation contenue dans le Lévitique (20, 10) et le Deutéronome
(22, 22-24) qui condamne à mort l’homme et la femme adultères, à la mort par
lapidation, — Ieschoua apporte un adoucissement. — En chrétienté, par la suite,
on a été très sévère pour le crime individuel, pour la prostituée et pour le
tueur artisanal, mais on a été d’une complaisance sans limite pour les crimes
commis collectivement, ces crimes qui s’appellent les « conquêtes… » On a
filtré avec minutie le moucheron du péché individuel, gourmandise et
sensualité, mais on a laissé passer le chameau du crime collectif; massacre
d’un peuple par un autre, oppression et asservissement d’une classe sociale par
une autre, etc.

Si Ieschoua
manifeste une indulgence certaine à l’égard des péchés individuels qui relèvent
des « passions » élémentaires et biologiques de l’homme, par contre il relève
l’importance exceptionnelle, et la gravité redoutable d’un certain péché: le
péché contre « l’esprit »:

Marc, 3, 28: « Vrai,
je vous le dis, tout sera remis aux enfants des hommes, les péchés et les
blasphèmes, autant qu’ils en auront blasphémé. Mais celui qui blasphème contre
l’esprit saint, n’a pas
de pardon
pour la durée (éternelle), mais il est coupable d’un péché
éternel. »

Mat. 12, 31: « Tout péché et blasphème sera remis aux hommes, mais le blasphème contre l’esprit
ne sera pas remis.

« Et si quelqu’un
dit une parole contre le fils de l’homme, cela lui sera remis. Mais celui qui
parlera contre l’esprit saint, cela ne lui sera pas remis, ni dans la durée
présente ni dans la durée à venir (ni dans le monde présent ni dans le monde à
venir). »

Qu’est-ce donc que
ce péché contre l’esprit ? Les passions élémentaires qui conduisent l’homme et
la femme à commettre ces péchés que sont le vol, le mensonge, l’adultère,
l’ivrognerie et même le meurtre, n’engagent pas forcément de leur part, le plus
souvent, une option fondamentalement mauvaise, ni volontairement opposée au
dessein de Dieu. L’homme qui prend ce qui ne lui
appartient pas, le fait parce qu’il en a envie. Il recherche un bien,
le sien, — aux dépens d’un autre. Mais ce n’est
pas un péché contre
l’esprit. Ces péchés-là, semble enseigner Ieschoua,
ces péchés humains, trop humains, sont rémissibles. Ils peuvent comporter la
repentance, le renouvellement, et donc le pardon.

Mais il existe,
enseigne Ieschoua, un péché spirituel. Il ne s’agit plus alors de passions
élémentaires, biologiques, qui cherchent à trouver satisfaction, par tous les
moyens. Il s’agit d’une option, d’une orientation de l’esprit. Le larron, le
voleur des grands chemins, la prostituée, le pécheur public, peuvent écouter
l’enseignement du rabbi, et l’aimer. Ils peuvent se faufiler timidement parmi
la foule de ceux qui l’écoutent. Ils peuvent même s’enhardir jusqu’à l’inviter
à souper. Ils peuvent inonder ses pieds de larmes. Mais qu’en est-il de ceux qui n’aiment pas l’enseignement du
rabbi,
qui n’aiment pas l’esprit évangélique, et cela froidement,
calmement, d’une manière apparemment définitive ? Chez le larron et la
prostituée, chez la femme adultère, il peut y avoir amour et repentance. Mais
qu’en est-il de celui chez qui il n’y a pas d’amour ?

C’est, souvent, le
péché des philosophes. C’est le péché de gens très vertueux, qui n’ont pas de
passions physiques violentes, mais qui,
froidement, spirituellement et intellectuellement, sont en oppo
sition
avec l’esprit qui se dégage de l’enseignement évangélique, avec l’esprit qui
informe l’enseignement évangélique tout entier, et qui le détestent. Dans ce
cas, on voit mal comment pourrait surgir la
repentance et le renouvellement, car il n’y a même pas cons
cience d’être
en état de péché. Il y a une conviction intellectuelle et spirituelle opposée
radicalement et absolument à l’esprit évangélique, une opposition d’ordre non
plus passionnel mais spirituel.

Nous nous
demandions, dans notre précédent travail, comment comprendre la résistance
qu’opposent, à l’information apportée par les prophètes hébreux, les princes,
les prêtres, les dignitaires de la nation, et puis le peuple tout entier. Nous
avons vu qu’il y a plusieurs types de résistance à l’information. Du côté
politique, un État totalitaire n’a pas intérêt à laisser passer l’information.
Il oppose la censure. Du côté économique, on peut avoir intérêt à ne pas
laisser la lumière se faire sur certaines méthodes, certains procédés,
certaines combinaisons. Là encore, la censure va intervenir. Dans l’ordre
psychologique, ce que les psychologues appellent « l’inconscient », oppose une
résistance à la prise de conscience de ses
propres conflits et de ses propres pulsions. Dans tous
ces cas, nous
avons une résistance à l’information, à la vérité, qui est traquée, persécutée,
refoulée. Nous avons la censure.

Il existe aussi une résistance dans l’ordre intellectuel et scientifique. L’histoire des sciences le
montre: une découverte scientifique vraiment nouvelle, qui renouvelle non
seulement les détails, mais la vision du monde, qui impose un renouvellement
des catégories fondamentales de la pensée, des cadres reçus, qui démolit ces
cadres et qui impose une refonte des concepts de base (par exemple la
découverte de l’évolution biologique, des quanta ou de la relativité, la
découverte de l’expansion de l’univers, les découvertes de Freud, et bien
d’autres), — de telles découvertes rencontrent toujours une résistance qui est
proportionnelle à l’importance du renouvellement exigé, et à l’inertie des
esprits installés dans les chaires, non pas de Moïse, mais de l’enseignement
scientifique.

Dans ce cas, la
résistance à l’information nouvelle apportée par un jeune génie comme Einstein
ou Freud s’explique par la paresse de l’intelligence qui ne veut pas faire
l’effort douloureux, suprêmement pénible, qui consiste à réviser tous les
concepts de base, les notions classiques
auxquels elle était habituée. Il est extrêmement fatigant de repenser toutes
les structures mentales que nous
avons acquises péniblement à l’école et
à l’université, et d’en faire
la critique radicale. Il est
fatigant de recommencer tout à zéro. C’est ce à quoi oblige une théorie
scientifique vraiment nouvelle. Elle rencontrera donc une résistance dans
laquelle l’inertie de l’intelligence et
aussi la vanité, le fétichisme des idées reçues, vont
se conjuguer pour
organiser la lutte contre l’imprudent novateur. Il n’y a pas qu’en théologie
que l’on trouve des pharisiens et des docteurs de la Loi, prêts à faire
crucifier celui qui dérange et qui sème le trouble en apportant une vision
nouvelle des choses. En médecine aussi, et
dans toutes les disciplines scienti
fiques.

Lisons à ce propos
ce texte d’un spécialiste de philosophie des sciences et d’épistémologie,
concernant celui qui apporte une découverte vraiment nouvelle. Dans un travail
consacré au rabbi crucifié il se trouve parfaitement à sa place, car il dit
dans une langue à peine différente cette
résistance que rencontre le nouveau,
l’intrus.

On sait bien que le
développement des connaissances dites « exactes » ne se fait pas par la simple
découverte ou par le gain direct: de faits nouveaux ou de vérités jusque-là inconnues,
qui viendraient tout naturellement s’intégrer à l’ensemble des résultats déjà
acquis. La tâche du savant, quelle que soit d’ailleurs sa discipline
particulière, ne consiste pas simplement à faire entrer du nouveau dans une
perspective déjà bel et bien organisée, bien qu’encore
incomplète. Dans l’histoire des sciences, le nouveau qui
compte
vraiment, c’est moins celui qui se prête à une facile et harmonieuse
intégration dans une perspective déjà toute faite que celui qui ne trouve
aucune place qui lui convienne déjà, dans aucune des perspectives déjà
existantes. Celui qui compte, c’est le nouveau qui n’entre pas seulement en
scène comme un inconnu qui demande simplement à être reçu sans trop de
dérangements. C’est au contraire l’intrus que personne n’attendait, dont
personne ne prévoyait l’existence, l’intrus qui ne craint pas le scandale et
qu’il est cependant impossible de mettre à la porte, auquel il faut finalement faire place, même si l’on ne peut
faire autrement que de
remettre en cause des habitudes qu’on croyait
intangibles ou des droits qu’on tenait pour assurés.

« Dans toute
activité sincère de recherche, si désagréable que l’intrus puisse être, il doit
être traité comme un hôte de marque,
car il se pourrait qu’il le fût.
Le souci de l’imprévisible, c’est le souci des droits imprescriptibles de
l’intrus.

«… Le souci de
l’imprévisible, c’est donc le souci de ne pas énoncer au nom de ce que nous
savons déjà, des règles si strictes, et de ne pas nous lier à des situations si
fermées que le nouveau ne puisse plus y être intégré avec sa valeur authentique
et parfois bouleversante
<![if !supportFootnotes]>[51]<![endif]>. »

Mais le rabbi Ieschoua enseigne qu’il existe aussi une résistance d’ordre spirituel.
Celle-là est la plus grave de toutes, la plus pro
fonde, la plus décisive. Tant qu’elle
dure, rien n’est possible. L’information ne passera pas si elle rencontre une
résistance de cet ordre. Les résistances politiques, économiques,
psychologiques, même intellectuelles,
peuvent être franchies. Les barrages peuvent
être brisés. Des contrebandiers,
qui vont à travers les montagnes (tras los montes), peuvent essayer de
faire passer l’information, malgré toutes ces résistances. Mais l’opposition
spirituelle, elle, est invincible. Là, il n’y a rien à faire. C’est, nous
semble-t-il, — et si nous l’avons bien compris sur ce point particulièrement
difficile, — ce qu’enseigne le rabbi Ieschoua.

Cette opposition
spirituelle pure, comporte, nous semble-t-il des analogies avec ce que les
théologiens d’autrefois appelaient « le péché angélique ». Car les hommes qui
font ainsi opposition au christianisme, au niveau de l’esprit, sont, très
souvent, nous l’avons dit, des hommes parfaitement honnêtes, intègres, sans
reproche du point de vue moral, sans passions, incorruptibles du point de vue
politique ou économique, fort intelligents, très instruits. Donc, toutes les
résistances que nous avons évoquées: politique,
économique, intellectuelle, — ne sont pas ici celles qui
jouent un rôle décisif. Simplement, ces hommes n’aiment
pas
l’ensei
gnement évangélique, plus précisément l’esprit
évangélique qui informe tout cet enseignement. Or selon le christianisme,
l’esprit qui informe cet enseignement, c’est l’Esprit de Dieu, l’Esprit saint
qui est celui du Créateur et aussi celui de Ieschoua.

 

XIX. LA FOI

 

 

Le mot « foi », dans l’univers de la pensée contemporaine, est déterminé, quant à sa
signification, par certains auteurs, qui sont Guillaume d’Occam, Luther,
Pascal, Descartes, Kant, Kierkegaard, Karl
Barth, Bultmann, et d’autres. Quoi qu’il en soit d’ailleurs
de ceux qui
ont donné au terme de « foi » la signification qu’il comporte aujourd’hui, il
semble certain que, dans le langage français
contemporain, le mot « foi » désigne une croyance et se dis
tingue
essentiellement de la « raison ». Il y a l’ordre de la raison, de la
connaissance rationnelle, de la science. Dans ce domaine, il y a argumentation,
connaissance certaine, on peut rendre raison de ses convictions, de son
assentiment. Et puis il y a l’ordre de la « foi ». Là, nous sommes dans le
domaine de l’irrationnel, des libres options. On ne peut pas rendre compte
rationnellement des « options » de la « foi » de chacun. C’est une question de
« foi », c’est-à-dire que ce n’est pas une
question de connaissance ration
nelle, objective, positive, certaine,
communicable d’intelligence à intelligence.
La « foi » est une conviction individuelle, souvent
sentimentale,
affective, et non communicable, puisque dans le sujet lui-même qui la professe elle ne trouve pas de raisons universelles
capables de se justifier.

Telle est nous
semble-t-il, la manière dont on entend le mot « foi » dans le langage français
contemporain.

Il faut savoir que
dans le Nouveau Testament, le mot grec pistis, que nous traduisons en langue française par « foi », ne signifie nullement
ce que nous venons de dire. Il a un tout autre sens. Pour comprendre la signification du mot grec pistis
que nous traduisons
par « foi », il faut changer d’univers mental et
de système de référence. Il faut retrouver
la signification originelle des termes hébreux
et araméens que
traduisent pistis, pisteuein, pistos, etc.

Dans la Bible hébraïque, nous l’avons noté dans nos précédentes études, l’existence de Dieu n’est pas un objet de « foi » au sens où, dans
la langue française contemporaine, on entend la « foi ». Dans la tradition
hébraïque, dont la Bibliothèque sacrée des Hébreux nous a laissé l’expression,
l’existence de Dieu est une question de connaissance. Dieu est connu,
à partir de sa création, le monde, et à partir de son action dans
l’histoire, en Israël. Cela, nous l’avons vu dans notre précédent travail
<![if !supportFootnotes]>[52]<![endif]>. Nous avons essayé de dégager
comment Dieu se fait connaître et vérifier en Israël, dans
l’histoire d’Israël.

Lorsque, dans la
Bible hébraïque, il est dit que les Hébreux n’ont pas « cru » en Yhwh (par ex.
Nombres, 20, 12; 14, 11; Deut. 9, 23;
I, 32; Psaume, 106, 12, 24; Ps. 78, 22, 32, 37; Ps. 116,
10), cela ne signifie pas qu’ils ont douté de son exitence. Cela
signifie qu’ils ne se sont pas fiés à lui, qu’ils n’ont pas considéré
comme vrai ce qu’il avait dit par l’intermédiaire des prophètes, qu’ils
ne se sont pas appuyés sur lui, qu’ils ont cherché ailleurs un recours. On peut
douter de quelqu’un sans mettre en doute son existence. On peut douter de la
puissance, de l’intelligence, de la fidélité, de la loyauté, de l’honnêteté de
quelqu’un, sans pour autant mettre en question l’existence de cette personne.

En lisant les
Évangiles, nous constatons qu’un homme, Ieschoua, parcourt les routes de la
Judée et de la Galilée, en guérissant et en enseignant. Des hommes de toutes
sortes assistent à ce fait. Les uns pensent que le rabbi Ieschoua a la
puissance de guérir les malades, que cette puissance lui vient de Dieu, que son
enseignement est véridique. Les autres, constatant les guérisons qu’il
effectue, ne les mettent pas en doute, car cela est impossible devant
l’expérience, et nous n’avons aucune trace, dans la littérature juive
primitive, d’un doute élevé sur le fait que Ieschoua guérissait. Mais certains,
en présence de ces guérisons effectuées à ciel ouvert, devant tout le peuple,
les interprètent, nous le verrons, autrement que le peuple. Ce ne sont
pas, disent-ils, des guérisons effectuées par la puissance de Dieu, mais par la
puissance du Mauvais, de Satan. Les mêmes pensent que ce que dit Ieschoua n’est
pas vrai. Ils ne le considèrent pas comme véridique. Ils soutiennent que c’est
un imposteur. Ils n’ont pas « foi » en lui.

Pour comprendre,
pour entendre la signification du mot
« foi »,
qui traduit pistis, dans les Évangiles, nous allons lire quelques
textes. Petit à petit, nous allons ainsi nous « faire l’oreille » pour tâcher
de discerner ce que signifie ce terme dans la langue des Évangiles. Nous allons
voir que, pour entendre correctement ce mot, dans sa signification originelle,
il faut changer la « clef » qui se trouve sur la portée. Ce n’est plus la
tradition d’Occam, Luther, Pascal,
Descartes, Kant… qui commande ici. Nous sommes
dans un autre système
de référence, hétérogène.

Ieschoua parcourt
les routes, traverse les villages, guérit des malades de toutes sortes, et il
enseigne. Sa réputation se répand dans tout le pays. Certains malades entendent
parler de lui. Ils écoutent ce qu’on dit de lui, ce qu’il a fait, ce qu’il
enseigne, comment il se comporte, quel
genre d’homme il est. Ils réfléchissent
sur ces données, et ils parviennent à la conclusion que cet homme, qu’ils
n’ont pas encore vu, dont ils n’ont pas encore pu vérifier par eux-mêmes les
pouvoirs, est capable, en effet, de les guérir. Ils pensent que Ieschoua a ce pouvoir. Penser que cela est vrai, c’est
cela, en première approximation, la foi, au sens où ce terme est employé dans les Évangiles. La foi, dans le
langage biblique, n’est
pas
dissociable de la vérité. Elle est l’assentiment de l’intelligence à
une
vérité reconnue, discernée, obscurément peut-être, mais avec
certitude.

Luc, 5, 12: «
Pendant qu’il était dans l’une des villes, voici un homme plein de lèpre.
Voyant Ieschoua, il tomba sur la face, et il le suppliait en disant: «
Seigneur, si tu le veux, tu peux me purifier. »

« Ieschoua étendit
la main, le toucha et dit: Je le veux, sois purifié. Et aussitôt la lèpre le
quitta. » (Cf. Mat. 8, 1; Marc, 1, 40.)

La foi est ainsi, en
première approximation, une conviction, fondée sur des données antérieures — la
réputation de Ieschoua, ce qu’il a déjà fait, ce qu’il enseigne, ce qu’il est —
et par laquelle on pense qu’en effet
Ieschoua a ce pouvoir extraordinaire de guérir.

Elle est donc une
certaine connaissance de ce que Ieschoua est, de sa nature et de sa puissance.
Elle est une intuition de sa divinité.

Cette conviction,
fondée sur des données antérieures, sur une expérience antérieure, peut être
plus ou moins grande, plus ou
moins audacieuse. Ieschoua ne
demande aucune « foi » en sa personne avant d’avoir fait aucune guérison, avant
d’avoir opéré aucun « signe ». La « foi » est fondée sur les guérisons
antérieures, qui sont des signes. Elle est donc de nature expérimentale.
C’est une induction. Elle est fondée dans l’expérience.

Mais elle peut
anticiper. Elle peut aller plus loin que l’expérience antérieure déjà établie.
Ainsi, un centurion, qui avait entendu parler des guérisons opérées par
Ieschoua, et qui, peut-être, en avait vu effectuées sous ses propres yeux,
demande à Ieschoua de guérir son enfant, à distance, sans imposer les
mains. Apparemment, Ieschoua n’avait pas encore fait cela.
Le centurion pense que Ieschoua est capable de faire cela. Il le pense à
cause de ce qu’il sait par ailleurs de Ieschoua. Là encore, ce que pense le
centurion n’est pas fondé sur rien. Ce n’est pas une croyance absurde, sans
fondement expérimental. C’est une conviction fondée sur une expérience
antérieure, mais qui va plus loin, cette fois-ci, que l’expérience déjà donnée:
Aussi Ieschoua admire-t-il cette « foi » qui est une connaissance, une
divination. Le centurion a deviné qui était Ieschoua, et ce dont il était
capable, avant de l’avoir constaté. Il a fait acte d’intelligence, plus que les
autres, qui n’avaient pas deviné cela:

Mat. 8, 5: « Comme
il était entré à
Capharnaüm, un centurion * s’approcha de lui,
en l’implorant, et lui disant:

« Seigneur, mon
enfant est couché à la maison, paralysé, torturé par la douleur terriblement.
(Ieschoua) lui dit: « Je vais y aller et je le guérirai. » Répondant, le
centurion dit:

« Seigneur, je ne
suis pas cligne que tu entres sous mon toit; mais dis seulement un mot, et mon
enfant sera guéri. Car moi je suis un homme soumis à une autorité, et j’ai sous
mes ordres des soldats. Je dis à celui-ci: « Va », et il va. Et à un autre: «
Viens ! » et il vient. Et à mon esclave, je dis « Fais cela », et il le fait. »

« L’ayant écouté,
Jésus fut dans l’étonnement et il dit à ceux qui l’accompagnaient: « Amen, véritablement,
chez personne je n’ai trouvé une aussi grande foi en Israël… » Et Jésus dit
au centurion: » Va, comme tu as cru, qu’il te soit fait. » Et son enfant fut
guéri à cette heure-là. » (Cf. Luc, 7, 1.)

Ieschoua examine et
mesure, il pèse la conviction, l’intuition de ceux qui viennent à lui pour
demander une guérison. Cette
conviction
est fondée sur une expérience antérieure. Mais, dans
chaque cas particulier, elle
attend une vérification nouvelle. Elle peut comporter un certain doute, une
inquiétude. C’est une induction qui se
demande si le cas présent va vérifier la règle qui semblait
établie par les expériences antérieures. S’il n’y
a pas de doute, pas
d’hésitation, Ieschoua dit que la foi est grande et
il agit en conséquence.

Lorsqu’il constate
chez des hommes et des femmes cette pistis, cette foi, qui est une
confiance en lui, fondée sur un discernement intuitif
de ce qu’il est, sur une intelligence profonde de ce qu’il est,
intelligence
fondée elle-même sur une expérience, celle qu’il constitue par ses actes, sa
personne et son enseignement, — Ieschoua dit souvent: « tes péchés te sont
remis ». Pourquoi dit-il cela ?

Il nous semble qu’il
dit cela parce que cette connaissance de ce qu’il est, cette intelligence, ce
discernement qu’est la foi au sens
évangélique du terme, est elle-même le signe et la manifestation
d’un
renouvellement intérieur, d’une certaine ébauche de sainteté. Cette intelligence n’est pas possible sans une orientation saine et
sainte de la liberté et de la volonté. L’intelligence et la liberté ne sont pas dissociables. Il y a un mérite à
cette intelligence qui est
la foi, de même qu’il y a, selon l’Évangile,
un péché dans cette inintelligence qu’est l’incrédulité, qui provient, dit
Ieschoua, d’un endurcissement du cœur:

Luc, 5, 17: « Un
jour, il enseignait, et il y avait là assis des pharisiens et des docteurs de
la Loi, qui étaient venus de toute la région de la Galilée, de la Judée et de
Jérusalem…

« Et voici des
hommes qui portent sur un lit un homme qui était paralysé, et ils cherchaient à
le faire entrer pour le placer devant lui. Us ne trouvèrent pas de passage pour
l’introduire, à cause de la foule. Alors ils montèrent sur la terrasse et le
firent descendre à travers les tuiles avec son lit, en plein milieu, devant
Ieschoua.

« Il vit leur pistis,
leur foi, et il dit: Homme, tes péchés te sont remis. »

Marc, 2, 3: « Ils
viennent et lui amènent un paralytique porté par quatre hommes. Et comme ils ne
peuvent pas le lui apporter à cause de la
foule, ils défirent le toit de l’endroit où il était, et ayant
fait une ouverture, ils laissent descendre le grabat sur lequel était
couché le paralytique. Et Ieschoua voyant leur foi, dit au paralytique: fils,
tes péchés te sont remis. »

Mat. 9, 2: « Et
voici, ils lui apportaient un paralytique, couché sur un lit. Et Ieschoua
voyant leur
pistis, leur foi, dit au paralytique: «
Aie confiance, fils, tes péchés sont pardonnes. »

Il ne s’agit pas
seulement d’un pardon extrinsèque des péchés, au sens luthérien. La foi atteste
qu’il y a déjà une ébauche de sainteté qui est en route.

C’est en ce sens que
la foi, selon l’enseignement des Évangiles, sauve, car elle est un acte
méritoire, un acte de l’intelligence qui indique une certaine sainteté de la
volonté:

Mat. 9, 18: « Un
grand personnage s’approche de lui, se prosterne, et dit: Ma fille vient de
mourir. Mais viens, pose ta main sur elle, et elle vivra.

« Ieschoua se leva,
et il l’accompagna, et ses disciples avec lui.

« Et voici qu’une
femme, atteinte d’une perte de sang depuis douze ans, s’approcha par derrière
et elle toucha la frange de son vêtement. Car elle se disait en elle-même: si
seulement je parviens à toucher son vêtement, je serai sauvée.

« Ieschoua se
retourna, la regarda et dit: Courage, fille, ta foi t’a sauvée. Et la femme fut
guérie à partir de cette heure.

« Ieschoua arriva à
la maison du notable. Il vit les joueurs de flûte et la foule agitée, et il
dit: Retirez-vous; car la petite fille n’est pas morte, elle dort.

« Et les gens se
moquaient de lui.

«Lorsque la foule
fut sortie, il entra, prit la main de la petite fille, et la petite fille se
leva.

«Le bruit que fit
cette affaire se répandit dans toute cette région. »(Cf. Marc, 5, 21; Luc, 8, 40.)

Marc, 5, 35:
«Pendant qu’il parlait encore, des gens viennent de chez le chef de synagogue
en disant: ta fille est morte: pourquoi fatigues-tu encore le rabbi ? Mais Ieschoua
ayant entendu ces paroles, dit au chef de synagogue: Ne crains pas, crois
seulement. Et il ne permit à personne de venir avec lui, si ce n’est Pierre, et
Jacques et Jean le frère de Jacques.

 » Ils arrivent
à la maison du chef de synagogue, et il voit un tumulte, et des gens qui pleurent
et qui poussent des cris.

«Il entra et il leur
dit: pourquoi ce tumulte et ces pleurs ? L’enfant n’est pas morte, mais elle
dort.

«Et ils se moquaient
de lui.

« Lui, il chasse tout le monde, prend avec lui le père de l’enfant, et là mère,
et ceux qui étaient avec lui, et il entre là où était l’enfant.

«Il prit la main de
l’enfant, et il lui dit: Talitha koum, ce qui signifie en traduction: petite fille, je te le dis, lève-toi !

«Et aussitôt la petite fille se leva, et elle marchait. Car elle avait douze ans. »Des aveugles, ayant entendu dire ce que faisait
Ieschoua, ce qu’il
avait fait ailleurs, pensent qu’il est vrai que ce
rabbi a le pouvoir de les guérir de leur
cécité. Cette pensée-là, c’est la foi:

Mat. 9, 27:
«Ieschoua s’en alla, et deux aveugles le suivirent, en criant et en disant: aie
pitié de nous, fils de David !

«Il arriva à la
maison, et les aveugles s’approchèrent de lui. Ieschoua leur dit: est-ce que
vous croyez que je peux faire cela ? Ils lui disent: Oui, Seigneur. Alors il
toucha leurs yeux en disant: selon votre foi, qu’il soit fait pour vous
I

«Et leurs yeux
s’ouvrirent. Et Ieschoua leur défendit sévèrement
en ces termes: voyez à ce que personne ne le sache !

«Mais eux, les deux
aveugles, le firent connaître dans toute cette région. »Mat. 20, 29: «Ils
sortirent de Jéricho, et une foule nombreuse l’accompagnait. Et voici que deux
aveugles assis au bord de la route, ayant entendu que Ieschoua passait,
crièrent en disant: Seigneur, aie pitié de nous, fils de David.

«La foule les menaça
pour qu’ils se taisent. Mais eux, ils criaient encore plus fort en disant:
Seigneur, aie pitié de nous, fils de David.

«Ieschoua s’arrêta,
les appela et dit: que voulez-vous que je vous fasse ?

«Ils lui disent:
Seigneur, que s’ouvrent nos yeux ! Ayant eu compassion,
Ieschoua toucha leurs yeux, et aussitôt ils recouvrèrent
la vue et ils
le suivirent. »Marc, 10, 46: «Ils arrivent à Jéricho. Et comme il sortait de Jéricho avec ses disciples et une foule
nombreuse, le fils de Timée
Bartimée — un mendiant aveugle,
était assis au bord de la route.

«Entendant que c’est
Ieschoua de Nazareth, il commença à crier et
à dire: Fils de David, Ieschoua, aie pitié de moi. Et beaucoup
de gens le houspillaient pour qu’il se taise.
Mais lui criait beaucoup
plus fort: Fils de David, aie pitié de moi.

«Ieschoua s’arrêta
et il dit: Appelez-le !

«Et ils appellent
l’aveugle en lui disant: courage, lève-toi, il t’appelle.

«Lui, il rejette son
manteau, il bondit et vint vers Ieschoua.

« Iéchoua lui répondit et dit: que veux-tu que je te fasse ?

« L’aveugle lui dit: Rabbouni, que je voie !

« Ieschoua lui dit: Va, ta foi t’a sauvé.

« Et aussitôt il
retrouva la vue, et il l’accompagna dans le chemin. » (Cf. Luc, 18, 35.)

Mat. 15, 21: «…
Ieschoua se retira dans la région de Tyr et de Sidon. Et voici qu’une femme,
une cananéenne sortie de ces contrées criait
en disant: Aie pitié de moi, Seigneur, Fils de David.
Ma fille est
tourmentée par un démon. Mais lui, il ne lui répondit pas un mot. Ses disciples s’approchèrent de lui et lui demandèrent: renvoie-la,
car elle crie après nous. Ieschoua répondit en disant: Je n’ai été envoyé
qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël. Mais
la femme vint et s’agenouilla devant lui en disant: Seigneur,
viens à
mon secours. Il répondit: Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants et
de le jeter aux petits chiens. La femme dit: Oui,
Seigneur. Mais les petits chiens mangent bien des miettes qui
tombent de
la table de leurs maîtres. Alors Ieschoua lui répondit et lui dit: Femme, ta
foi est grande. Qu’il te soit fait comme tu veux. Et sa fille fut guérie à
partir de cette heure-là. » (Cf. Marc, 7, 24.)

D’après ces quelques
exemples, nous voyons que la « foi », dans le langage des Évangiles, est une
conviction, qui n’est pas irrationnelle, ni irraisonnée, mais une véritable
intelligence fondée sur une expérience
antérieure, celle des guérisons passées du rabbi,
et par laquelle on
pense qu’il est vrai que le rabbi a ce pouvoir de guérir. Cette conviction est
une connaissance fondée sur une expérience. Dans chaque cas particulier, elle
anticipe sur l’avenir, puisqu’elle
considère comme possible ce qui n’est pas encore réalisé,
ce que le
rabbi va réaliser. C’est une induction qui va des expériences passées à des cas
particuliers qui se présentent, en passant par la conviction que ce que le rabbi a fait dans le passé,
il peut
le faire aussi maintenant, et plus encore.
Finalement, c’est une connaissance fondée sur une expérience et qui porte sur
ce qu’est le rabbi, sur sa nature, sur la
puissance qui est en lui, puissance qui
manifeste sa nature, à savoir ce
qu’il est, qui il est. C’est donc un discernement, à partir d’expériences
concrètes qui sont des signes, de ce qu’est
le rabbi. C’est une lecture intelligente de signes.

Le fait des guérisons opérées par le rabbi Ieschoua ne semble pas avoir été mis en doute par
quiconque dans l’entourage du rabbi en son temps. Le fait des guérisons
effectuées par le rabbi est trop bien établi, nous semble-t-il, par les
témoignages multiples, qui, aux yeux du critique, sont de très bonne qualité,
pour qu’il soit permis à l’historien de les mettre en doute. Il faut, sur ce
point, partir des faits relatés avec beaucoup de solidité par les traditions,
et non pas, comme le propose Renan, d’a priori philosophiques
contestables.

Reste à interpréter
le fait, du point de vue philosophique. Ce
qui est remarquable, en l’occurrence, c’est justement que les
adversaires
du rabbi Ieschoua n’ont pas nié le fait des guérisons, mais ils l’ont
interprété de manière à désamorcer les conclusions que le petit peuple pensait
pouvoir en tirer. Oui, disaient-ils, le rabbi fait des guérisons
incontestables, mais il les réalise, non par la puissance de Dieu, mais par la
puissance que lui confère une réalité infernale, le démon:

Mat. 9, 32: « On lui amena un sourd-muet possédé d’un démon. Le démon fut chassé, et le sourd-muet parla. Les
foules étaient dans l’étonnement. On disait: jamais rien de tel ne s’est vu en
Israël.

« Mais les
pharisiens disaient: C’est par le prince des démons qu’il chasse les démons. »

Mat. 12, 22: « Alors
lui fut amené un démoniaque aveugle et muet; et il le guérit, en sorte que le
muet parlait et voyait. Et elles étaient frappées d’étonnement, toutes les
foules, et elles disaient: Est-ce que
celui-ci n’est pas le fils de David ? Mais les pharisiens, en entendant cela,
dirent: Celui-ci ne chasse les démons que par
Béelzéboul, le prince des démons. » (Cf. Marc, 3, 22; Luc, 11, 14.)

Le fait que les
adversaires de Ieschoua ne nient pas le fait des guérisons, mais qu’ils
l’interprètent comme ils le font, est remarquable pour nous, car il aurait été
beaucoup plus simple, si cela
avait été possible, de nier tout
simplement le fait des guérisons opérées par le rabbi. Si les adversaires de
Ieschoua n’ont même pas essayé de nier le fait, et s’ils se sont évertués à
interpréter théologiquement le fait comme on voit qu’ils l’ont tenté, c’est que
vraiment il n’était pas possible de procéder autrement. Cela donne au fait des
guérisons, pour nous au XXe siècle, un caractère de vraisemblance
encore plus grand.

Les adversaires de
Ieschoua interprètent les guérisons opérées par le rabbi d’une manière
théologiquement négative. Cela prouve qu’en présence de cette expérience,
offerte à tous, qu’était l’œuvre de guérison, plusieurs interprétations étaient
possibles. Nul n’était contraint d’interpréter la puissance manifeste de
guérison qui était entre les mains du rabbi Ieschoua, comme venant de Dieu. On
pouvait supposer, apparemment, que cette puissance venait du diable. Mais, ce
qui paraissait certain à tous, admirateurs et adversaires de Ieschoua, c’est
qu’elle était plus qu’humaine.

 

 

Nous verrons plus
loin comment le rabbi Ieschoua communique à ses auditeurs-apprentis, à ses
étudiants en théologie et en anthropologie, le pouvoir de communiquer à leur
tour l’information qui vient de lui, le pouvoir d’enseigner, et le pouvoir de
guérir. Justement, certains textes attestent que les disciples avaient essayé,
du vivant de Ieschoua, de faire comme leur rabbi, de guérir. Certains échecs
amènent le rabbi à expliquer pourquoi les disciples ne sont pas parvenus à
guérir comme leur maître:

Mat. 17, 14: « Un
homme s’approcha de lui, tomba à genoux et lui dit: Seigneur, aie pitié de mon
fils, il est épileptique, il va mal. Souvent en effet il tombe dans le feu et
souvent dans l’eau. Et je l’ai amené à tes disciples, et ils n’ont pas pu le
guérir.

« Ieschoua répondit
et dit: Espèce sans foi et pervertie, jusqu’à quand serai-je avec vous ?
Jusques à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi ici.

« Et Ieschoua lui
commanda, et la réalité démoniaque sortit de lui (de l’enfant) et l’enfant fut
guéri à partir de cette heure.

« Alors les
disciples s’approchèrent de Ieschoua à l’écart et dirent: Pourquoi est-ce que nous n’avons pas pu le chasser ?

« Et lui leur dit: A
cause de votre peu de foi. Vraiment, je vous le dis, si vous aviez la foi comme
une graine de sénevé, vous diriez à cette montagne: transporte-toi d’ici là-bas
! et elle se déplacerait, et rien ne vous serait impossible. »

La foi, qui est une
connaissance fondée sur une expérience et une intelligence réalisée par un
discernement des signes, est donc, selon le rabbi, aussi une puissance.

Mat. 21, 21: « Vrai,
je vous le dis, si vous aviez la foi et si vous ne doutiez pas (…) vous
diriez à cette montagne: enlève-toi de là, et jette-toi dans la mer, — et cela
se fera.

« Et tout ce que
vous demanderez dans la prière, ayant la foi, vous le recevrez. »

 

 

La foi ne porte pas
seulement sur la personne de Ieschoua. Elle peut porter aussi sur la personne
d’un prophète comme Iohannan, l’ascète du désert de Juda qui baptisait dans le
Jourdain, ainsi qu’on peut le constater par le texte suivant:

Mat. 21, 31: «
Ieschoua leur dit: Vrai, je vous le dis, les percepteurs d’impôts au service de
l’occupant, et les prostituées vous précèdent dans le royaume de Dieu.

« Car Iohannan est
venu vers vous dans la voie de la justice, et vous n’avez
pas cru en lui.

« Les percepteurs d’impôts et les prostituées ont
cru
en lui.

« Vous avez vu, et
vous ne vous êtes pas repentis plus tard, pour croire en lui, »

Croire en Iohannan,
c’est reconnaître qui il est, c’est discerner le prophète sous les apparences
de l’homme sauvage vêtu d’une tunique de peau et qui se nourrissait de
sauterelles et de miel sauvage. C’est encore un discernement, une intelligence.
Il s’agit de discerner la réalité spirituelle, invisible, cachée sous les
apparences sensibles, dans les apparences sensibles. Il s’agit de savoir lire
le donné expérimental.

 

 

La foi, nous l’avons
noté déjà, peut comporter du plus et du moins, être plus ou moins grande. Elle
peut comporter aussi une
certaine part de doute et
d’angoisse. C’est le cas du père de l’enfant épileptique:

Marc, 9, 17: « Un
homme, de la foule, lui répondit: Rabbi, je t’ai amené mon fils. Il a un esprit
muet. Et partout où il s’empare de lui, il le jette à terre, et il écume, il
grince des dents et il devient raide. Et j’ai dit à tes disciples de le
chasser, et ils n’ont pas pu.

« Lui, il leur
répondit et dit: Génération sans foi, jusqu’à quand serai-je avec vous ?
Jusques à quand vous supporterai-je ? Amenez-le-moi.

« Et ils le lui
amenèrent.

« Et quand il le
vit, l’esprit l’agita aussitôt convulsivement; et tombant à terre, il se
roulait en écumant.

« Et il interrogea
son père: Combien de temps y a-t-il que cela lui est arrivé ?

« L’autre dit:
depuis son enfance. Et souvent il l’a jeté et dans le feu et dans l’eau, pour
le faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens à notre secours, ayant
pitié de nous.

« Ieschoua lui dit:
« Si tu peux ! » Tout est possible pour celui qui croit.

« Et aussitôt, en
criant, le père de l’enfant dit: Je crois. Viens au secours de mon manque de
foi ! »

 

 

Constamment, le
rabbi Ieschoua fait appel à l’intelligence, à la raison, de ceux qui
l’entourent et qui assistent aux expériences qu’il leur propose, en guérissant,
en enseignant. Ce que le rabbi demande, c’est une intelligence, une lecture,
une interprétation correcte de ce donné expérimental qu’il offre pendant le
temps de sa vie publique:

Luc, 12, 54: « Il
disait aux foules: Lorsque vous voyez un nuage qui s’élève du côté du couchant,
aussitôt vous dites: la pluie vient ! Et il en est ainsi. Et lorsque le vent du
sud-est souffle, vous dites: il va faire chaud ! Et c’est ce qui arrive.

« Hypocrites, vous
savez éprouver, discerner le sens, découvrir le sens, vous savez lire sur le
visage de la terre et du ciel, comment ne savez-vous pas discerner le sens de
la période présente du temps? Discerner les signes du temps présent ?»

L’auteur du
quatrième Évangile établit une relation constante entre les signes qu’opère le rabbi Ieschoua, les démonstrations
expérimentales signifiantes qui demandent à être interprétées, la
connaissance (gnosis), et la foi (pîstis).
Les trois termes sont liés. La foi, pistis, c’est une intelligence,
une connaissance, gnosisy qui est
fondée sur un donné expérimental lequel est
significatif, sêmeion.
Les auditeurs-apprentis de Ieschoua croient
en lui parce qu’ils ont vu les faits expérimentaux significatifs, et
qu’ils les ont compris:

Jean, 2, 11: « Voilà
le commencement des signes que fit Ieschoua, à Cana de Galilée, et il manifesta
sa gloire, et ses disciples crurent en lui. »

Jean, 2, 23: « Comme
il était à Jérusalem pendant la Pâque, pendant la fête, beaucoup crurent en son
nom, voyant ses signes qu’il faisait. »

Jean, 4, 39: « De
cette ville, beaucoup crurent en lui, parmi les Samaritains, à cause de la
parole de la femme qui témoignait: « Il m’a dit tout ce que j’ai fait. »

« Lors donc qu’ils
furent venus vers lui, les Samaritains, ils lui demandèrent de demeurer auprès d’eux. Et il resta là deux jours. Et beaucoup
plus nombreux furent ceux qui crurent à cause de sa parole à lui, et ils dirent à la femme: Ce n’est plus à cause de ce que
tu
nous as dit que nous croyons. Car nous-mêmes nous avons entendu et
nous savons que celui-ci est vraiment le sauveur du monde. »

Jean, 6, 69: « Et
nous nous avons cru et nous avons connu que toi tu es le saint de Dieu. »

Jean, 11, 45: «
Nombreux parmi les Juifs, qui étaient venus auprès de Mariam et qui avaient vu
ce qu’il avait fait, crurent en lui.
Certains d’entre eux allèrent auprès des pharisiens et leur dirent
ce
que Ieschoua avait fait. Les grands prêtres et les pharisiens réunirent donc
une assemblée, et ils disaient: Que faisons-nous ? Car cet homme fait beaucoup
de signes. Si nous le laissons ainsi, tous croiront en lui, et les Romains
viendront et ils détruiront la ville et la nation. »

La dureté du cœur,
ce qui signifie en langage biblique l’inintelligence, c’est ce que Ieschoua
reproche aux gens et aux villes qui ont vu les faits significatifs qu’il a
opérés, et qui n’ont pas su lire ou discerner leur signification. Ils n’ont pas
eu l’intelligence des signes expérimentaux effectués:

Mat. II, 20: « Alors il commença à faire des
reproches aux villes dans lesquelles
avaient été faites les plus nombreuses de ses
œuvres de puissance, parce
qu’elles n’avaient pas opéré le renouvellement du cœur:

« Malheur à toi,
Chorazeïn, malheur à toi, Bethsaïda !

« Car si à Tyr et à Sidon avaient été faites les œuvres de puissance qui ont été effectuées parmi
vous, depuis longtemps déjà dans le sac et dans la cendre elles auraient fait
repentance.

« De sorte que, je
vous le dis, pour Tyr et pour Sidon ce sera plus supportable, au jour du
jugement, que pour vous.

« Et toi, Capharnaüm,
est-ce que tu seras élevée jusqu’au ciel ? (Is. 14, 13).

« On te fera descendre jusqu’au schéol (Ézéchiel, 26, 20).

« Car si à Sodome avaient été faites les œuvres de puissance qui ont été effectuées en toi,

« elle aurait
subsisté jusqu’aujourd’hui.

«… Je vous le dis,
que pour la terre de Sodome ce sera plus supportable au jour du jugement que
pour toi. »

 

 

Les adversaires de
Ieschoua, et les sceptiques, non contents de constater
les guérisons effectuées par Ieschoua, demandent encore,
pour asseoir leur conviction, d’autres « signes
». Le rabbi Ieschoua,
nous l’avons vu, n’opère de miracles que pour
guérir, mais jamais pour jouer au thaumaturge. Il n’accepte donc pas le défi
lancé par ses adversaires. Il les renvoie au livre de Jonas:

Mat. 12, 38: « Alors
lui répondirent certains parmi les scribes et les pharisiens, en disant: Rabbi,
nous voulons voir un signe venant de toi.

« Et lui leur
répondit en disant:

« Une génération mauvaise et adultère recherche
un signe,
et un signe ne lui sera pas donné, si ce n’est le
signe de Jonas le prophète. (… )

« Les hommes de Ninive se lèveront au jour du jugement contre cette génération<![if !supportFootnotes]>[53]<![endif]> et ils la condamneront<![if !supportFootnotes]>[54]<![endif]>, parce qu’ils se sont repentis à
la proclamation de Jonas, et voici qu’il y a plus que Jonas ici.

« La reine du Midi
se lèvera au jour du jugement contre cette génération, et elle la condamnera;

« Car elle est venue
des extrémités de la terre pour entendre la sagesse de Salomon,

« et voici qu’il y a
plus que Salomon ici.  » (Cf. Luc, II, 29.)

Quel est donc ce signe de Jonas auquel le rabbi Ieschoua renvoie ses
contemporains ? Nous risquons ici une hypothèse personnelle.
Nous ne pensons pas que le signe
de Jonas soit le séjour de trois jours dans
le ventre de la baleine, qui symboliserait l’ensevelissement
précédant
la résurrection. Le livre de Jonas, nous l’avons vu dans notre précédent
travail
<![if !supportFootnotes]>[55]<![endif]>, est un petit roman, ou plutôt
un petit conte humoristique, qui vise à expliquer que le Dieu d’Israël
s’intéresse aussi aux nations païennes, et que s’il envoie un prophète à Ninive, annonçant la destruction de
Ninive, c’est justement
dans l’espoir que les habitants de Ninive vont
se convertir, en sorte que Dieu n’aura pas à détruire Ninive la grande ville.
Car Dieu ne prend pas plaisir à la mort du pécheur, mais à ce qu’il se repente
et à ce qu’il vive. A notre avis, le signe de Jonas auquel Ieschoua renvoie ses
contemporains, c’est l’annonce du royaume de Dieu aux nations païennes, et
l’entrée progressive des païens dans
l’économie du monothéisme hébreu fondé en Abraham. Cela,
les adversaires de Ieschoua vont le voir dans les années qui vont suivre la
mort du rabbi crucifié.

Le rabbi Ieschoua a
enseigné que la prière, adressée à Dieu le Créateur du ciel et de la terre,
était efficace, non par elle-même, et d’une manière magique, comme une
contrainte exercée sur Dieu, mais parce que le Dieu d’Israël consent librement
à entrer avec l’homme dans une relation telle que si l’homme lui demande
quelque chose, comme un enfant demande à son père ou à sa mère, Dieu le donne.
Évidemment, on ne peut pas dire cela du Dieu d’Aristote, ni du Dieu de Spinoza,
ni, vraisemblablement, du Dieu de Hegel. Mais, selon Ieschoua, du Dieu
d’Abraham, on peut le dire, et bien plus, on peut le vérifier dans
l’expérience. Il faut savoir insister:

Mat. 7, 7: «
Demandez, et il vous sera donné; cherchez, et vous trouverez; frappez, et il
vous sera ouvert.

« Car tout homme qui
demande, reçoit, et celui qui cherche, trouve, et à celui qui frappe il sera
ouvert.

« Quel est l’homme
parmi vous, son fils lui demande un pain, et il lui donnera une pierre ? Ou
bien il lui demande un poisson, et il lui donnera un serpent ?

« Si donc vous, qui
êtes mauvais, vous savez donner des dons qui sont bons à vos enfants, combien
plus votre père qui est dans les cieux donnera de bonnes choses à ceux qui lui
demandent. »

Luc, II, 5: « Il leur dit: Qui d’entre vous
aura un ami, et il viendra le trouver au milieu de la nuit, et s’il lui dit:
ami, prête-moi trois pains, car un de mes amis est arrivé de voyage et je n’ai
rien à lui offrir. Et l’autre lui répond de l’intérieur et lui dit: Ne m’ennuie
pas; la porte est déjà fermée, et mes enfants sont avec moi dans le lit. Je ne
peux pas me lever et te donner (ce que tu me demandes).

« Je vous le dis:
Même s’il ne se lève pas et ne lui donne pas parce que c’est son ami, à cause
de son impudence (effronterie) il se lèvera et lui donnera ce dont il a besoin.

« Et moi je vous
dis: demandez et il vous sera donné. Cherchez, et vous trouverez. Frappez, et
il vous sera ouvert. Car tout homme qui demande, reçoit, et celui qui cherche,
trouve, et à celui qui frappe, il sera ouvert. Quel est celui d’entre vous dont
le fils demandera à son père un poisson, et qui, à la place du poisson, lui un
serpent ? Ou s’il demande un œuf, lui donnera un scorpion ?

« Si donc vous, qui
êtes mauvais, vous savez donner des dons qui sont bons à vos enfants, combien
plus le père du ciel donnera l’esprit saint à ceux qui lui demandent. »

Luc, 18, 2: « Il y
avait, dans une ville, un juge qui ne craignait pas Dieu et ne se préoccupait
de personne.

« Il y avait aussi
dans cette ville une veuve, et elle venait à lui en disant: Fais-moi justice de
mon adversaire !

« Mais lui ne
voulait pas, pendant longtemps. Mais après cela, il se dit en lui-même: Même si je ne crains pas Dieu, et si je ne me soucie
de personne, cependant, parce que cette veuve me *’ casse les pieds » (m’assomme), je vais lui rendre
justice, afin qu’elle ne
vienne plus m’assommer à la fin. »

« Le seigneur dit:
Écoutez ce que dit le juge injuste ! Et Dieu, est-ce qu’il ne ferait pas justice
à ses élus qui crient vers lui le jour et la nuit ? (…)

« Mais le fils de
l’homme, lorsqu’il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? »

Jean, 16, 23: « Vrai, vrai je vous le dis, ce que vous demanderez au père, il vous le donnera, en
mon nom.

« Jusqu’à présent,
vous n’avez rien demandé en mon nom. Demandez, et vous recevrez, afin que votre
joie soit pleine. »

On voit que nous
sommes loin des théologies grecques, des dieux de l’olympe et des doctrines de
la fatalité ou du destin. Le rabbi Ieschoua enseigne, à la suite de toute la
tradition hébraïque, Torah et prophètes, un Dieu vivant qui est
quelqu’un (et non la Nature…), quelqu’un de personnel à qui on peut
s’adresser, à qui on peut parler, à qui on peut demander quelque chose. Ce
n’est pas le Dieu de Spinoza. La création
est entre les mains du Créateur
non
pas quelque chose de fixe et de figé, de pétrifié, mais quelque chose d’assez
souple pour qu’il puisse y opérer librement. L’« ordre
établi » ne lui
fait pas obstacle. Il est le créateur de l’ordre établi, et il en fait ce qu’il
veut. Il peut en faire un autre si cela lui plaît, sans « violer » le précédent, simplement en le modifiant du dedans. C’est cela que Spinoza ne pouvait pas admettre.
C’est pourquoi il
n’admet pas plus la possibilité de la prière que celle
du miracle, toujours au nom d’une certaine conception figée de l’ordre établi.

A l’origine de
l’être que nous voyons et que nous expérimentons, le monde et tout ce qu’il
contient, il y a, non pas le chaos comme le professaient les religions de
l’Égypte, de Babylone et de Canaan, ni une « Nature » anonyme, mais un être
personnel avec lequel il est possible d’entrer en relation de dialogue. La
doctrine de la prière enseignée par le rabbi Ieschoua présuppose une certaine
ontologie. On peut la discuter. On peut aussi la vérifier. Mais on ne peut nier
qu’elle n’existe. Selon le rabbi Ieschoua comme selon toute la tradition
hébraïque, un être personnel est premier. Nous voyons le monde se
développer et croître en allant d’une matière relativement simple et non
informée, à une matière informée, organisée d’une manière de plus en plus
complexe et riche, jusqu’à l’apparition d’êtres personnels capables de pensée. La question est: de savoir si cet ensemble
évolutif est pensable seul,
si le personnel peut surgir de
l’impersonnel, la pensée de la non-pensée, la vie de l’absence de vie,
l’information du chaos, et la matière de rien
<![if !supportFootnotes]>[56]<![endif]>.

 

XX. L’ATTENTE ET LA VEILLE

 

 

Le rabbi Ieschoua,
comme les anciens prophètes d’Israël, a enseigné que la création, inachevée,
était en train de se continuer. Mais elle va vers un terme, vers un achèvement.
Elle n’est pas un processus indéfini. Les disciples de Ieschoua sont tendus,
eux-mêmes, vers ce terme de maturation, vers cet achèvement de la création.
Ieschoua enseigne le devoir de vigilance, le devoir de veiller, pour attendre
activement cette heure de l’achèvement, lorsque le rabbi se manifestera de
nouveau à l’humanité, au terme de son histoire:

Luc, 12, 35: « Que
vos reins soient ceints, et vos lampes allumées. Et vous, soyez semblables à
des hommes qui attendent leur maître: Quand
reviendra-t-il des noces ? — afin que, lorsqu’il,
viendra et lorsqu’il
frappera, aussitôt ils lui ouvrent.

« Heureux ces
serviteurs-là, que le maître, lorsqu’il viendra, trouvera veillant !

« Vrai, je vous le
dis: Il se ceindra, il les fera mettre à table et, s’avançant, il les servira.

« Et si c’est à la
deuxième, et si c’est à la troisième veille qu’il vient, et s’il les trouve
ainsi, — heureux sont-ils !

« Connaissez ceci:
Si le maître de maison savait à quelle heure vient le voleur, il ne laisserait
pas percer sa maison.

« Vous aussi devenez prêts, car vous ne savez pas à quelle heure le fils de l’homme vient. »

Mat. 25, I: « Alors le royaume des cieux sera semblable à dix jeunes filles qui prirent leurs
lampes et sortirent à la rencontre du jeune marié.

« Cinq d’entre elles
étaient folles, et cinq étaient intelligentes et
sages.
« Car les folles prirent les
lampes, mais ne prirent pas avec elles
l’huile. Les sages prirent
l’huile dans les vases avec leurs lampes.

« Comme le marié
tardait, elles laissèrent tomber la tête, s’assoupirent toutes et se couchèrent
pour dormir.

« Au milieu de la
nuit, un cri: Voici le marié ! Sortez à sa rencontre !

« Alors toutes ces
jeunes filles se levèrent et elles arrangèrent leurs lampes.

« Les folles dirent
aux sages: donnez-nous de votre huile, parce que nos lampes s’éteignent.

« Mais les sages
répondirent en disant: Pas question ! Il n’y en aurait pas assez pour nous et
pour vous. Allez plutôt chez les marchands, et achetez pour vous.

« Pendant qu’elles
étaient parties pour acheter (de l’huile), vint le marié, et celles qui étaient
prêtes entrèrent avec lui dans la salle de noces, et la porte fut fermée.

« Plus tard arrivent
aussi les autres jeunes filles, et elles disent: Seigneur, Seigneur, ouvre-nous
!

« Mais lui répondit
en disant: Vrai, je vous le dis, je ne vous connais pas.

« Veillez donc, car
vous ne connaissez pas le jour ni l’heure. »

Luc, 21, 34: «
Prenez garde à vous-mêmes, de peur que vos cœurs ne s’appesantissent dans la
lourdeur de tête produite par l’ivresse et l’excès de boisson, dans les soucis
de l’existence, et que ce jour ne tombe sur vous d’une manière soudaine,
brusquement, à l’improviste, comme un piège…

« Veillez,… priant
en tout temps, afin que vous ayez la force… de vous tenir debout devant la
face du fils de l’homme. »

 

 

La chronologie même
de cette durée de l’histoire qui reste à vivre et à faire avant que la création
ne s’achève, elle n’est pas, selon le rabbi, prévisible, calculable à l’avance.
C’est une durée de création. Il n’est pas possible d’établir un plan
chronologique antérieur ni de mesurer les temps. Bergson aurait été heureux de
lire ces affirmations du rabbi Ieschoua sur la durée à faire, car lui, Bergson,
a toujours enseigné que la durée réelle représente une création géniale
d’imprévisible nouveauté. Par définition, on ne peut la chronométrer avant
qu’elle ne soit effectuée. On
peut discerner l’orientation,
mais non mesurer la durée de la vie qui n’a pas encore inventé ce qu’elle va
inventer et qui va déjouer toutes les prévisions:

Mat. 24, 36: « Au
sujet de ce jour et de cette heure, personne ne sait, ni les anges des cieux,
ni le fils, si ce n’est le père seul.

« Comme les jours de
Noé, ainsi sera l’arrivée du fils de l’homme.

« Car, comme ils étaient en ces jours qui étaient avant le déluge, mangeant et buvant, épousant et
donnant en mariage, jusqu’au jour où Noé entra dans l’arche, et ils ne
connurent pas jusqu’à ce que vînt le déluge
et il les emporta tous — ainsi sera aussi l’arrivée
du fils de l’homme.
(… )

« Veillez donc,
parce que vous ne savez pas quel jour votre seigneur vient. »

Marc, 13, 32: « Au
sujet de ce jour ou de cette heure, personne ne sait, ni les anges dans le
ciel, ni le fils, — si ce n’est le père.

« Voyez, veillez. Car vous ne savez pas quand sera le temps (le moment).

« Comme un homme
parti en voyage a laissé sa maison et a donné à ses serviteurs le pouvoir, à
chacun son ouvrage, et au portier il a recommandé de veiller.

« Veillez donc. Car vous ne savez pas quand le maître de maison vient: ou bien tard, ou bien au
milieu de la nuit, ou bien au chant du coq, ou bien le matin. — Afin que,
venant, d’un seul coup, tout d’un coup, il ne vous trouve pas endormis.

« Ce que je vous dis
à vous, je le dis à tous: Veillez ! »

 

 

C’est donc une
théorie du temps que le rabbi Ieschoua, à la suite des prophètes d’Israël,
propose. Dans une vision orphique et pythagoricienne du monde, on le sait,
l’âme divine, par nature et par origine,
est tombée dans ce monde mauvais, exilée dans ces
corps qui la souillent
et l’emprisonnent. Il faut délivrer les âmes prisonnières
de ces tombes dans lesquelles elles sont aliénées. Le
salut consiste,
pour l’orphique, comme plus tard pour le gnostique, à retourner à notre
condition antérieure, supposée divine.

Dans les systèmes
gnostiques, nous avons la même structure
du temps, liée à la vision
globale du monde. L’âme est d’origine divine. Elle est tombée dans un monde
mauvais. Elle doit retourner à sa condition antérieure. Le processus est
cyclique. Le terme sera ce qu’était le commencement. C’est le grand serpent qui
se mord la queue.

La structure
psychologique de l’initié aux mystères de l’orphisme, comme du gnostique, se
caractérise par le désir du retour, la nostalgie.

Au contraire, la
vision hébraïque du monde, apportée par les prophètes d’Israël et finalement
par Ieschoua, est tout entière tendue vers l’avenir. La plénitude, le plêrôma,
n’est pas en arrière de nous, dans le passé. Il est en avant, dans
l’avenir. La création, au commencement, n’était pas achevée. Elle n’est pas
encore achevée. Elle ne le sera que plus tard, au terme de ce processus
douloureux dans lequel une liberté créée coopère — ou bien s’oppose— à l’acte
créateur progressif. Il ne s’agit aucunement de retourner en arrière, au «
paradis terrestre ». Les prophètes n’en font jamais mention. Il s’agit de
travailler activement à un achèvement qui est devant nous, dans l’avenir. Du
point de vue psychologique, on voit la différence d’avec la doctrine gnostique,
et les conséquences impliquées dans cette différence.

Contrairement au
platonisme et au néoplatonisme, qui comportent comme l’orphisme et la gnose une
structure de retour et de nostalgie, le christianisme enseigné par le rabbi
Ieschoua est essentiellement prospectif, et non rétrospectif. Ieschoua commande
de ne pas regarder en arrière:

Luc, 9, 61: « Un
autre lui dit: Je te suivrai, Seigneur, mais d’abord permets-moi de prendre
congé de ceux qui sont dans ma maison.

« Ieschoua lui dit:
Personne, qui a mis la main à la charrue, et qui regarde en arrière, n’est
propre au royaume de Dieu. »

Mat. 8, 21: « Un
autre de ses disciples lui dit: Seigneur, permets-moi d’abord d’aller et
d’enterrer mon père. Ieschoua lui dit: Suis-moi, et laisse les morts enterrer
leurs morts. »

Luc, 9, 59: « Il dit
à un autre: Suis-moi. Et cet autre dit: Permets-moi d’abord d’aller ensevelir
mon père. Ieschoua lui dit: Laisse les morts enterrer leurs morts. »

C’est seulement dans
cette perspective dynamique d’une attente

active de
l’achèvement de l’histoire et de la création, que peut se comprendre la
signification de l’ascèse proprement chrétienne.

Dans d’autres
philosophies, dans d’autres visions du monde, la
pratique de l’ascèse repose sur l’idée que la matière est mauvaise,
ou que
le corps est mauvais, ou que la sexualité est mauvaise. Il faut séparer l’âme
du corps, pour la libérer de cette souillure et lui permettre de retrouver sa
condition originelle.

Dans le cas du
christianisme orthodoxe, comme du judaïsme orthodoxe, rien de tel. La matière
est bonne. L’ordre corporel, biologique,
est excellent. L’ascèse ne repose pas sur une mauvaise
conscience
concernant l’ordre de la nature. La pratique de l’ascèse se fonde sur une
vision de l’histoire qui est orientée d’une manière active vers un avenir
auquel il faut travailler de la manière la plus créatrice possible. L’ascèse
évangélique, c’est la plénitude du travail accordé à la création en train de se
faire. Elle ne peut être bien comprise que si l’on s’adresse aux athlètes, qui se
privent en effet de certaines nourritures et de certains agréments, pour
parvenir au but qu’ils se sont assignés. Elle a une signification éminemment
positive et créatrice. Elle est condition de création. Tout créateur pratique
d’ailleurs une ascèse. C’est ainsi que l’a
comprise Schaoul-Paul, le disciple de Ieschoua: « Ne savez-
vous pas que
ceux qui courent sur le Stade, tous courent, mais un seul remporte le prix…
Quiconque veut lutter, s’abstient de tout… »
(I Cor. 9, 24). «Ce n’est pas que
j’aie déjà saisi le prix, ou que j’aie déjà atteint la perfection; mais je
poursuis ma course pour tâcher de le saisir… Oubliant ce qui est derrière
moi, et me portant de tout moi-même vers ce qui est en avant, je cours droit au
but, pour remporter le prix auquel Dieu m’a appelé… » (Phil. 3, 12).

On le voit, cela n’a
aucun rapport avec le manichéisme ni avec le catharisme.

 

XXI. LA COMMUNICATION AUX DISCIPLES DES POUVOIRS D’ENSEIGNEMENT ET DE
GUÉRISON

 

 

Le rabbi Ieschoua, a
communiqué à ses apprentis le pouvoir de communiquer à leur tour l’information
dont il est lui-même la source première, le pouvoir d’enseigner, — et le
pouvoir de guérir.

Nous avons essayé,
dans notre précédent travail, de réfléchir un peu sur les questions que pose la
communication d’un enseignement, d’une information, qui vient de Dieu. C’est
cela que l’on appelle « la révélation ». Nous avons vu que, pour communiquer
aux hommes un enseignement, une information, le Dieu d’Israël choisit, crée, pré
adapte à cette fonction, des hommes, qui sont les prophètes d’Israël, chargés
de communiquer au peuple un enseignement qui vient de Dieu.

Nous avons vu que,
dans ce processus par lequel ils communiquent aux hommes de leur peuple un
enseignement qui vient de Dieu, les prophètes d’Israël ne, sont pas des
intermédiaires purement passifs. Ils sont au contraire actifs et coopérants.
Ils pensent, ils parlent, ils agissent, ils enseignent, avec toute leur
intelligence, leur personnalité, leur caractère, leur tempérament, leur énergie
propre. Ils ne sont pas de simples canaux, ou des tubes, par lesquels la
révélation s’écoulerait. Ils n’ont pas seulement un rôle de transmission. Ils
ne sont pas non plus seulement des secrétaires. La bibliothèque constituée par
les livres qui contiennent leurs oracles est pleinement humaine. Mais cela ne
l’empêche pas d’être aussi pleinement inspirée et informée par Dieu même. Il
faut distinguer dans cette bibliothèque une dualité de natures.

Dans le cas présent,
avec Ieschoua qui communique, à ces hommes qui ont appris de lui, le pouvoir de
communiquer à leur tour l’enseignement reçu, nous sommes en présence du même
phénomène, avec cette différence qu’ici la source première de l’information,
c’est Ieschoua lui-même. Dès le début de son enseignement, les gens ont
remarqué qu’il n’enseignait pas comme les scribes et les théologiens qui
s’appuient sur les Écritures saintes du passé, il enseignait de lui-même:

Mat. 7, 28: « Les foules étaient frappées à l’extrême par son enseignement. Car il était les
enseignant comme ayant autorité et non pas comme leurs scribes. » (Cf. Marc, I,
22.)

Dans la
communication au monde de l’enseignement qui vient du rabbi, ceux qui avaient appris du rabbi et qui avaient été envoyés par
lui, ne sont pas non plus passifs. Ceux qui ont reçu l’enseignement l’ont
repensé, et exprimé, comme il est normal, chacun à sa façon, selon sa
psychologie, selon ses préoccupations, selon sa culture, selon les
circonstances historiques. Ainsi s’expliquent les
différences entre les trois recensions de l’existence et de l’ensei
gnement
de Ieschoua, constituées par les trois évangiles dits « synoptiques ». En ce
qui concerne le quatrième Évangile, les choses sont plus difficiles, car il
faut admettre que l’auteur du quatrième Évangile a fait état d’un enseignement
de Ieschoua dont souvent nous ne trouvons pas trace dans les synoptiques.

Nous avons vu, au
début de ce travail, quelles relations et quelles analogies existent entre le
pouvoir de communiquer une information qui
est un enseignement, une science, — et le pouvoir de guérir, c’est-à-dire de
ré-informer des organismes qui ont perdu
pour telle ou telle fonction
l’information biologique normale, Ieschoua communique à ses apprentis les deux
pouvoirs, celui d’enseigner la doctrine qui vient de lui, et celui de guérir:

Mat. 9, 36: « Voyant
les foules, ses entrailles furent remuées par
la pitié pour elles, car tous ces gens étaient écorchés, et gisants
comme
des brebis qui n’ont pas de berger.

« Alors il dit à ses
disciples: La moisson est abondante, mais les ouvriers sont peu nombreux. Priez
donc le maître de la moisson qu’il envoie des ouvriers dans sa moisson.

« Il appela les
douze qui apprenaient de lui et il leur donna pouvoir sur les esprits impurs
pour les chasser, et pour guérir toute maladie et toute infirmité.

« Des douze Envoyés,
voici les noms: le premier, Simon, appelé
Pierre (Kêphâ), et André son frère, Jacob le fils de Zébédée
et
Jean son frère, Philippe et Barthélémy, Thomas et Matthieu
le percepteur, Jacob le fils d’Alphée et Thaddée, Simon le Zélote, Judas
Iscariote, celui qui le livra.

« Voilà les douze
que Ieschoua envoya… »

Le rabbi Ieschoua
enseigne comment il faut s’y prendre pour communiquer l’information dont il est
lui-même la source, ce qu’il faut faire et ce qu’il ne faut pas faire:

Marc, 6, 7: « Il appelle
les douze, et il commença à les envoyer deux par deux, et il leur donna
puissance sur les esprits impurs, et il leur recommanda de ne rien prendre pour
la route, si ce n’est seulement un bâton: pas de pain, pas de besace, pas de
monnaie dans la ceinture, mais chaussés de sandales, et ne mettez pas deux
tuniques… » (Cf. Luc, 9, 1.)

Mat. 10, 5: «… Ces
douze-là Ieschoua les envoya, après leur avoir donné ses instructions en
disant:

« Dans la route qui
conduit vers les nations païennes, n’allez pas

« et dans la ville
des samaritains n’entrez pas.

« Allez plutôt vers
les brebis perdues de la maison d’Israël.

« En cheminant, en
route, proclamez en disant: » Il s’est approché, le royaume des cieux ! »

« Les malades,
guérissez-les. Les morts, faites-les lever. Les lépreux, purifiez-les. Les
démons, chassez-les !

« Gratuitement,
comme un don, vous avez reçu. Donnez gratuitement.

« Ne faites pas
acquisition d’or, ni d’argent, ni de monnaie de cuivre pour mettre dans vos
ceintures,

« ni besace, pour la
route, ni deux tuniques, ni chaussures, ni bâton.

« Car l’ouvrier est
digne de recevoir sa nourriture.

« Lorsque vous
entrez dans une ville ou dans un village, recherchez, examinez, qui est digne
en cet endroit. Restez-y jusqu’à votre départ.

« Lorsque vous entrez
dans la maison, saluez-la. Si la maison est digne, que votre paix vienne sur
elle. Si elle n’est pas digne, que votre paix revienne sur vous.

« Et celui qui ne
vous recevra pas et qui n’écoutera pas vos paroles — vous sortez de cette
maison ou de cette ville, et vous secouez la poussière de vos pieds. Vraiment,
je vous le dis, ce sera
plus tolérable pour la terre de
Sodome et de Gomorrhe au jour de jugement, que pour cette ville-là.

« Voici, moi je vous
envoie comme des brebis au milieu des loups. Soyez donc prudents comme les
serpents et innocents comme les colombes. » (Cf. Marc, 6, 7; Luc, 9, I.)

Le rabbi Ieschoua,
nous l’avons vu, a fait savoir à ses apprentis, qui sont maintenant chargés de
communiquer l’enseignement qui vient de lui, qu’ils rencontreront une
résistance violente, qu’ils seront persécutés à cause de cet enseignement
qu’ils vont essayer de communiquer. Exactement comme Dieu aux prophètes
anciens, par exemple à Jérémie, Ieschoua, ici, recommande à ses apprentis
envoyés de ne pas avoir peur de ceux qui vont s’opposer à eux violemment: Mat.
10, 24: « Celui qui apprend n’est pas au-dessus de celui qui lui donne
l’enseignement, ni le serviteur au-dessus de son maître.

« Il suffit pour
celui qui apprend qu’il devienne comme son enseigneur, et le serviteur comme
son maître.

« Si le maître de
maison, ils l’ont appelé Béelzeboul, combien plus ceux de sa maison ! « Ne les
craignez donc pas.

« Car il n’y a rien
de caché qui ne doive être découvert, « rien de secret qui ne doive être connu.

« Ce que je vous dis
dans l’obscurité, dites-le dans la lumière. « Et ce que vous entendez chuchoter
à l’oreille, proclamez-le sur les terrasses.

« Et n’ayez pas peur
de ceux qui tuent le corps, mais qui ne peuvent pas tuer l’âme.

« Craignez plutôt
celui qui peut perdre et l’âme et le corps dans la géhenne.

« Est-ce que deux
passereaux ne se vendent pas pour un as ?

« Et l’un d’entre
eux ne tombe pas à terre sans (la volonté) de votre père. Et de vous, même les
cheveux de votre tête sont tous comptés.

« Ne craignez donc
pas. Vous valez plus que beaucoup de passereaux.

« Tout homme donc
qui me reconnaîtra à la face des hommes je le reconnaîtrai moi aussi devant la
face de mon père qui est dans les deux.

« Celui qui me
reniera devant les hommes, moi aussi je le renierai devant mon père qui est
dans les cieux. »

 

 

Celui qui reçoit
l’information, l’enseignement, et qui le communique, n’est pas plus grand que
celui qui est la source de l’information. Celui-là est plus grand. Il est
l’origine de la science. Ieschoua critique les professeurs de théologie (cela
est valable pour les autres aussi…) qui se font appeler « maîtres ». En fait,
ils ne sont pas source de l’information qu’ils communiquent. Donc personne
ici-bas ne doit être appelé « maître », rabbi. Unique est le rabbi, c’est
celui qui est la source:

Mat. 23, 6: «… Ils
aiment la première place dans les repas, et les premiers sièges dans les
synagogues, et les salutations sur les places publiques. Ils aiment être
appelés par les hommes: Rabbi, « Maître ».

« Vous, ne vous
faites pas appeler Rabbi, Maître, car un seul est votre maître, et tous
vous êtes frères.

« Et du nom de «
père » n’appelez personne
d‘entre v